15.1. L'accident

Au nord de l'Ukraine et proche de la Biélorussie, le site de la centrale est situé sur les bords de la rivière Pripyat non loin d'une ville du même nom, à 14 km de la ville de Tchernobyl, et à un peu plus de 100 km au nord de l'agglomération de Kiev (2 500 000 habitants). La centrale de Tchernobyl comporte quatre réacteurs de 1000 MWe, un cinquième est en construction.

Ces réacteurs appartiennent à la filière RBMK - à tubes de force, uranium et graphite - développée en Union soviétique depuis les années cinquante. Le premier réacteur de cette filière, celui d'Obninsk (6 MWe) a divergé en mai 1954 et a été la première centrale nucléaire au monde à produire de l'électricité. Il a été suivi en 1964 et 1967 par les deux réacteurs de Beloyarsk (100 et 200 MWe) qui produisent de la vapeur surchauffée. Quatorze RBMK 1000 MWe sont entrés en service à partir de 1973, quatre à Leningrad, quatre à Kursk, quatre à Tchernobyl et deux à Smolensk. Le premier réacteur de la génération suivante, d'une puissance de 1500 MWe, a été construit à Ignalinsk et a démarré en mai 1985. A côté des réacteurs RBMK qui représentent près de la moitié de la puissance installée, des réacteurs de la filière VVER semblables aux PWR occidentaux assurent l'autre moitié de la production d'électricité d'origine nucléaire. Grosso modo, les réacteurs de la filière RBMK 1000 MWe comportent un cœur en graphite de 12 m de diamètre et de 8 m de hauteur (1700 tonnes), traversé verticalement par 1681 tubes dits «tubes de force» qui contiennent les éléments combustibles sous forme d'oxyde d'uranium enrichi à 2% (190 tonnes). 211 barres de contrôle en carbure de bore ainsi que des moyens de contrôle sont répartis dans d'autres tubes de force. L'eau qui assure le refroidissement parcoure les tubes de force de bas en haut et se vaporise partiellement vers le haut des tubes. La vapeur est séparée du liquide dans des cylindres collecteurs et elle est directement envoyée sur les turbines tandis que l'eau est reprise par des pompes.

Sur le plan de la sûreté, le réacteur est dimensionné pour faire face à un accident de perte de réfrigérant : certaines brèches sont postulées sur des tuyauteries ou des collecteurs à l'exception des plus grosses capacités, et elles permettent de définir les caractéristiques du circuit de refroidissement de secours. L'accident de dimensionnement est la rupture d'un collecteur de 900 mm de diamètre, cumulée avec la perte des alimentations électriques externes, sur la base du critère de défaillance unique, dans le même esprit que pour les réacteurs à eau sous pression occidentaux. 888 Par contre, le cœur n'étant pas composé d'une cuve unique mais de près de 1700 tubes de forces indépendants, le principe du confinement est différent : il est assuré par plusieurs compartiments étanches, dont chacun doit pouvoir résister à la pression qui serait engendrée par une brèche. Les concepteurs russes étaient particulièrement fiers de ce système, et estimaient que l'existence de plus de 1000 circuits primaires individuels augmentait la sûreté du réacteur et qu'un accident grave par perte de réfrigérant primaire était pratiquement impossible, comme le déclarait l'un des experts soviétiques en 1983 889 . L'avantage de ce système réside à leurs yeux dans l'absence de cuve sous pression et l'absence de générateur de vapeur qui sont les parties sensibles des PWR. La conception de ces réacteurs permet le renouvellement du combustible de manière continue ce qui confère une grande souplesse du cycle du combustible, et la possibilité de régler le débit de refroidissement canal par canal et de contrôler pour chacun d'eux à la fois l'aspect thermique et l'intégrité des gaines du combustible 890 .

Ceci étant, les concepteurs russes étaient également conscients de certains inconvénients de leur système qu'il est nécessaire d'expliciter brièvement étant donné leur rôle dans le déroulement de l'accident. L'un des principes de base de la sécurité des réacteurs nucléaires envisagé dès le tout début des travaux sur l'énergie atomique reposait sur des phénomènes physiques intrinsèques devant assurer la stabilité de la réaction en chaîne grâce à la négativité de certains coefficients 891 . Or un inconvénient des réacteurs RBMK est de présenter un coefficient de vide positif. Du fait des quantités respectives de combustible et de graphite et de leurs dispositions, le ralentissement des neutrons est essentiellement assuré par le graphite. L'eau de refroidissement n'ayant plus à jouer de rôle de modération se contente d'absorber les neutrons du cœur. Avec l'augmentation de sa température, sa densité diminue et elle absorbe moins de neutrons, et ceci est d'autant plus vrai si elle est vaporisée : quand la température augmente, la proportion des neutrons disponibles pour la fission augmente donc et provoque l'augmentation de la puissance du réacteur, augmentant l'échauffement et l'évaporation et ainsi de suite. Le coefficient de vide (avec la vaporisation de l'eau un vide se crée) est donc positif, ce qui rend le système particulièrement instable pour certaines plages de température. Ce coefficient de vide est d'autant plus positif que les grappes de contrôle sont retirées du cœur. D'autres phénomènes interviennent cependant comme le coefficient de température du combustible qui est lui négatif, et dont la valeur augmente avec la température ce qui vient contrebalancer le phénomène précédent. La stabilité du cœur est fonction du coefficient global de puissance qui est la somme de ces deux effets. Ce coefficient global de puissance est négatif pour les puissances élevées mais il s'avère positif pour les puissances inférieures à 700 MW thermiques. C'est pourquoi les ingénieurs russes avaient donné aux opérateurs la consigne de ne pas fonctionner de façon continue au-dessous de 700 MWth 892 et de maintenir l'équivalent de 30 barres de commande insérées dans le cœur en fonctionnement normal. D'autres facteurs contribuaient également à l'instabilité neutronique du réacteur : étant donné sa grande taille, le cœur était sujet à des oscillations de puissance dues à l'effet xénon très difficiles à mesurer et à maîtriser.

Nous n'entrerons pas dans le détail du déroulement de l'accident. Des récits très complets ont déjà été rédigés qui s'inspirent de la description rendue publique par les soviétiques à la fin du mois d'août 1986 893 . Si l'on doit résumer très succinctement les circonstances de l'accident, il faut dire que c'est au cours d'un essai effectué au mépris de toutes les règles de sécurité que le réacteur va être placé dans des conditions telles, qu'étant donné les problèmes de conception mentionnés plus haut, il va exploser et rejeter dans l'atmosphère des quantités considérables de produits radioactifs.

Tout démarre avec un essai de sûreté prévu sur la tranche n°4 avant son arrêt pour entretien. L'objectif de l'essai est de démontrer la possibilité d'alimentation électrique du système de refroidissement de secours par l'un des turbo-alternateurs en cas de perte des sources externes alimentées par le réseau et avant le démarrage des diesels de secours. Deux essais avaient été effectués précédemment en 1982 et 1984 mais n'avaient pas été concluants car la tension fournie par l'inertie du turbo-alternateur chutait trop rapidement . Des modifications avaient été effectuées sur l'alternateur afin de maintenir le plus longtemps possible les 6000 volts nécessaires. Le nouvel essai devant être effectué dans une plage de puissance de 700 à 1000 MWth (1/4 de sa puissance nominale), les opérateurs abaissent la puissance du réacteur dans la nuit du 25 avril (1h du matin). A 13 h 05, la puissance atteint 1600 MWth, un premier turbo-alternateur est découplé, l'alimentation pour les besoins propres du réacteur est connectée au deuxième turbo-alternateur. A 14 h, le système de refroidissement de secours est isolé, suivant en cela un programme d'essai mal conçu par une équipe de spécialistes en électrotechnique mais peu au fait des problèmes spécifiques de sûreté, et en violation des règles de sûreté. Peu de temps après, le déroulement normal des opérations est interrompu par une demande d'électricité du dispatching pour alimenter la ville de Kiev. La réduction de la puissance n'est reprise qu'à 23 h 10. Il est 0h28 le 26 avril quand le basculement du système de régulation automatique de puissance au système manuel s'effectue mal : cela provoque la perte du contrôle automatique et l'effondrement de la puissance à 30 MWth. Pendant une demi-heure l'opérateur va avoir les plus grandes difficultés à faire remonter et à stabiliser la puissance à 200 MWth, ce qu'il parvient à faire en remontant manuellement beaucoup de barres. Si la puissance semble stabilisée à 1h du matin, on se trouve dans une gamme de puissance très inférieure aux 700 MWth prévus et dans laquelle le réacteur est très difficile à contrôler, d'autant plus que moins de trente barres sont insérées dans le cœur. Conformément au programme de l'essai, deux pompes de circulation sont mises en service à 1h03 et 1h07, ce qui provoque une très forte augmentation du débit d'eau dans le cœur, réduit la formation de vapeur et fait chuter la pression. La température de l'eau et la pression de la vapeur sont difficiles à maintenir dans les conditions prévues et on franchit les seuils d'alarme. Afin de mener l'essai jusqu'au bout (selon la première version donnée par les soviétiques tendant à rendre l'opérateur unique responsable, en fait, conformément au programme d'essai), l'opérateur bloque les signaux d'arrêt d'urgence liés à ces paramètres. A 1h22, alors qu'il n'y a plus que l'équivalent de 6 à 8 barres insérées dans le cœur et alors que la réglementation prévoit l'arrêt immédiat du réacteur si la marge est inférieure à 15 barres, les opérateurs décident malgré tout de faire l'essai. Et afin de pouvoir répéter l'essai si nécessaire, ils décident de bloquer le signal d'arrêt d'urgence du réacteur lié à l'arrêt du deuxième groupe turbo-alternateur. «Ceci est une violation très grave : en effet, même dans les conditions très particulières où se trouvait le réacteur, il aurait été arrêté de façon sûre dès l'engagement de l'essai» relate François Cogné. 894 A 1h23, l'essai démarre : les vannes d'admission de la vapeur à la turbine sont fermées, sans que le réacteur soit arrêté (afin de pouvoir relancer éventuellement le turbo-alternateur une deuxième fois). Les pompes de circulation alimentées par le groupe turbo-alternateur ralentissent, le débit diminue dans le cœur. Ceci entraîne une augmentation rapide de la température de l'eau, qui se vaporise, augmentant la puissance par l'effet de vide. Cette augmentation de puissance accroît à son tour le volume de vapeur, et ainsi de suite.

A 1h23 et 40 secondes, le chef opérateur donne l'ordre d'insertion rapide des barres mais il est trop tard : le mécanisme qui entraîne les barres est trop lent, et en plus, on l'apprendra plus tard, l'insertion des premiers centimètres des barres, au lieu de ralentir l'augmentation de la réactivité l'accroît dans un premier temps. Quand, trois secondes plus tard, les opérateurs décident de laisser tomber les barres par gravité, les tubes de force sont déformés. A 1h23mn et 44s se produit une excursion de puissance, c'est-à-dire une augmentation très rapide de la réactivité, qui provoque une première explosion qui pulvérise le combustible. Des calculs montreront par la suite que la puissance instantanée du réacteur aurait atteint 100 fois sa valeur nominale en quatre secondes. C'est certainement suite à la première explosion que la dalle de 2 000 tonnes située au dessus du réacteur est soulevée, entraînant la rupture des canaux non encore détruits, de certaines tuyauteries et des barres de contrôle. Une deuxième explosion se produit 2 à 5 secondes plus tard, dont l'origine reste incertaine, peut-être une seconde excursion de puissance, une déflagration de l'hydrogène par réaction de l'eau avec le zirconium des gaines et des tubes de force mélangé à l'air. Cette deuxième explosion finit de détruire les structures du haut du bâtiment réacteur. Selon un spécialiste, prenant le contre-pied de ce qui sera affirmé par la suite par les experts occidentaux qui mettront en avant l'impossibilité d'une telle catastrophe sur les réacteurs PWR du fait de l'existence de l'enceinte de confinement sur ce type de réacteur, «aucune enceinte de confinement de conception normale n'aurait résisté à de telles explosions.» 895

C'est seulement à 5 heures que les pompiers de Tchernobyl et de Prypiat intervenus promptement parviennent à maîtriser les nombreux foyers d'incendie qui se sont déclenchés : 28 d'entre eux mourront dans les jours qui suivent du fait de leur exposition aux radiations (203 sauveteurs très irradiés ont reçu des doses supérieures à 100 rads), s'ajoutant aux décès de deux opérateurs, l'un présent dans le hall du bâtiment réacteur au moment de l'explosion, l'autre grièvement brûlé. Afin d'arrêter l'incendie des 1700 tonnes de graphite et de recouvrir le réacteur, une flotte d'hélicoptères va déverser quelques 5000 tonnes de matériaux (dolomite, argile, plomb, sable, carbure de bore) entre le 28 avril et le 10 mai. De crainte que le cœur non complètement éteint atteigne les soubassements du réacteur, de l'azote sous pression est envoyé sous le réacteur à partir du 5 mai pour le refroidir, tandis qu'un échangeur de chaleur est installé. A partir du 7 mai, démarre la construction du sarcophage, constitué de 300 000 tonnes de ciment et 600 tonnes d'acier. Elle s'étalera sur sept mois.

Le rejet de radioactivité a été considérable : la quasi totalité des gaz rares sont allés à l'atmosphère, soit 200 Millions de Curie (MCi), 50 à 60 % de l'iode 131 (40 à 50 MCi), 20 à 40 % du césium 137 (2 MCi), 3 à 6 % des autres produits de fission, actinides contenus dans le cœur (0,2 MCi). 896 Le tiers de ces rejets s'est produit le premier jour de l'accident. Les 45 000 personnes que compte la ville de Pripyat, distante de 3,5 km de Tchernobyl, ont été évacuées par autobus le 27 à partir de 14 heures. Les habitants se trouvant dans un rayon de 30 km de rayon autour de la centrale, 90 000 personnes, confinées chez elles depuis le 28 avril, ont été évacuées par la suite. Outre ces 135 000 personnes directement exposées, près de 600 000 «liquidateurs» ayant participé aux opérations d'assainissement dans la zone de 30 km de rayon autour du réacteur ont reçu des doses dont l'évaluation est incertaine. Mais compte tenu de la direction des vents et les conditions météorologiques, il s'avère que la région de Gomel en Bélarus, une centaine de kilomètres au nord-est de Tchernobyl, a été particulièrement contaminée par le césium 137 (les niveaux de dépôts sont supérieurs à 555kBq/m2), de même que les régions de Bryansk-Kaluga-Tula-Orel, à 500 km. Près de 270 000 personnes vivant dans ces zones recevront notamment des doses à la thyroïde imputables principalement à la consommation du lait de vache contaminé à l'iode 131. Dix ans après l'accident, la conférence de Vienne d'avril 1996 qui veut dresser un bilan de la catastrophe prévoit parmi les liquidateurs un excès de 2000 décès par cancer, 150 parmi les populations évacuées de la zone des 30 km, 1500 parmi les zones contrôlées (Gomel, Bryansk…), 2500 parmi les autres zones contaminées, et un excès possible de 510 leucémies.

Derrière la froideur de ces chiffres, les drames humains, décrits par certains opposants 897 , sont épouvantables, que ce soit parmi les liquidateurs, les populations déplacées, les mères d'enfants… Les chiffres «officiels» donnés plus haut sont contestés par les opposants, qui avancent un nombre de victimes beaucoup plus important : lors d'une conférence tenue en 1992, le responsable d'une association de victimes des radiations indiquait que 70 000 liquidateurs étaient invalides et 13 000 étaient déjà morts. 898

Notes
888.

D'après Jacques Libmann, Eléments de sûreté nucléaire, les Editions de Physique, Paris, 1996, p. 310

889.

Boris A. Semenov, «L'énergie nucléaire en Union soviétique», Bulletin de l'AIEA, 25, 47, 1983. Cité par Pharabod, Shapira, op. cit., p. 136.

890.

d'après : Libmann J., op. cit., p. 310.

891.

Voir notamment les brevets Joliot de 1939, 1940.

892.

C'est du moins ce qu'ils ont affirmé dans un premier temps, mais il s'avérera que cette contrainte n'était en fait pas formalisée.

893.

USSR State Committee on the Utilization of Atomic Energy, «The accident at the Chernobyl's nuclear power plant and its Consequences», Report presented at the IAEA Experts Meeting, Vienna, Austria, August 25-29, 1986.

On pourra consulter notamment l'ouvrage de Pharabod et Schapira, ou le récit fait par François Cogné, chef de l'IPSN dans un numéro spécial des Annales des Mines : Cogné, François, «L'accident de Tchernobyl», Annales des Mines, Numéro spécial novembre 1986, pp. 15-30.

894.

Cogné, F., «L'accident de Tchernobyl», op. cit., p.19.

895.

Libmann, J., op. cit., p. 314.

896.

Selon un bilan global effectué lors d'une réunion en avril 1996 sous l'égide de l'AIEA et de l'Organisation Mondiale de la Santé : «Tchernobyl 10 ans après, Bilan des conséquences de l'accident». Cité par Libmann, op. cit., p. 316.

897.

Association Contre le Nucléaire et son Monde, Sous l'épaisseur de la nuit. Documents et témoignages sur le désastre de Tchernobyl, ACNM, Paris, 1993. Les témoignages cités ont principalement été tirés des ouvrages suivants : Tony Parker, Russian Voices, Jonathan Cape, 1991, et : Vladminir Tchernoussenko, Insight from the Inside, Springer Verlag, 1991.

898.

Wise-Amsterdam, n°381, 30/10/92.