15.3. L'internationalisation de la sûreté

Mais la grande inquiétude pour les autorités françaises suite à l'accident de Tchernobyl est l'internationalisation des questions de sûreté nucléaire et en particulier les velléités de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) de réglementer la sûreté des installations des différents Etats membres. L'accident de Tchernobyl a prouvé que les frontières nationales n'étaient absolument pas hermétiques aux poisons radioactifs, et que des pratiques nationales peu fiables en matière de sûreté pouvaient compromettre l'avenir de l'énergie nucléaire dans le monde entier.

Les quelques semaines qui suivent l'accident de Tchernobyl voient un regain d'activité des différentes agences internationales (CSNI de l'OCDE, experts de l'AIEA), tout d'abord pour analyser le déroulement et les incidences de l'accident. Dès sa réunion du 21 mai 1986, le Conseil des gouverneurs de l'AIEA note «le besoin évident d'un renforcement de la coopération en matière de sûreté nucléaire» 903 : outre la convocation d'une réunion d'experts avant le mois de septembre, il propose «d'instituer des groupes d'experts représentant les gouvernements pour rédiger, en urgence, les accords internationaux» qui d'une part engageraient ses signataires «à fournir une notification rapide et une information complète sur les accidents nucléaires susceptibles d'effets au-delà des frontières», et aussi «à coordonner l'organisation de crise et l'assistance en cas d'accident». Mais surtout, le Conseil se propose d'instituer un groupe de travail d'experts pour examiner à plus long terme «les mesures supplémentaires pour améliorer la coopération dans le domaine de la sûreté nucléaire, y compris les moyens et les méthodes d'amélioration des normes de sûreté nucléaire.»

C'est ce dernier point qui dérange le plus les autorités françaises qui craignent que ces instances internationales ne viennent édicter des règles de sûreté plus sévères. Ces craintes sont identiques à celles précédemment évoquées chez les experts de sûreté du CEA vis-à-vis des normes de sûreté plus draconiennes proposées par les Etats-Unis pour la filière surrégénératrice qu'ils ne sont pas pressés de voir aboutir. Mais on craint surtout en France qu'on impose les moyens d'atteindre ces objectifs de sûreté. Là encore il faut se rappeler l'opposition des hommes du CEA lors des propositions d'Euratom d'abandonner la filière graphite française pour les réacteurs à eau sous prétexte de meilleure efficacité économique. Mais au-delà, on craint côté Français que ces normes ne menacent à terme le rôle de l'énergie nucléaire dans la production d'électricité. Le ministre français de l'industrie se déplace à Vienne pour exprimer la position de la France devant l'assemblée générale de l'AIEA : après avoir réaffirmé toute l'attention portée par les pouvoirs publics français aux questions de sûreté, il ajoute qu'il est «indispensable que chaque pays s'engage à assumer la responsabilité pleine et entière de la sécurité de ses installations nucléaires. Cette compétence exclusivement nationale est indispensable à la cohérence et à l'efficacité des règles de sûreté. L'objectif de la meilleure sûreté est incompatible avec la dilution de responsabilité qu'entraînerait toute tentative d'internationalisation des normes et règlements en la matière. S'agissant d'une cause aussi essentielle, cette responsabilité ne saurait être déléguée.» 904

Par contre, le ministre français exprime son accord avec le programme NUSS (Nuclear Safety Standards) lancé en 1974 par l'AIEA pour constituer des références définies par les experts mondiaux. L'agence se rangera à cette conception de son rôle en matière de sûreté nucléaire 905 . Après Tchernobyl, elle institue un Groupe consultatif international pour la sûreté nucléaire (INSAG, International Nuclear Safety Advisory Group).

A la suite de sa réunion du 25 au 28 août 1986, le groupe d'experts rédige un premier rapport récapitulatif sur l'accident de Tchernobyl (INSAG-1), qui sera mis à jour en 1996 (INSAG-7). Cette réunion s'était conclue par la nécessité pour l'AIEA de formuler les principes de base de la sûreté et en particulier ceux provenant de l'expérience des accidents, ce qui sera chose faite avec la rédaction d'un troisième rapport 906 , INSAG-3, après près de deux ans de travail. Rédigé par des spécialistes internationalement reconnus comme Herbert Kouts, l'ex-directeur de la NRC américaine, Adolf Birkhoffer, directeur de la Gesellschaft für Reaktorsicherheit (GRS) allemande, l'équivalent de l'IPSN, et Pierre Tanguy, INSAG-3 propose des critères internationaux devant permettre à tout constructeur, exploitant ou organisme réglementaire de viser l'excellence en matière de sûreté. Le rapport définit d'abord un certain nombre de principes : les responsabilités des organisations (établissement d'une culture de sûreté, contrôle réglementaire et vérification indépendante, responsabilité ultime de l'exploitant en matière de sûreté), puis la stratégie de la défense en profondeur (prévention puis mitigation des accidents), et quelques principes techniques généraux (pratiques d'ingénierie éprouvées, assurance-qualité, facteurs humains, évaluation et vérification de la sûreté, radioprotection, expérience d'exploitation et recherche de sûreté). Le comité définit ensuite des principes plus spécifiques concernant l'implantation sur les sites, la conception, la construction et la fabrication, les autorisations, l'exploitation, la gestion des accidents et la préparation aux situations d'urgence.

Après un accueil sceptique par certains spécialistes 907 , INSAG 3 s'impose comme un texte majeur, véritable référence de la communauté nucléaire internationale sur les objectifs et les principes qui fondent la sûreté des centrales nucléaires.

Notes
903.

Les principaux passages du communiqué publié à l'issue de la réunion par l'AIEA sont reproduits par le Bulletin SN, N°51, mai-juin 1986, p. 9.

904.

Discours d'Alain Madelin, reproduit dans le Bulletin SN, N°53, septembre-octobre 1986, p. 10.

905.

Le Directeur général de l'AIEA confirme la victoire de la position des pays les plus nucléarisés dans l'avant propos d'une brochure de l'agence : «Les activités de l'Agence internationale de l'énergie atomique en matière de sûreté nucléaire se fondent sur plusieurs prémisses. En premier lieu et avant tout, c'est à chaque Etat Membre qu'incombe la responsabilité pleine et entière de la sûreté de ses installations nucléaires. Aux Etats l'Agence peut donner des avis; elle ne peut les décharger de cette responsabilité. En second lieu, l'échange d'informations entre tous les pays du monde peut leur apporter beaucoup; les enseignements tirés de l'expérience peuvent servir à prévenir des accidents graves. Enfin, la sûreté nucléaire a une image internationale; un accident survenant où que ce soit influe sur l'opinion que se fait le public de l'énergie d'origine nucléaire partout dans le monde.» Avant-propos du Directeur général, «INSAG-5. Sûreté de l'énergie d'origine nucléaire» (Rapport du Groupe Consultatif International pour la Sûreté Nucléaire), AIEA, Vienne, 1993.

906.

Safety Series N° 75-INSAG-3. « Basic Safety Principles for Nuclear Power Plants » (A Report by the International Nuclear Safety Advisory Group), IAEA, Vienna, 1988.

907.

Certains membres de la communauté de sûreté nucléaire considéraient que la diversité des techniques mises en œuvre dans les différents types de centrales, les spécificités des réglementations nationales de sûreté rendaient un tel projet illusoire, le document final ne pouvant qu'avoir un caractère général sans portée ni utilité réelles. Selon Tanguy, un consensus technique en matière de sûreté s'était effectué dans l'intervalle sur la pertinence de ces principes, et le rapport fut apprécié par tous les secteurs de la sûreté nucléaire, constructeurs, exploitants, concepteurs et autorités.

Cf. Bourgeois, Tanguy, Cogné, Petit, La sûreté nucléaire en France et dans le monde, Polytechnica, Paris, 1996, p. 138.