15.4. Les accidents graves

Avec l'introduction de ces deux derniers points dans leur rapport - les accidents graves et la préparation aux situations d'urgence - les spécialistes de l'INSAG affirment que la défense en profondeur doit désormais prendre en compte les accidents graves et que cela contribue réellement à améliorer l'approche de sûreté globale. L'accident de Tchernobyl, après celui de Three Mile Island avec la fusion du cœur et l'explosion d'hydrogène, donne finalement raison à ceux qui militaient en faveur de l'étude de ces accidents et de la mise en place de moyens pour leur faire face au cas où ils surviendraient.

Côté français, ces deux axes de travail sont recommandés par le Service Central à la suite de Tchernobyl. 908 L'accident de Tchernobyl contribue ainsi à accélérer ou à parachever l'instauration des procédures H et U étudiées après TMI et visant à prévenir les accidents graves (c'est-à-dire non pris en compte dans le dimensionnement initial) et à limiter leurs effets. C'est le cas en particulier de la procédure U5 qui n'était pas encore opérationnelle, et qui consiste à limiter le pic de surpression en décompressant l'enceinte par filtration à travers un bac à sable. A la suite de l'accident, le Service Central demande même à EDF de procéder à un réexamen des accidents non pris en compte dans le dimensionnement et non couverts par les procédures H et U pour les réacteurs à eau. Certains accidents ou certains modes de ruine de l'enceinte de confinement avaient en effet été considérés comme extrêmement peu probables lors d'examens antérieurs, et les autorités tiennent à vérifier le bien fondé de ces conclusions à la lumière des études plus récentes.

En ce qui concerne les réacteurs UNGG, une réflexion a été engagée par EDF suite à l'accident pour l'établissement de procédures ultimes spécifiques à ce type de réacteur, en particulier en cas d'échec des mesures mises en œuvre pour éviter ou suppléer à une perte totale du soufflage. Les procédures H et U pour les réacteurs à neutrons rapides doivent également être «activement» poursuivies, tandis que le CEA réétudie la prévention et le confinement externe de ses réacteurs de recherche. Mais l'enseignement le plus important de l'accident de Tchernobyl est bien la nécessité d'approfondir et d'accentuer la préparation à la gestion par l'exploitant des situations d'urgence. Trois voies sont envisagées pour cela par le Service central : le réexamen des plans d'urgence interne, la mise au point de moyens robotiques d'intervention en situation grave sur un réacteur nucléaire, et l'approfondissement des connaissances sur certains phénomènes concernant les accidents graves.

La gestion des situations d'urgence s'effectue en France dans le cadre de deux plans préétablis, le plan d'urgence interne (PUI), pour les actions à l'intérieur de l'installation nucléaire et qui relève de la responsabilité de l'exploitant, et le plan particulier d'intervention (PPI), à l'extérieur du site, relevant de l'autorité du préfet du département. Le SCSIN invite EDF et le CEA à revoir ces plans d'urgence interne (PUI) de manière à s'assurer de leur applicabilité en cas de forte contamination. Cette révision doit être menée sous l'angle de la gestion des ressources humaines, de l'organisation des contrôles et des interventions, de la radioprotection et de leur articulation avec les PPI.

A partir de 1986, le Service de la Production Transport d'EDF avec l'IPSN et Cogema réfléchissent à la mise en œuvre de moyens robotisés télécommandés destinés à intervenir en cas d'accident grave sur un site contaminé. L'accident de Tchernobyl avait en effet mis en évidence l'importance de disposer de tels moyens, pour intervenir sur le réacteur accidenté mais également pour permettre l'acheminement et la relève des équipes d'exploitation des tranches non accidentées. L'absence de ces moyens à Tchernobyl avait coûté la vie aux intervenants de la première heure. En juin 1988, un groupement d'intérêt économique, INTRA (Intervention sur réacteur accidenté) est mis sur pied entre EDF et le Groupe CEA, doté d'un parc d'engins robotisés mis à la disposition des exploitants en cas d'accident. 909

Le Service central invite l'IPSN à poursuivre activement un certain nombre d'études, voire à engager des études complémentaires, estimant que certains phénomènes concernant les accidents graves sont mal connus, et qu'une meilleure connaissance permettrait de mieux gérer sur le plan technique de tels accidents. Parmi ces phénomènes mal connus, le SCSIN cite la possibilité de refroidir un cœur sévèrement dégradé encore contenu dans le circuit primaire et la possibilité de refroidir un «corium» attaquant le radier; la traversée d'un radier par un corium «pour laquelle la France ne dispose que de résultats étrangers»; les conséquences possibles d'un accident grave affectant un réacteur UNGG; les risques de pollution des nappes phréatiques à la suite d'un accident grave et les parades associées. 910

L'accent est donc mis sur les accidents graves, jusque-là peu étudiés, en particulier du côté d'EDF. Comme l'indique un responsable de la sûreté d'EDF, «jusqu'au milieu des années 1980, les accidents graves de fusion n'avaient pas été étudiés en profondeur : après Tchernobyl, ils le furent, ce qui aboutit d'ailleurs à l'heure actuelle, à des améliorations ou modifications techniques au niveau des tranches.» 911

La démarche de progrès ira encore plus loin avec le projet de réacteur commun entre la France et l'Allemagne. A partir de la fin des années 80 912 , il est demandé aux concepteurs de réfléchir à la façon de gérer toute la phase post-accidentelle, c'est-à-dire à ce qu'il faut faire en présence d'un cœur fondu, comment en assurer le refroidissement, comment assurer l'étanchéité de l'enceinte de confinement à long terme, ce qui n'était pas fait jusque-là. Jusqu'à Tchernobyl, au niveau de la conception, les ingénieurs développaient des procédures accidentelles, et du moment qu'ils pouvaient démontrer, ou en tout cas calculer que le déroulement de l'accident laissait le temps de prendre les contre-mesures à l'extérieur, c'est-à-dire le temps d'évacuer les populations, la suite des opérations était laissée sans réponse. Dans le cadre de la conception du projet de centrale franco-allemand, les autorités de sûreté des deux pays demandent aux concepteurs de ne pas faire reposer la sûreté ultime sur l'évacuation des populations, opération qui pourrait s'avérer difficile étant donné les densités de population en Europe. Il est demandé à EDF notamment de ne pas gérer la crise qui résulterait d'un accident par des mesures à l'extérieur de la centrale, mais de prendre des dispositions pour gérer l'accident de l'intérieur. Cette démarche de renforcement de la sûreté sera loin de faire l'unanimité, ni à l'intérieur d'EDF, ni au plan européen, ni au plan mondial. Au sein d'EDF, certains expriment la crainte qu'à partir du moment où on affirme que le projet futur serait meilleur que les centrales existantes, l'opinion publique retourne l'argument pour exiger la fermeture des centrales en fonctionnement, en disant qu'elles ne sont pas suffisamment sûres. Les discussions au sein d'EDF seront vives pendant plus de deux ans - le sujet remontera même jusqu'au Président et au Directeur général - avant d'être tranchées dans le sens d'un progrès en matière de sûreté pour le projet franco-allemand.

Notes
908.

Bulletin SN, N°52, Juillet-août 1986, pp. 13-14.

909.

D'après : Dominique Larroque, Histoie du Service de la Production Thermique d'Electricité de France. Le temps du nucléaire, AHEF, Paris, 1996, p. 126.

910.

Bulletin sur la sûreté des installations nucléaires, «Etudes ou mesures à engager à la suite de l'accident de Tchernobyl», SN, N°52, juillet-août 1986, pp. 13-14.

911.

Bernard Noc, cité par Larroque, D., op.cit., p. 126.

912.

Le paragraphe qui suit s'inspire d'un entretien avec Pierre Bacher, qui était responsable du programme de réacteur franco-allemand sur le plan technique et responsable du cahier des charges européen.