15.6. Face à certaines pratiques de l'industrie, instaurer une «culture de sûreté»

Sur le plan technique proprement dit, les enseignements de l'accident de Tchernobyl sont faibles, mais comme à la suite de l'accident de TMI, ce sont les préoccupations concernant la sûreté en exploitation qui sont remises au premier rang des priorités. Le grand thème développé après Tchernobyl est résumé par la formule «culture de sûreté». C'est l'absence d'une véritable culture de sûreté à tous les échelons qui apparaît la principale responsable de l'accident de Tchernobyl.

Après la mise sur la sellette du sérieux des pratiques de l'industrie nucléaire américaine, c'est au tour du complexe nucléaire de l'Union soviétique de révéler ses carences. On ne peut mieux les illustrer que par le témoignage d'un ancien savant soviétique qui a passé toute sa carrière dans le domaine de l'électronucléaire. Dans un document paru dans la Pravda du 20 mai 1988 qu'on peut considérer comme son testament puisqu'il se suicide quelques jours après l'avoir rédigé, Valéri Legassov relate l'activité de la première Commission gouvernementale chargée de la gestion de l'accident de Tchernobyl dont il fut l'un des membres. Il livre au passage quelques souvenirs et réflexions sur le développement du programme électronucléaire en Union soviétique. Né en 1936, Legassov obtient un diplôme d'ingénieur (section physique-chimie) de l'institut Mendeleiev de Moscou qui forme des spécialistes destinés à travailler dans le secteur de l'industrie nucléaire. Après obtention d'un diplôme en matière de retraitement du combustible nucléaire à l'Institut Kurtchatov de l'énergie atomique, il passe deux ans dans une usine de radiochimie en Sibérie, avant de retourner à l'Institut Kurtchatov dont il deviendra premier vice-directeur. Elu à l'Académie des sciences d'URSS, ses travaux scientifiques lui valent le Prix Lenine et le Prix d'Etat de l'URSS. Son témoignage est d'autant plus intéressant qu'il illustre la difficulté que constitue le passage des recherches de laboratoire à une véritable industrie, processus au cours duquel les responsabilités en particulier en matière de sûreté passent d'un petit groupe d'éminents physiciens et ingénieurs à la génération suivante, peut-être moins sensibilisée aux risques, et pour qui l'outil qu'elle a entre les mains apparaît d'un fonctionnement plus routinier. 914

‘«(…) Ce fut V.A. Sidorenko qui, chez nous, se préoccupa le plus activement de la sécurité en matière nucléaire. Son approche me semblait sérieuse. Il avait une idée très nette de la situation liée à l'exploitation d'une centrale, à la qualité des équipements et aux problèmes pouvant survenir en certaines occasions. Mais ses efforts étaient principalement axés sur la nécessité de venir à bout de ces difficultés par le biais, tout d'abord, de mesures relevant de l'organisation, ensuite par le perfectionnement des documents obligatoirement déposés dans les centrales et auprès des auteurs des projets; enfin, il s'inquiétait vivement de la création d'organes de contrôle qui surveilleraient la situation.

La qualité des équipements livrés aux centrales le préoccupait beaucoup, lui et ses condisciples. Les derniers temps, nous commencions à nous inquiéter à propos de la formation et de la préparation du personnel chargé des projets, de la construction et de l'exploitation des centrales atomiques. En effet, le nombre des chantiers s'était fortement accru, alors que le niveau d'instruction de ceux qui participaient à ce processus avait plutôt tendance à baisser. Sur ces questions, les positions de V.A. Sidorenko étaient sans appel. Hélas, il ne bénéficia pas du soutien souhaitable. Chaque document, chaque démarche s'accompagnait de pénibles efforts.

Ce phénomène se comprend du point de vue psychologique dans la mesure où le département où nous travaillions fonctionnait sur le principe d'une qualification optimale des collaborateurs, capables d'accomplir n'importe quelle tâche, et sur celui d'un sens maximum des responsabilités. Et en effet, placés dans les mains de personnes qualifiées, nos appareils semblaient fiables et susceptibles d'être exploités sans danger. Les inquiétudes concernant l'amélioration de la fiabilité des centrales nucléaires semblaient, par conséquent, purement fantaisistes, puisque l'on avait affaire ici à un milieu de spécialistes hautement qualifiés, persuadés que les questions de sécurité devaient être résolues uniquement par le biais des qualifications et de la précision des instructions données au personnel.

Des fonds toujours plus importants furent affectés à la création de projets qui n'avaient aucun rapport direct avec l'énergie nucléaire. Les organisations scientifiques, jadis les plus puissantes du pays, commencèrent à péricliter, à disposer de moins en moins d'équipements techniques modernes mais d'un personnel vieillissant ne voyant pas les innovations d'un bon œil. La routine s'installa peu à peu, routine dans le travail et aussi dans les solutions apportées aux problèmes. (…) C'est ainsi que vit le jour une génération d'ingénieurs qui, certes, étaient qualifiés dans leur travail mais qui manquaient d'esprit critique envers les équipements et les systèmes garantissant leur sécurité.» 915

Au cours de ces réflexions sur l'évolution du secteur électronucléaire qui devait fatalement conduire à la catastrophe, Legassov tient à livrer une «conviction intime», qui n'est pas partagée par ses collègues : pour lui, la distinction qui était faite dans le domaine nucléaire d'Union soviétique entre «responsable scientifique» et «constructeur» ne pouvait que conduire à la dilution des responsabilités qu'allait parfaitement illustrer l'accident de Tchernobyl.

‘«Lors des toutes premières étapes de l'économie atomique, la situation était encore raisonnable. Dans la mesure où l'on se trouvait ici en présence d'une toute nouvelle branche de la science - la physique de l'atome et des neutrons - la notion de direction scientifique se résumait comme suit : on communiquait aux constructeurs les principes de base de la construction des équipements, le responsable scientifique devant veiller à ce que lesdits principes soient exacts et sûrs du point de vue de la physique. Le constructeur les mettait ensuite à exécution avec l'aide constante des physiciens qu'il consultait en permanence. Tout cela était justifié au début de l'épopée nucléaire. Mais les organisations de constructeurs se développèrent au point de disposer de leurs propres centres de calcul et de physique ; c'est ainsi qu'apparut cette dualité de pouvoir sur une seule et même installation (…) d'où la naissance d'une «responsabilité collective» en matière de qualité.» 916

Alors qu'un responsable exposait quelques mois plus tard que l'avarie de la centrale ukrainienne n'était pas un cas isolé mais témoignait d'une gestion de plus en plus négligente de l'industrie atomique, Legassov se remémore un cas particulièrement révélateur de procédures de qualité purement formelles couvrant des pratiques inadmissibles par leur désinvolture compte tenu de l'importance de ces travaux.

‘«Je me rappelais un cas significatif survenu un jour dans une centrale : au lieu de souder correctement un joint du circuit principal, les soudeurs s'étaient contentés de placer une électrode, la soudant à peine en surface. On avait risqué une avarie épouvantable, l'explosion d'une conduite importante, la destruction du VVER avec perte intégrale du fluide de refroidissement, la fonte de la zone active, etc. Mais heureusement, cette centrale disposait d'un personnel discipliné, attentif et précis; en effet, le point non étanche détecté par l'opérateur n'était même pas décelable au microscope. On se lança alors dans des investigations pour découvrir que l'on se trouvait tout simplement en présence d'une soudure bâclée. On se mit ensuite à examiner les documents : ils portaient tous les signatures requises - celle du soudeur qui confirmait avoir effectué un travail de qualité, celle aussi du responsable de la détection du flux gamma qui disait avoir contrôlé ce joint, joint en réalité inexistant. Tout cela au nom de la productivité du travail, à savoir la soudure d'un nombre maximum de joints.» 917

Cet incident pourrait paraître extrême, mais les défaillances étaient fréquentes dans les circuits principaux, le mauvais fonctionnement des verrous, les canaux défectueux étaient des incidents connus, qui se répétaient chaque année. Legassov relate que depuis des années, on parlait d'installer des simulateurs et des systèmes de diagnostic sur l'état des équipements, qu'on constatait la baisse du niveau des ingénieurs et du personnel d'exploitation mais que rien n'était fait.

On atteint peut-être le paroxysme de cette attitude de négligence routinière avec la retranscription que fait Legassov de l'enregistrement d'un entretien téléphonique entre les opérateurs de la centrale de Tchernobyl à la veille de l'accident :

‘«Un opérateur en appelle un autre et demande : «Dis-donc, ici dans le programme, il est dit comment procéder, et ensuite je vois que d'importants passages ont été biffés; qu'est-ce que je dois faire ? « Après un instant de réflexion, l'autre lui répond : «Procède selon ce qui est supprimé.» Cela met en évidence le niveau de préparation de documents sérieux pour des entreprises aussi importantes que des centrales nucléaires : quelqu'un avait raturé quelque chose, et l'opérateur était libre d'interpréter si oui ou non les passages concernés avaient été supprimés à juste titre, et ainsi d'agir à son gré. Mais on ne saurait faire retomber toute la faute sur l'opérateur puisque quelqu'un avait apposé sa signature et quelqu'un n'avait pas coordonné le programme. Le fait même que le personnel de la centrale pouvait procéder de son propre chef à certaines opérations, non sanctionnées par des professionnels, trahit déjà les relations des dits professionnels avec cette centrale. Le fait aussi qu'il y avait à la centrale des représentants du Gosatomenergonadzor (organisme national de surveillance des centrales nucléaires), mais qu'ils n'étaient pas au courant ni de l'essai en cours ni du programme en général, dépasse déjà la simple anecdote biographique sur la centrale.» 918

A la suite de la réunion d'experts de la fin août 1986 où les soviétiques présentèrent les causes de l'accident et où un expert occidental s'était écrié que toutes ces pratiques dénotaient un total manque de «culture de sûreté», l'expression allait être généralisée dans la communauté nucléaire. Mais pour certains, l'utilisation de ce nouveau vocable, notamment dans INSAG-3 ne reflétait pas de réalité nouvelle et ils pensaient que parler de professionnalisme ou de bonnes pratiques revenait exactement au même 919 . Pour préciser ce concept, l'INSAG devait publier un quatrième rapport, INSAG-4, «Culture de sûreté», en 1991.

La nouveauté de cette notion est l'accent mis sur le rôle des organisations, de la hiérarchie qui doit impulser un climat où la sûreté doit recevoir la priorité, car on estime que le comportement des opérateurs, du personnel, est conditionné par les exigences de son encadrement. Si celui-ci privilégie dans les faits la production à tout prix, en se contentant de faire des discours rituels sur la nécessité de bonnes pratiques, il ne peut prétendre instaurer un climat propice à la sûreté. Une bonne «culture de sûreté» au niveau des individus comme des organisations passe donc par une «attitude interrogative», une «démarche rigoureuse et prudente», et une «bonne communication». Un des aspects qui frappa le plus les experts qui ont analysé l'accident de Tchernobyl, au-delà des problèmes de conception qui ont certainement contribué à l'accident, c'est la volonté d'effectuer l'essai à tout prix avant l'arrêt programmé de la tranche pour entretien. D'ailleurs, la centrale de Tchernobyl était celle qui avait le meilleur coefficient de disponibilité. 920

Notes
914.

C'est un aspect des problèmes de sécurité auquel avait été confronté le CEA au début des années soixante et qui avait contribué à la prise de conscience de la nécessité de créer une commission de sûreté interne de très haut niveau, chargée d'accorder ou de refuser les autorisations de fonctionnement sous l'angle unique de la sûreté.

915.

V. Legassov, La Pravda, 20/05/88, traduction : Association Suisse Pour l'Energie Atomique, cité in : Association Contre le Nucléaire et son Monde, Sous l'épaisseur de la nuit. Documents et témoignages sur le désastre de Tchernobyl, ACNM, Paris, 1993, p. 136.

916.

Ibid., p. 138.

917.

Ibid., p. 139.

918.

Ibid., p. 141.

919.

D'après Bourgeois, Tanguy, Cogné, Petit, op. cit., p. 187.

920.

Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire, Département d'Analyse de Sûreté, «Mise à jour des enseignements tirés de l'accident de Tchernobyl», Rapport DAS N°300, novembre 1986, en diffusion restreinte.