16.1.1.4. Un problème technique délicat qui entraîne des frictions avec les autorités de sûreté

Le «problème» des générateurs de vapeur est suivi par le Service Central avec une attention particulière depuis 1984-1985. 931 Mais les relations se tendent entre EDF et l'autorité de contrôle à partir de 1987, cette dernière estimant que le problème devient préoccupant.

Les anomalies successives découvertes sur les générateurs de vapeur sont d'autant plus problématiques aux yeux du service central qu'elles présentent un caractère générique de par la standardisation du parc nucléaire français. La standardisation apporte il est vrai une grande expérience en matière de sûreté - les enseignements tirés sur un réacteur sont transposables à tous les autres -, mais l'on aperçoit ici la contrepartie de cette politique industrielle. Certes, estime-t-on du côté de l'administration 932 , la défaillance d'un tube de générateur de vapeur ne constitue qu'un incident mineur ne devant conduire à aucun rejet s'il est bien maîtrisé. La prévention (le contrôle des tubes) mise en place par l'exploitant est jugée satisfaisante et l'on note les efforts fournis pour entraîner les opérateurs à bien gérer une éventuelle défaillance.

Mais si l'administration est satisfaite de la gestion à court terme du problème par EDF, elle estime que l'exploitant n'est pas assez prompt pour mettre en place une stratégie à moyen terme : EDF n'a toujours pas, en juillet 1988, proposé de méthode opérationnelle pour le remplacement des générateurs de vapeur, alors que la demande en avait été faite publiquement lors de la réunion du Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires du 27 octobre 1987. Le service central considère que la poursuite de la dégradation des générateurs de vapeur est inéluctable et que le remplacement des appareils semble inévitable. Or cette opération de remplacement, qui risque de concerner un grand nombre de tranches, sera nécessairement une opération lourde, vraisemblablement longue de plusieurs mois, et dont EDF n'a pas l'expérience. Pour le service central, il est nécessaire qu'EDF soit capable de changer un générateur de vapeur, à titre de test, pour acquérir de l'expérience; l'administration pourrait alors procéder à une expertise de la méthode et s'assurer qu'elle est réalisable. L'expérience acquise permettrait alors d'aborder avec plus de sérénité l'examen des réparations à effectuer et en particulier leur étalement dans le temps. La crainte du contrôleur est en effet de se retrouver «au pied du mur», face à la nécessité d'imposer ces réparations longues, sur toute une série de réacteurs à la fois, alors que l'approvisionnement en appareils de rechange n'est pas assuré au rythme auquel les tranches ont été mises en service. Il faut rappeler qu'on a construit jusqu'à six réacteurs par an, soit 18 générateurs de vapeur.

Ces craintes sont remises à l'ordre du jour avec la découverte en 1989 de l'anomalie générique des réacteurs 1300. Le service central les exprime alors clairement, même si le problème des générateurs de vapeur n'est pas considéré par lui comme crucial pour la sûreté. En tout cas, il dénote le manque d'anticipation d'EDF, manque d'anticipation qui dans un autre domaine générique et sensible pour la sûreté pourrait avoir des conséquences fâcheuses. Comme l'exprime publiquement le Service central dans son rapport d'activité 1989, «on peut concevoir qu'un problème générique découvert ou traité tardivement, puisse entraîner, au plan sûreté, l'arrêt simultané de tout un palier ; compte tenu de ses conséquences, une telle décision pourra-t-elle être prise dans un bon contexte ?» 933 Le SCSIN craint par dessus tout de se retrouver dans une situation où l'on considérerait, au plan de la sûreté, souhaitable de remplacer un générateur de vapeur et qu'on ne puisse pas le réaliser, soit parce qu'on ne sait pas faire, soit parce qu'il n'y a pas eu les approvisionnements en temps utile. La question posée par le service central dans son rapport d'activité 1989, le premier à être rendu public, témoigne des difficultés et des responsabilités auxquelles est confrontée l'administration : on essaie de prendre à témoin des observateurs extérieurs des difficultés rencontrées pour faire pression sur EDF. Mais on signale en même temps l'aspect délicat de l'exercice, car comment prendre une telle décision éventuelle d'arrêt d'un grand nombre de réacteurs, étant donné la part du nucléaire dans la production d'électricité et l'enjeu qu'il représente pour l'ensemble de l'économie du pays. On redoute d'être soumis au chantage suivant : il n'existe pas de solution de remplacement, et de toute façon le risque reste potentiel, donc on doit continuer l'exploitation, malgré une sûreté dégradée, l'enjeu économique pour la nation l'exige. Le SCSIN précise ainsi que «compte tenu du poids du parc électronucléaire standardisé, il est indispensable d'anticiper les problèmes techniques qui entraîneraient soit des immobilisations, soit la fin de vie des installations. Il ne serait pas acceptable de prolonger le fonctionnement d'un ensemble d'installations devenues moins sûres, faute de capacités de remplacement engagées suffisamment tôt. Il convient également qu'à tout instant une marge dans les capacités de production permette de gérer correctement des immobilisations imprévues.» 934 Le problème soulevé par cette dernière remarque du SCSIN est que la capacité de production électrique française n'est pas surdimensionnée. Le syndicat CGT, qui se déclare en accord avec le SCSIN sur cette question, réclame lui l'installation d'une puissance supplémentaire de l'ordre de 10% pour l'ensemble du parc : ceci permettrait d'arrêter les tranches les unes après les autres pour faire face aux problèmes de matériels, ce qui n'est pas possible en l'état. 10% de puissance installée supplémentaire représentent à l'époque 5 000 MWe soit 6 tranches 900 MWe, 4 tranches 1300 ou 9 tranches 600 au charbon. 935

Du côté de l'administration, on déplore donc chez EDF le manque d'anticipation des problèmes, ce qui serait la seule parade à ce type de difficultés d'ordre générique. Du côté EDF, il est important de savoir que le problème des générateurs de vapeur mobilise un effort considérable, et que les solutions ne sont pas toujours évidentes : d'importantes études sont lancées, il faut mettre au point un appareillage spécialisé pour les opérations de réparation, qui plus est en limitant au maximum l'irradiation du personnel d'intervention. Les contrôles sur les générateurs de vapeur en service sont en augmentation constante 936 , et enfin le remplacement de ces énormes appareils n'est pas une mince affaire. Tout cela entraîne un surcoût très important pour l'opérateur, et l'on peut supputer sans grande chance de se tromper que les décisions, en particulier de remplacer les générateurs de vapeur par des appareils neufs ne peuvent qu'avoir été prises la mort dans l'âme par EDF. De toute façon, cette mesure de remplacement devenait économiquement inévitable étant donné le coût que représentent les réparations et la surveillance des tubes.

Le dialogue entre EDF et le service central est d'autant plus difficile qu'il repose sur de nombreuses incertitudes scientifiques et techniques. Lors d'une réunion du Conseil supérieur consacrée au dossier des générateurs de vapeur qui se tient le 21 mars 1989, le débat fait ressortir une très nette «insatisfaction intellectuelle» parmi de nombreux participants, résultant des incertitudes liées à la nature et à la cinétique des problèmes de corrosion qui affectent ces matériels. Certains font remarquer que tous les pronostics en la matière se sont révélés faux dans le passé. La difficulté dans le dialogue avec EDF est d'autant plus grande qu'il est impossible de quantifier de façon précise le lien entre la probabilité de défaillance et l'état de la tranche, mais également de savoir dans quelle proportion la probabilité de l'événement est diminuée en lui consacrant tel ou tel effort financier. Pour l'autorité de sûreté, ceci entraîne, pour doser l'effort de prévention, des discussions difficiles qui ne peuvent reposer sur aucune corrélation précise. L'insatisfaction intellectuelle provient aussi du fait qu'EDF et Framatome, confrontés à des problèmes dont ils ont bien du mal à connaître la cause exacte, affirment néanmoins que les solutions qu'ils proposent sont appropriées.

Du côté du service central, on estime que des ruptures de tubes de générateur de vapeur se produiront un jour en France. Cette position est jugée pessimiste par les experts d'EDF et du constructeur. La succession d'anomalies survenues sur les générateurs de vapeur conduit même à s'interroger sur la stratégie industrielle du constructeur Framatome, qui aurait peut être considéré les générateurs de vapeur comme des éléments consommables lors du lancement du programme électronucléaire. L'ouvrage qui retrace l'histoire du groupe Framatome relate que c'est à l'occasion de la première décennale de Fessenheim en 1989 que l'on s'aperçut que les tubes de générateur de vapeur vieillissaient plus vite que prévu. On constata alors que le matériau (inconel 600) résistait moins bien à la corrosion que les calculs théoriques le laissaient espérer. De ce fait, on affirme que «la durée de vie réelle des générateurs de vapeur ne sera que d'une vingtaine d'années, au lieu de la quarantaine espérée.» 937

Le dialogue entre EDF et l'administration prend une tournure moins conflictuelle à partir de 1989, quand l'exploitant annonce sa décision de procéder à un premier remplacement de générateur de vapeur sur la centrale de Dampierre 1 au cours de l'année 1990. Le remplacement des trois générateurs de vapeur de la tranche n°1 de la centrale de Dampierre est effectué lors de l'arrêt pour la visite décennale débuté le 17 février 1990. La technique retenue par EDF est un changement de générateur de vapeur monobloc. Elle met en œuvre un grand nombre de méthodes spécialement mises au point. Les tuyauteries et certaines parties des générateurs de vapeur où doivent être effectuées des découpes ou soudures sont décontaminées par des procédés chimiques et électrochimiques. Les tuyauteries primaires sont découpées par une machine à plasma. Les trois générateurs de vapeur sont évacués fin mars. Les générateurs de vapeur neufs sont positionnés début avril par rapport aux anciennes tuyauteries après des mesures de topométrie. S'ensuivent un sondage et des épreuves hydrauliques des appareils. Le démontage et le remontage aura duré 70 jours, un record dont Framatome, le réparateur retenu, peut se prévaloir sur le marché international.

Le remplacement des générateurs de vapeur du fait de leur durée de vie inférieure aux estimations n'est pas une perte identique pour tous les partenaires. C'est au contraire un véritable pactole pour Framatome qui a été retenu comme constructeur réparateur : à la suite du lancement en 1991 par EDF d'un vaste programme de remplacement des générateurs de vapeur, dans lequel Framatome «joue un rôle essentiel», la monographie de l'entreprise peut rappeler : «D'emblée, dix-huit générateurs de vapeur sont commandés à Framatome : de quoi renouveler l'équipement de six chaudières de 900 MWe. Ces fabrications lourdes viennent à point nommé assurer le plan de charge de l'usine de Chalons-Saint Marcel, alors que le nombre de constructions de centrales neuves décroît. Mais elles font aussi de la maintenance un axe majeur de développement pour Framatome». 938 Les techniques mises au point par Framatome à cette occasion lui permettront d'intervenir sur de nombreuses centrales à l'étranger (Suède, Espagne, Belgique, Corée, Chine, Afrique du Sud, Etats-Unis, Suisse). Le remplacement des générateurs de vapeur de Dampierre 1 sera suivi en France du remplacement de ceux de Bugey 5 en 1993, de Gravelines 1 en 1994, de Saint-Laurent B1 en 1995, de Dampierre 3 et Gravelines 2 en 1996, de Tricastin 2 en 1997, et de Tricastin 1 en 1998. Le coût d'un remplacement s'élève à 600 Millions de francs par tranche de trois GV.

En 1996, les anomalies ayant affecté les générateurs de vapeur semblent maîtrisées. 939 L'état des générateurs de vapeur restera un sujet de préoccupation persistant pour la sûreté aux yeux des experts de l'IPSN et de l'autorité de sûreté. Un examen de la question par le Groupe Permanent Réacteurs est effectué le 25 novembre 1999.

La succession des problèmes mis en évidence sur les générateurs de vapeur peut sembler invraisemblable voire catastrophique. Il est néanmoins nécessaire de relativiser ce sentiment en introduisant le facteur temps, car avec le temps, de nouveaux systèmes de contrôle sont mis au point, capables de détecter des défauts de plus en plus infimes : c'est parce qu'on a eu le souci de développer ces moyens de contrôle qu'on a pu voir ce qui était auparavant invisible. L'amélioration des moyens de détection permet de se poser des problèmes qu'on ne pouvait imaginer lors du lancement des réacteurs vingt ans auparavant.

Notes
931.

En plus de la réunion du Groupe Permanent Réacteurs qui se tient en décembre 1984, une séance du Conseil Supérieur de la Sûreté des Installations Nucléaires (CSSIN) aborde le problème en mai 1985.

932.

Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires, séance du 5 juillet 1988.

933.

Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires, Rapport d'activité 1989, p. 70.

934.

Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires, Rapport d'activité 1989, p. 12. (Souligné par nous).

935.

FNE-CGT, «Assises sûreté nucléaire», dossier de presse daté du 19 juin 1990, p. 10.

936.

Le nombre de tubes contrôlés passe d'environ 180 000 en 1989 à 350 000 en 1990 et à environ 400 000 en 1991 et 1992, d'après le Bulletin SN N°91 de mars 1993. On obtiendra une photographie très nette de l'évolution du nombre de tubes contrôlés soit par sonde axiale soit par sonde tournante entre 1983 et 1994, ou le nombre de tubes obturés en fonction de la cause de l'obturation, dans le rapport annuel de Pierre Tanguy, Sûreté Nucléaire 1994, pp. 36 et 37.

937.

Framatome, Framatome, du bureau d'ingénierie nucléaire au groupe international, Albin Michel, Paris, 1995, p. 102.

938.

Ibid., p. 103.

939.

Frantzen, Claude, Sûreté Nucléaire 1996, Rapport de l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire, EDF-Direction générale, p. 11.

Claude Frantzen a succédé à Pierre Tanguy comme IGSN à EDF fin 1994. Ingénieur général de l'Armement, ancien élève de Polytechnique, ingénieur de Sup'aéro, Claude Frantzen a démarré sa carrière comme pilote militaire de transport et ingénieur d'essais en vol. Il a ensuite rejoint la direction générale de l'aviation civile, a participé à la certification du Concorde, puis a pris la direction du service qui couvrait la totalité des contrôles techniques en vue de la sécurité de l'aviation civile. Il a été en particulier à l'origine de la réglementation européenne de sécurité de l'aviation civile, obtenue par consensus de 23 autorités européennes.