16.1.2.3. La difficulté technique du problème : des hypothèses qui se sont avérées inexactes

La corrosion sous contrainte - nous l'avions vu avec les générateurs de vapeur - est un phénomène compliqué, qui dépend de nombreux facteurs tels que les contraintes, la température, l'état des matériaux, les pollutions chimiques… L'analyse des hypothèses proposées dans les rapports successifs de l'inspecteur général pour expliquer la corrosion des pénétrateurs de cuve et qui résume l'état comme l'avancée des connaissances sur la question, montre la difficulté d'analyse du phénomène : la progression des études infirme certaines hypothèses affirmées l'année précédente, tandis que d'autres s'avèrent plausibles mais pas suffisantes…

A la suite de cette anomalie sur les pressuriseurs, EDF, aidé de Framatome, avait procédé à une revue exhaustive du risque de corrosion encouru par toutes les pièces en inconel de ses centrales. Pierre Tanguy doit concéder en 1991 que «les pénétrations de couvercle de cuve n'avaient pas été oubliées, mais les analyses prévisionnelles avaient indiqué que le niveau de contrainte n'était pas assez élevé pour qu'on doive s'attendre à une corrosion significative après seulement dix ans de fonctionnement. La découverte [de la fissuration du couvercle] de Bugey-3 n'est donc pas à proprement parler inattendue, mais elle est la preuve que l'on avait sous-estimé les contraintes.» 947

Après l'hypothèse d'une sous-estimation du niveau de contraintes dans les couvercles par les analyses de la nuance d'acier inconel 600, analyses qui avaient conduit à ne pas considérer les couvercles de cuves comme les pièces les plus sensibles, c'est l'hypothèse de l'influence de la température qui est privilégiée. A la suite de la découverte des fissures à Bugey 3, les autres réacteurs du palier CP0 sont contrôlés et révèlent la présence de fissures longitudinales de même type sur les manchons de couvercle de cuve. Un programme de sondage effectué sur les réacteurs 1300 MWe met en évidence, dès la deuxième tranche contrôlée, des fissures sur la face interne de certains adaptateurs, ce qui semble confirmer l'hypothèse sur la température, car les 1300 fonctionnent à des températures de couvercle voisines de celles du CP0 (respectivement 309 et 315°C), et plus élevées que celles des couvercles des paliers CP1-CP2 (290°C). La température expliquerait la différence de comportement des adaptateurs de ces différents paliers. Sur cette base, EDF prévoit que les tranches CP1 et CP2 ne seraient affectées par les fissures qu'après un délai plus important. Or les premiers contrôles effectués en 1992 sur les réacteurs des paliers CP1 et CP2 révèlent également des fissures, démentant les prévisions de l'exploitant. L'hypothèse concernant l'influence de la température est remise en cause ce qui redonne de la vigueur à la thèse de la sous-estimation des contraintes.

A partir de 1992, une hypothèse supplémentaire incrimine l'état de surface interne pour expliquer la susceptibilité particulière de l'acier français à la corrosion sous tension par rapport aux centrales étrangères. Cette hypothèse semble se confirmer en 1993 où il est affirmé que ces défauts sont dus à une corrosion sous contrainte «associée selon toute vraisemblance à un mauvais état de surface de la partie interne de la pénétration.» 948

Ces hypothèses affirmées puis infirmées ne manquent pas d'être raillées par les opposants, qui n'hésitent pas à parler de «cafouillage des métallurgistes». Ils notent de plus qu'à cette occasion «on s'est aperçu de l'absence d'archivage à EDF, de l'absence de spécifications de soudage, d'une grande variété non répertoriée des conditions même de fabrication de l'alliage etc.» 949 Une leçon qu'ils tirent de l'anomalie sur les couvercles est sans doute que les erreurs de pronostic des techniciens d'EDF devraient les inciter à une plus grande modestie technique. De façon récurrente, les opposants, mais aussi les ingénieurs de l'administration, reprochent aux dossiers des ingénieurs d'EDF, de systématiquement avancer des arguments péremptoires, sous-entendant qu'ils sont les meilleurs, que quand ils ont étudié quelque chose, cela ne peut être que bon, qu'ils ont fait entièrement le tour de la question, que les meilleures études prouvent avec certitude qu'il n'y a aucun risque… 950

Notes
947.

Pierre Tanguy, Sureté Nucléaire 1991, Rapport de l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire, EDF-Direction Générale, 8 janvier 1992, p. 10.

948.

Pierre Tanguy, Sûreté Nucléaire 1993, Rapport de l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire, Rapport de synthèse, EDF-Direction Générale, 3 janvier 1994, p. 14.

949.

Quelques années plus tard, revenant sur le dossier des couvercles, l'un des chroniqueurs de la gazette, écrit : «Comment expliquer cette fissuration qui, bien sûr dépend du niveau de contrainte et de l'état du matériau des manchons mais qui, d'une façon incompréhensible, paraissait indépendante de la température des dômes, qu'elle soit de 290, 315 ou 319°C ? Une hypothèse : sur les couvercles, et ça on le sait, il n'y avait pas de capteurs permettant de connaître la température réelle. Les températures des différents dômes sont des valeurs calculées. Mais ces calculs ne tiennent pas compte des perturbations importantes de température entraînées par les turbulences hydrauliques dans la cuve… Est-ce modélisable d'une façon correcte ?

Ainsi sur cet exemple on voit que le phénomène a été complètement escamoté une fois les couvercles changés. C'est quand même important le retour d'expérience ?» (Bella Belbeoch, La Gazette Nucléaire, 155/156, janvier 1997, p. 30)

950.

D'après un entretien avec Raymond Séné.