16.1.2.7. Epilogue : la controverse autour de l'inconel 600

En épilogue à la question des couvercles, il semble intéressant de revenir brièvement sur ce qu'on a appelé «l'affaire inconel», cet alliage pour lequel on a pu parler de «choix technologique désastreux», ou de «décision malheureuse». Pour une description complète de l'affaire, nous ne pouvons faire mieux que de renvoyer le lecteur à l'article d'un ingénieur d'EDF, Philippe Berge, qui fait preuve d'une étonnante franchise pour relater cette controverse qui a secoué la communauté nucléaire française et internationale. «Inconel est un nom commercial, désignant une série d'alliages de nickel, de l'International Nickel Co américaine. Mais pour tous les dirigeants, ingénieurs et techniciens d'EDF concernés par la filière nucléaire, il est le symbole d'un choix technologique désastreux de matériaux constitutifs de composants importants du circuit primaire des REP.» 960 Choisi pour ses propriétés particulières, l'alliage 600 de la norme ASTM, à très forte teneur en nickel, avait été adopté par la marine américaine et Westinghouse à la place des aciers inoxydables. Berge signale que c'est en 1959 que l'affaire de l'inconel débuta, lors du colloque annuel de métallurgie du CEA, au cours duquel Henri Coriou, le chef du service de corrosion du CEA, présenta des résultats expérimentaux inquiétants sur le comportement du nouveau matériau : des fissures par corrosion sous contrainte avaient été observées sur des éprouvettes plongées dans de l'eau sous pression, à 300°C, en l'absence de contamination chimique. «Ce résultat parut invraisemblable à la communauté scientifique, d'autant plus que de nombreux laboratoires tentèrent en vain de le reproduire. Les conséquences industrielles potentielles rendaient la controverse d'autant plus âpre. On soupçonna des contaminations chimiques accidentelles de l'eau.» 961 Le débat se prolongea pendant de longues années parmi les spécialistes de la corrosion : le phénomène est en effet complexe, multifactoriel, et il est de ce fait difficile d'établir des corrélations exactes entre les causes dues à la nature de l'acier qui dépend fortement des oligo-éléments qu'il comprend, à l'influence de la température, ou à la qualité de l'eau dans laquelle il baigne. Poursuivons avec Philippe Berge : «Il fallut attendre plus de dix ans pour que ce risque commence à être admis, et surtout que les premières fissures se produisent en service dans le réacteur d'Obrigheim, en Allemagne. Ces résultats ne conduisirent pas l'industrie américaine à modifier ses choix, contrairement à Siemens, en Allemagne, qui, avant même les fissures d'Obrigheim, s'était écarté de la licence Westinghouse et avait adopté pour les générateurs de vapeur, un autre alliage, moins riche en nickel, «l'incoloy 800», insensible à ce type de corrosion. Pour EDF, l'adoption en 1969, de la filière REP, sous licence Westinghouse, posait la question du choix du matériau des générateurs de vapeur. La direction des Etudes et Recherches tira, dès 1969, la sonnette d'alarme et entreprit une importante étude qui confirma rapidement la fragilité de cet alliage qui présentait des risques de fissuration (…). La position d'EDF fut alors, logiquement, de se rapprocher du licencieur américain, plutôt que de se lancer en cavalier seul dans des solutions s'écartant des références américaines.» 962

Une parenthèse s'impose : du côté des hommes de la sûreté au CEA, on était également au courant de la fragilité de l'inconel 600 qui avait déjà posé des problèmes sur la centrale de Chooz, première centrale PWR construite en France à partir de 1963. Un certain nombre de petits incidents - dont celui incriminant le matériau des échangeurs de Chooz - relatés par Jean Bourgeois témoignent au passage de certaines difficultés avec les Américains en cette fin des années 60, et illustrent la difficulté d'une véritable sincérité des échanges scientifiques quand les enjeux sont importants pour l'industrie : «Tout le monde faisait confiance à Westinghouse, «W», le «licencieur», et tout se passa bien pendant une certaine période. Un premier avertissement survint avec l'incendie de la protection thermique au-dessus du réacteur. L'enquête révéla que «W» connaissait fort bien le phénomène, ayant déjà eu le même incident sur un autre réacteur, mais n'avait pas jugé utile de le signaler. Peu de temps après on trouva des débris métalliques dans le circuit primaire. «W» demanda d'examiner un échangeur et décréta que tout allait bien et que l'on pouvait repartir. Pour le chef de la centrale et pour moi c'en était trop et, en plein accord, il fut décidé qu'au plus petit accroc le circuit primaire serait entièrement examiné.» 963

Les spécialistes du CEA n'ignoraient pas les problèmes de l'inconel, mais il leur était difficile de s'opposer au choix de ce matériau pour des raisons de sûreté, puisque dans le pire des cas on pouvait imaginer des fuites sur les générateurs de vapeur, ce qui n'est pas un accident très grave. L'enjeu ressortissait plus de la fiabilité de la centrale que de sa sûreté.

En ce qui concerne les générateurs de vapeur, une collaboration entre EDF, Framatome et Westinghouse est engagée à partir de 1974 pour trouver un remède au problème posé par l'inconel des tubes. Les études aboutissent à la mise au point d'un traitement thermique pour limiter les contraintes résiduelles dans le matériau. La décision de construire un four permettant ce traitement est rapidement prise par Westinghouse, et en 1978 pour les tubes fabriqués en France. Elargie au CEA, la collaboration entre les laboratoires aboutit en 1980 à la qualification d'un nouvel alliage, le 690, présentant à la fois un coefficient de dilatation thermique favorable, de bonnes caractéristiques mécaniques et thermiques, et un meilleur comportement à la corrosion.

C'est le matériau qui sera utilisé à partir de 1984, pour équiper le palier N4, et pour remplacer les tubes de générateurs de vapeur, les enveloppes des tubes d'instrumentation des pressuriseurs des centrales du palier 1300 et les traversées de couvercle de cuve.

En guise de conclusion sur les problèmes ayant affecté les pressuriseurs et les couvercles, on peut remarquer qu'alors que les analyses prévisionnelles ont été tenues en échec, c'est lors de l'épreuve hydraulique imposée par la réglementation que les défauts ont été découverts. C'est à la suite de ces contrôles et de leurs résultats que les moyens de détection ont été améliorés comme la compréhension du phénomène, que des réparations ont été effectuées, et que finalement la sûreté a progressé. C'est la preuve de l'utilité de telles épreuves, mais aussi une leçon de modestie qui devrait être reçue par tous les techniciens.

Notes
960.

Berge Philippe, op. cit., pp. 48-51.

961.

Ibid.

962.

Ibid.

963.

Bourgeois et al., La sûreté …, op. cit., p. 152.