16.1.3.3. Les liaisons bimétalliques, 1990-1993

Autre problème technique, la question des «liaisons bimétalliques» apparaît en 1990, signalée dans les rapports annuels de l'IPSN, de l'IGSN d'EDF et du SCSIN, avant de disparaître en 1993. En 1990, ce problème arrive dans le Rapport d'Activité de la DSIN par ordre d'importance en quatrième position après les anomalies sur les couvercles de cuve, les générateurs de vapeur, les lignes de vapeur principales. Traité sur une colonne alors que chacun des problèmes précédents nécessite plusieurs pages, il présente un degré de gravité moindre. D'ailleurs, il ne fait pas l'objet de réprimande ou de reproches de la part du Service central, qui suit l'affaire, gérée par EDF et expertisée par l'IPSN.

De quoi s'agit-il ? Les immenses récipients du circuit primaire comme la cuve, les générateurs de vapeur ou le pressuriseur, fabriqués en acier ferritique (acier noir), sont reliés les uns aux autres par des tuyauteries en acier inoxydable austénitique. La jonction entre ces pièces en matériaux différents est assurée par des soudures dites «bimétalliques» qui ont toujours été considérées comme une opération délicate. En effet, comme l'explique un expert, «la diffusion d'éléments d'un acier vers l'autre pendant le soudage ou le détensionnement peut modifier la composition, la structure et les propriétés au voisinage de la soudure. De plus, ces joints soudés sont soumis à des sollicitations mécaniques supplémentaires par suite de la différence des coefficients de dilatation des deux aciers». 971 C'est pourquoi les soudures entre l'acier de la cuve, du pressuriseur, de la boîte à eau des générateurs de vapeur et les tuyauteries en acier inoxydable font l'objet de contrôles périodiques lors des arrêts de tranche.

A la suite de certaines anomalies, un dossier établi par EDF est examiné par l'IPSN. Cet examen conduit les autorités de sûreté à demander à l'exploitant d'intensifier les contrôles des soudures de ce type, afin notamment d'en évaluer le caractère générique. C'est ainsi qu'en octobre 1990 d'autres indications sont mises en évidence sur deux tubulures du pressuriseur de Blayais 4 et sur les 6 tubulures de la cuve de Bugey 4. Il s'agit de défauts de faible profondeur qui ont pu être éliminés par un meulage de quelques millimètres du métal. La principale préoccupation est de s'assurer qu'il n'existe pas de défauts de type décohésion intergranulaire dans toute l'épaisseur dans un même plan. C'est la qualité des moyens de détection qui doit permettre d'en avoir l'assurance. A cette date, les contrôles par radiographie et par ultrasons ont une sensibilité de 5 à 7 mm, voire même un peu meilleure en surface et on estime côté EDF que ces contrôles apportent la garantie que le risque d'alignement de défauts non acceptables peut être écarté. 972

En juillet 1991, l'important programme de contrôle et d'études engagé par EDF à la demande de la DSIN montre que sur la moitié des liaisons bimétalliques (LBM) des REP 900 et 1300 contrôlés, 10% présentent des défauts de surface. Mais la DSIN estime que ces études surfaciques ne suffisent pas : dans son rapport d'activité 1991, l'administration signale que compte tenu de la méthode utilisée (contrôle de surface par «ressuage»), et de l'incertitude sur l'origine de ces défauts, elle a estimé qu'il n'était pas possible d'exclure l'existence de défauts plus profonds. Elle a donc demandé à EDF de compléter les investigations sur les liaisons bimétalliques par un contrôle apte à détecter des défauts situés dans l'épaisseur du métal. Elle signale ensuite que des contrôles menés en octobre 1991 ont à nouveau mis en évidence des indications de défauts en surface des tubulures de la cuve de Bugey 4. «Ces nouvelles indications, ajoute la DSIN, ont été relevées tant sur des zones ayant déjà présenté des défauts en 1990, et réparées depuis, que sur des zones vues jusqu'à présent sans défaut. L'apparition de ces défauts après un an de fonctionnement a conduit EDF à définir un nouveau programme d'investigations(…)» 973

L'année suivante, la DSIN reprend l'explication de l'exploitant selon lequel le phénomène observé sur le réacteur n°4 de Bugey est limité en profondeur : «Il s'agirait vraisemblablement de décohésion intergranulaire de l'acier inoxydable, favorisée par le traitement thermique de détensionnement mis en œuvre au cours de la fabrication. De plus, EDF considère que ces défauts ne sont pas de nature à dégrader de façon importante les caractéristiques mécaniques du matériau et, en particulier, n'augmentent pas la probabilité d'une hypothétique rupture brutale.» 974 Cependant, la DSIN ne baisse pas la garde, et un certain nombre d'actions sont engagées :

En 1993, la DSIN semble satisfaite du traitement de cette question par EDF, ou convaincue par ses arguments : en tout état de cause, la question n'est plus signalée dans le bilan annuel du rapport d'activité pour l'année 1993.

L'affaire des liaisons bimétalliques, qui s'avère sans gravité, illustre la question plus générale du contrôle du bon fonctionnement des matériels considérés comme importants pour la sûreté. En particulier, les matériaux ont tendance à vieillir au cours du temps et ce vieillissement est accentué par les effets de la température ou de l'irradiation par exemple. Or la prévention des accidents repose en premier lieu sur la surveillance de ces appareils dans toutes les conditions d'exploitation. La question des liaisons bimétalliques montre bien l'importance de l'amélioration de la fiabilité et des performances des contrôles non destructifs. Pour ce qui touche à la caractérisation et au dimensionnement des défauts, les progrès portent surtout sur les procédés par ultrasons. Les améliorations dans l'interprétation des signaux délivrés par les sondes en courant de Foucault permettent de mieux cerner les défauts.

L'exemple des liaisons bimétalliques illustre également comment sur la base d'incertitudes scientifiques ou techniques, les avis sur la nocivité de certains défauts peuvent diverger entre le contrôleur et ses experts et ceux du contrôlé. De plus, les bonnes relations entre les uns et les autres dépendent de la qualité et de la sincérité des échanges entre les uns et les autres, et notamment des plus ou moins grandes réticences des experts d'EDF à communiquer avec les autorités de sûreté en cas de problème. A ce propos, l'inspecteur général de la sûreté nucléaire à EDF s'appuie dans son rapport annuel sur l'exemple des liaisons métalliques pour inviter l'exploitant à un plus grand volontarisme dans le dialogue technique avec les techniciens de l'autorité de sûreté, attitude qu'il considère être gage d'une meilleure sûreté : «Lors de la mise en évidence de phénomènes de ce type, une parfaite coordination des actions de contrôle, d'examens métallurgiques et de calcul doit être rapidement réalisée. Elle doit se faire en parfaite coopération avec les appuis techniques des Autorités de Sûreté, avec lesquelles il me paraît toujours souhaitable et possible de chercher à effectuer une analyse consensuelle des phénomènes observés. Cette analyse débouche sur des actions à mettre en œuvre pour trancher entre plusieurs hypothèses possibles sur le mécanisme ou sur l'importance et le risque d'évolution des dégradations. Cette collaboration rapide et sans réserve dans l'examen des résultats, avec l'ensemble des techniciens impliqués dans la sûreté de l'installation, permet une information bien meilleure aux différents organismes qui ont à prendre des décisions sur les suites à donner.» 975 Pierre Tanguy parle d'expérience, lui qui était l'ancien directeur de l'IPSN, l'appui technique, et qui avait dû être confronté à ce type de réticences de la part d'EDF. Dans la tradition du CEA, il prône le dialogue entre techniciens compétents, dialogue technique entre hommes de bonne foi, qui ne peut que déboucher sur un consensus sur les hypothèses, analyses et moyens d'actions. Les techniciens de l'IPSN ne sont pas des ennemis de l'énergie nucléaire et d'EDF, et la meilleure façon de les braquer est de leur donner le sentiment qu'on leur cache des choses.

Notes
971.

Pierre Tanguy, Sûreté Nucléaire 1990, Rapport de l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire, EDF-Direction Générale, 1990, p. 35.

972.

Ibid.

973.

Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires, Rapport d'Activité 1991, pp. 77-78.

974.

Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires, Rapport d'Activité 1992, p. 67.

975.

Pierre Tanguy, Sûreté Nucléaire 1990, Rapport de l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire, EDF-Direction Générale, 1990, p. 35.