16.2.3. Les incidents de maintenance en débat au CSSIN

Deux réunions du Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires permettent de suivre la progression du dossier de l'amélioration de la maintenance à EDF.

La première réunion a lieu le 28 novembre 1990, quelques mois après qu'EDF a présenté ses réflexions dans un rapport (connu sous le nom de rapport «Noc») et mis en place depuis janvier 1990 un certain nombre de mesures immédiates. La deuxième partie de la réunion du Conseil qui est consacrée à ces questions en fait une séance mémorable. Le compte-rendu 984 est particulièrement révélateur du climat de tension ambiant : Pierre Carlier, le chef du SPT 985 d'EDF venu présenter son plan d'action, est vivement critiqué de toutes parts, ce qui fait date dans les réunions du conseil, habituellement plus ou moins consensuelles. Que ce soient les représentants des organisations syndicales (CGT surtout, mais aussi CFDT, FO), les représentants du Ministère de l'Industrie (le directeur du SCSIN) et du Ministère de la Santé (le directeur du SCPRI), tous critiquent (ou)vertement EDF. Un journaliste présent remarque même que l'impression qui se dégage des débats est que la situation de la maintenance à EDF est catastrophique, le tableau dressé pessimiste. Tout en notant qu'il sait que dans la réalité les choses ne sont pas conformes à cette image, il constate que des paroles extrêmement dures ont été prononcées au cours de la séance envers EDF et que c'est la première fois, en plusieurs années «qu'il entend des choses pareilles». Et il est vrai qu'à la fin de la discussion, le président du Conseil constatant qu'il est impossible en l'état de prendre une résolution, propose que le Conseil rediscute de ce problème à la prochaine réunion. Il suggère de créer dans l'intervalle un groupe de travail avec des représentants d'EDF et du Conseil, ce qui revient de fait - et c'est un petit événement dans l'histoire du Conseil - à demander à EDF de revoir sa copie.

Quelques mois plus tôt, dans une lettre au SCSIN datée du 3 janvier 1990, EDF avait fourni une liste de mesures pour remédier aux problèmes de maintenance, qui portaient essentiellement sur la culture de sûreté des intervenants, l'organisation, la qualité des dossiers d'intervention et la qualité du contrôle et du suivi. Mais les différentes inspections menées par l'Administration ou l'inspection nucléaire interne d'EDF devaient constater l'insuffisance de ces mesures qui n'avaient pas entraîné d'amélioration significative : de l'aveu même d'EDF, ces mesures n'avaient permis d'obtenir une maintenance satisfaisante que sur 40 % des centrales. De plus, de nouveaux incidents survenaient, en particulier à Dampierre 1 en septembre 1990, où au cours du redémarrage, les opérateurs découvraient que les capteurs de débit des trois lignes vapeur étaient isolés par suite d'une requalification incomplète. La cause était attribuée à une suite d'erreurs humaines provoquées par une trop grande parcellisation des tâches et des responsabilités, au niveau de l'intervenant comme de l'exploitant. Cela conduisait le SCSIN à demander en octobre un renforcement de ces mesures compensatoires. 986

Pour le plus long terme, au-delà des mesures compensatoires, un certain nombre d'orientations avaient été élaborées par le SPT d'EDF suite à la demande du Directeur Général. Deux missions d'enquête et un groupe ad hoc proposaient des mesures, approuvées en juin 1990 par l'établissement. Ces mesures étaient transmises au SCSIN, puis analysées par l'IPSN. Elles avaient fait l'objet de deux réunions du Groupe Permanent avant d'être présentées au CSSIN en novembre. Dans l'esprit d'EDF, ces mesures avaient plusieurs objectifs : clarifier les responsabilités et réduire la parcellisation des tâches; développer les fonctions de contrôle; créer un potentiel d'ingénierie de maintenance; élever le niveau culturel des agents et créer un centre de formation spécifique; créer des structures permanentes d'arrêt de tranche.

Cependant ces mesures allaient être jugées insuffisantes par l'autorité de sûreté. Si certaines réflexions sont jugées intéressantes, le SCSIN estime que les mesures préconisées pêchent sur deux points fondamentaux. En premier lieu, la qualité de la maintenance passe par des moyens et du temps, et il n'y a pas de propositions quantifiées, précises dans le dossier d'EDF sur ce sujet. En particulier, au cours des arrêts de tranche, période au cours de laquelle s'effectue la quasi-totalité de la maintenance, le SCSIN estime qu'une centrale doit prendre une période de temps pour vérifier le bon déroulement des opérations de maintenance et la disponibilité de tous les matériels et systèmes de sauvegarde. En second lieu, les mesures avancées par EDF concernent les centrales et non les services centraux, ce qui ne répond pas à l'absence de contrôle hiérarchique suffisant à EDF : selon le SCSIN, les centrales sont partiellement livrées à elles-mêmes car les services centraux ne sont pas disponibles pour remplir pleinement leur rôle de définition de la doctrine, leur rôle de conseil et leur rôle de contrôle. EDF doit se doter d'un ensemble de contrôleurs du niveau central vers le niveau local. Cette insuffisance de contrôle est illustrée par le fait jugé tout à fait anormal que c'est parfois le SCSIN qui découvre les anomalies, alors qu'elles devraient être détectées au sein de l'établissement EDF.

Ce dernier point appelle une remarque de fond : dans l'esprit de l'organisation de la sûreté en France, on considère depuis le début que les Pouvoirs Publics sont là non pas pour exercer un contrôle exhaustif mais pour vérifier que l'exploitant travaille et s'autocontrôle bien. C'est pourquoi les organismes de sûreté français ont été dotés de moyens plus modestes que ceux existant à l'étranger. Cette conception reposait sur l'hypothèse que les exploitants avaient des structures internes de contrôle fortes. C'est pourquoi le constat que ces structures internes fortes n'existent pas au sein d'EDF pourrait signifier qu'il faut passer à un volume de contrôle des Pouvoirs Publics comparable à celui pratiqué par exemple aux Etats-Unis, où un très grand nombre d'inspecteurs résident en permanence aux côtés des exploitants. Si l'on veut éviter cette évolution, qui est considérée comme une dérive par le Service central, il faut qu'EDF mette en place des structures de contrôle fortes. Or, constate le SCSIN, dans ses propositions, EDF n'avance aucun chiffre permettant de quantifier son effort de contrôle interne.

C'est la définition des moyens qui posera le plus de difficultés entre EDF et le SCSIN. A côté des mesures à court terme dont l'expérience a montré que l'application n'avait pas été pleinement convaincante, les mesures à long terme sont jugées intéressantes sur le plan de la réflexion, mais peu précises ni quantifiées. Les débats deviennent même venimeux sur la question récurrente de savoir si l'autorité de contrôle doit se contenter de parler d'objectifs ou si elle doit aussi se préoccuper des moyens. En effet, dans l'esprit de la réglementation technique de l'administration française, c'est l'exploitant qui est responsable de la sûreté : il est laissé libre des moyens, du «comment faire», pour atteindre les objectifs fixés par la réglementation. Or la limite entre moyens et objectifs est parfois théorique. Le SCSIN estime en l'occurrence que son rôle englobe les deux aspects : il doit définir les objectifs, mais il doit aussi, sur la base des moyens proposés par EDF, voir si ces moyens sont de nature à atteindre les objectifs.

La séance suivante du Conseil Supérieur qui se tient le 19 février 1991 se déroule de façon moins orageuse pour le chef du SPT d'EDF qui expose les mesures concrètes prises par son service pour répondre aux différents points d'interrogation soulevés lors de la précédente réunion. 987

Après avoir rappelé la volonté du SPT de mettre sur pied un «management adapté» passant par la décentralisation des responsabilités, son chef présente la réforme des services centraux, dont il précise qu'ils comptent déjà 500 personnes. Cette réforme passe par un allégement des tâches du SPT, compensée par l'augmentation de l'ingénierie sur sites et l'augmentation du nombre d'ingénieurs consacrés à l'analyse et à l'expertise : 5 ingénieurs constitueront une division «générateurs de vapeur», 5 seront chargés d'étudier un nombre limité de lignes politiques, un groupe de coordination des demandes venant des sites sera institué, 2 ingénieurs formeront un observatoire de sûreté, le nombre d'ingénieurs chargés du contrôle externe passera de 16 à 26. Sur les sites nucléaires, il est prévu de renforcer l'ingénierie afin de désengorger les services centraux par le recrutement de 200 ingénieurs sur 2 ans, plus la formation de 400 contrôleurs en plus des 300 existants pour l'année 1991, et de 250 supplémentaires pour l'année 1992. Par ailleurs, la structure d'arrêt de tranche, période au cours de laquelle s'effectue la quasi totalité de la maintenance, sera maintenue toute l'année, tandis qu'une commission sera chargée de donner son aval au redémarrage de l'installation au vu des résultats des essais de requalification et des analyses. En ce qui concerne les prestataires extérieurs, un cahier des charges renforcé sera défini. Enfin, au niveau de la formation, une approche «sûreté» sera enseignée, notamment au travers de stages.

Ces propositions d'EDF montrent la progression du dossier, en particulier en termes de moyens : le SCSIN avait en effet exigé depuis le mois de novembre une définition plus contractuelle et plus précise des moyens et de la façon de les utiliser. A l'issue de cette deuxième réunion en trois mois consacrée à la maintenance à EDF, le Conseil Supérieur émet un avis, qui fait état de l'avancement du dossier, mais émet un certain nombre de recommandations fermes. Le Conseil supérieur attend de juger sur pièce de la réelle efficacité des réformes proposées par EDF :

‘«Le CSSIN a examiné le 28 novembre puis le 19 février un dossier relatif aux centrales nucléaires, et aux actions mises en place par Electricité de France afin d'améliorer la qualité de la sûreté des opérations de maintenance.
Même si les différents incidents survenus n'ont entraîné aucune conséquence ni sur la population ni sur l'environnement, il souligne l'importance qu'il convient d'attacher aux opérations de maintenance qui, si elles sont mal réalisées, peuvent conduire, entre autres, à l'indisponibilité de plusieurs matériels de même type et à un incident de mode de commun. De tels incidents, qui se reproduisent de façon similaire dans le temps, ne peuvent et ne doivent pas être considérés comme le résultat d'erreurs humaines ponctuelles, mais comme le produit de défaillances d'organisation qu'il convient de corriger aussi rapidement que possible.
Dans ce contexte, il a pris connaissance des premières mesures mises en place depuis 1990 dans les centrales en l'attente de réformes plus importantes. Il note que leur efficacité ne s'est avérée que partielle et souligne la nécessité de les renforcer. Il souligne la nécessité de renforcer la préparation des opérations de maintenance grâce notamment à l'élaboration des plans qualité-sûreté. Il apparaît en outre nécessaire que les centrales prévoient, avant nouvelle divergence, une période consacrée à la reprise en main des installations qui leur permettent de s'assurer de la bonne fin de toutes les opérations réalisées durant l'arrêt de tranche ainsi que de la disponibilité réelle des matériels et systèmes de sauvegarde. Il apparaît de plus nécessaire que les mesures annoncées par Electricité de France pour renforcer la surveillance de ses prestataires soient effectivement mises en œuvre dans les meilleurs délais dans le respect de la réglementation : mise en place effective de contrôleurs de travaux, amélioration du contrôle exercé lors de l'acceptation initiale des entreprises prestataires.

Il a par ailleurs entendu les propositions de réformes plus profondes décidées par Electricité de France pour accroître l'assurance de la qualité de la maintenance. Même si leur mise en œuvre ne peut être réalisée que progressivement, il estime qu'elles devraient contribuer à améliorer le niveau de sûreté des opérations de maintenance et qu'elles traduisent une réelle volonté de progresser d'une part en améliorant l'organisation, et d'autre part en accroissant les moyens de contrôles à tous les stades.

Dans ce cadre, il appartient au service de la production thermique de veiller à l'existence effective d'un important noyau de cohérence entre les actions menées par les différents sites. Il note qu'EDF va ainsi renforcer les moyens affectés aux actions d'inspection interne et qu'EDF va veiller au suivi des conclusions qui en ressortent.

Enfin, le conseil ne peut évidemment se prononcer dès maintenant sur l'efficacité réelle de ces réformes, et en particulier sur la bonne adéquation des moyens mis en place. Il souhaite que ce dossier lui soit présenté à nouveau dans un an afin d'apprécier l'efficacité des premières mesures mises en œuvre par Electricité de France.» 988

De toute façon, chacun est conscient que ce sont là des mesures qui mettront du temps avant de porter leurs fruits : EDF prévoit qu'elles devraient être pleinement efficaces vers 1995. Le SCSIN suivra le dossier de façon attentive, avec ses inspecteurs, pour s'assurer notamment que les sites appliquent de façon homogène ces réformes (en particulier sur l'analyse des risques liés aux interventions et les parades mises en œuvre, la vérification des matériels et la surveillance des prestataires). Le bilan de la réforme sur la qualité de la maintenance présenté fin 1995 par EDF à la DSIN confirme aux yeux de cette dernière le bien fondé de la réforme, puisque en particulier, il a été observé une baisse notable des incidents significatifs dont l'origine est attribuable à la maintenance. 989 La rubrique concernant la maintenance disparaît d'ailleurs du Rapport d'Activité 1996 de la DSIN. Par contre, le facteur humain et la surveillance des prestataires continuent d'être un sujet de préoccupation.

Notes
984.

Archives CSSIN. Compte-rendu de la quinzième séance du Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires, 24 p.

985.

Il s'agit de Pierre Carlier. Il a succédé à Lucien Bertron à la tête du Service de la Production Thermique en octobre 1989. Ingénieur diplômé de l'Institut industriel du Nord et de l'Institut des Sciences et Techniques Nucléaires de Saclay, Pierre Carlier a débuté sa carrière à EDF en 1963 dans le charbon. Il passe au nucléaire en 1971 lors du démarrage de Chinon A2 (UNGG). De 1976 à 1988, il a été successivement responsable de la tranche 1, puis chef adjoint puis chef du site de Bugey.

986.

Ces demandes d'amélioration portent sur : 1/ l'analyse et le traitement des anomalies avant redémarrage; 2/ la surveillance par les centrales des différents prestataires et la formalisation de plans «qualités»; 3/ le suivi des interventions sur des matériels redondants; 4/ la requalification systématique de tous les matériels importants ayant subi une intervention; 5/ la gestion des outillages provisoires utilisés durant l'arrêt de tranche et plus généralement la nécessité que les centrales prévoient une certaine souplesse dans les calendriers d'arrêt de tranche et une période de reprise en main des installations pour vérification des matériels.

987.

Archives CSSIN. Compte-rendu de la vingtième séance du Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires, 26 p.

988.

Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires, «Avis sur le programme d'amélioration de la maintenance proposée par EDF suite aux incidents survenus dans les centrales nucléaires durant l'été 1989», reproduit dans le Bulletin SN, N°79, avril 1991, p. 12.

989.

Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires, Rapport d'Activité 1995, p.156.