16.2.4. Une appréciation différente des problèmes ?

Les incidents de maintenance de l'été 1989 font l'objet d'une critique sévère d'EDF de la part de l'administration : «Dans les semaines qui ont suivi ces incidents, s'est développé chez certains interlocuteurs un discours minimisant l'importance des problèmes et désignant l'obligation de transparence comme cause, responsable de tous les maux : de tels incidents auraient toujours existé et seul l'emploi de l'échelle de gravité les aurait mis sur la sellette. Il est vrai que de tels incidents, surtout dans les périodes de démarrage, avaient pu être constatés lors des années précédentes et avaient déjà fait l'objet de diverses demandes du SCSIN. Leur nombre et leur gravité n'avaient cependant jamais constitué une telle accumulation.» 990 La critique formulée par le SCSIN porte d'autant plus qu'elle est exprimée publiquement dans le rapport d'activité.

De son côté, l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire d'EDF affirme que la tendance de certains chez EDF à minimiser ces problèmes, si elle existe, est effectivement inacceptable : dans son rapport annuel, Pierre Tanguy affirme qu'EDF ne prend pas à la légère les insuffisances constatées au niveau de la maintenance. Il reconnaît que la capacité d'anticipation d'EDF n'a pas toujours été à la hauteur (notamment sur les grappes de commande), mais il n'approuve pas la formulation du rapport d'activité du SCSIN à propos des incidents, «leur nombre et leur gravité n'avaient cependant jamais constitué une telle accumulation». Cette présentation donne selon lui une image catastrophique de la situation, alors que des indicateurs chiffrés permettant d'évaluer la situation seraient beaucoup plus utiles. Il juge qu'il serait également positif d'indiquer à l'opinion les points sur lesquels l'autorité de sûreté a imposé ses vues et ceux sur lesquels l'exploitant a anticipé et l'a informée des problèmes. Il craint que les critiques très dures du SCSIN conduisent à faire perdre la confiance du public à l'égard d'EDF de manière parfois injustifiée.

Pierre Tanguy, s'il émet lui aussi des critiques quant à l'organisation interne d'EDF, relativise l'importance accordée médiatiquement à ces incidents. De son point de vue, l'attribution d'un niveau 3 pour l'anomalie de Gravelines n'est pas justifiée : si elle a été considérée initialement comme potentiellement très significative pour la sûreté, une analyse effectuée depuis montre, à son avis, qu'elle «devrait être «déclassée» au niveau 2, car les sécurités étaient restées opérationnelles» 991 : «Des études et des essais ont pu montrer que les soupapes se seraient toujours ouvertes, à des pressions supérieures aux pressions normalement prévues certes, mais que l'intégrité du circuit primaire n'aurait pas été mise en cause. Il ne s'agissait donc pas d'un «presqu'accident», comme on pouvait initialement le penser, mais tout au plus d'une défaillance dans l'organisation qualité entraînant un affaiblissement significatif de la défense en profondeur, justiciable d'un niveau 2.» 992 De plus, Tanguy rappelle qu'une mission internationale commandée par le SCSIN sur l'incident de Gravelines a conclu qu'il devait être classé au niveau 2 de l'échelle internationale INES. 993 Plus loin dans son rapport annuel, Tanguy critique «l'utilisation de l'échelle de gravité comme instrument de pression du SCSIN sur EDF [qui lui] paraît un détournement d'un outil qui ne sera un bon vecteur médiatique que s'il s'appuie sur la vérité technique.» 994 L'échelle de gravité est mise en place depuis un peu plus d'un an, ce qui donne un retentissement médiatique renforcé aux événements qui y sont classés. Par ailleurs, la mise en place de l'échelle fait que de nombreux incidents - qui existaient auparavant - sont désormais déclarés, ce qui donne l'impression d'une accumulation, d'une augmentation du nombre d'incidents, alors que la situation resterait identique. Seule la médiatisation change, pas la réalité technique, ce qui explique le désappointement vécu du côté des centrales où on joue la transparence mais où on ne se sent pas payé en retour. Seul reste présent le nombre d'incidents, indépendamment de leur gravité, alors que l'échelle était destinée à pondérer auprès du grand public et des médias l'importance relative des différents incidents.

Pour l'inspecteur général, il ne faut pas perdre de vue que le niveau général est bon et donc qu'il est difficile d'améliorer la situation, ce qu'il préconise également. Mais il demande à ce qu'on ne perde pas de vue la signification du point de vue sûreté des événements. Lors d'une séance du Conseil Supérieur qui tire un bilan des mesures d'amélioration de la maintenance en février 1991, il rappelle ces principes de base de la sûreté : les centrales ont été conçues en sachant qu'il y aurait des erreurs au cours du projet, au niveau des bureaux d'étude, de la construction et de l'exploitation. Ces erreurs échapperont au contrôle aussi performant soit-il, et ceci a été pris en compte par les concepteurs depuis les années 50. C'est pourquoi la sûreté ne repose pas sur une seule ligne de défense. Il explique que dans l'incident de Gravelines par exemple, un bouton manuel permet d'ouvrir la soupape si un défaut empêche le fonctionnement automatique. La pression peut également être réduite par le système d'aspersion au pressuriseur. 995 Des erreurs sont inévitables, mais somme toutes, elles sont très rares, affirme Pierre Tanguy qui cite les taux de défaillances très faibles chez les professionnels : en moyenne pour les agents de maintenance d'EDF, une erreur est commise tous les 25 ans; dans les domaines où on fait plus d'erreurs comme chez les automaticiens, il y a une erreur de professionnalisme tous les 10 ans conduisant à un incident classé dans l'échelle de gravité. Pour les mécaniciens c'est tous les 100 ans, ce qu'il juge «dérisoire». Les agents sont donc de bons professionnels. L'amélioration de la maintenance n'est donc pas une question de professionnalisme des intervenants.

Il faut noter que les incidents de maintenance surviennent dans un contexte plus général de réforme du Service de la Production Thermique d'EDF. A la suite des incidents, Pierre Tanguy a été chargé d'une mission «effectifs», qui constitue avec le Rapport «Noc» une des bases de la future réforme du SPT. 996 Parmi les conclusions de ces rapports, un des points sensibles de l'organisation de la maintenance est l'activité de contrôle : la notion de contrôle est mal perçue, à la fois par les contrôleurs et les contrôlés, ressentie comme une perte de compétence. L'instauration d'un métier de contrôleur se heurte à une vieille tradition au SPT qui privilégiait l'auto-contrôle. Plus généralement, sont mises en évidence les difficiles relations entre les services «fonctionnels» et les services «opérationnels», faisant écho aux problèmes entre tâches du ressort des sites et tâches à la charge des services centraux. L'organisation traditionnelle du SPT est également mise en cause pour expliquer les difficultés à accepter la coordination et la centralisation nécessaire à l'exploitation d'un vaste parc.

Ce sont bien des problèmes de facteurs humains qui sont soulevés. Ce ne sont plus seulement des problèmes techniques, mais des problèmes organisationnels, managériaux, de relations sociales dans l'entreprise.

Une parenthèse s'impose. La réorganisation de la maintenance s'insère dans un projet plus global de réforme du SPT que combattent les syndicats 997 : derrière l'accent mis sur le professionnalisme par la direction, ils dénoncent la transformation des employés EDF en contrôleurs, en managers, alors que l'exécution serait confiée à des prestataires n'ayant pas le même statut. Ils rejettent les recettes de gestion des ressources humaines et les discours sur le projet d'entreprise dispensés par la hiérarchie en lieu et place d'une véritable formation scientifique et technique. Un des facteurs cité par les syndicats pour expliquer les problèmes au niveau de la maintenance est la «course permanente» à laquelle sont soumis les salariés : «il faudrait avoir terminé les révisions avant même d'avoir commencé», dénonce la CGT. «Cette cavalcade permanente» conduit à un recours massif à la sous-traitance en cascade, à la dégradation des conditions de travail et de la sûreté. La sous-traitance est considérée comme un «véritable fléau», en plus «d'un transfert de compétences particulièrement grave». «Ce n'est pas d'agents EDF qui soient de bons contrôleurs dont la sûreté a besoin. Comment intervenir lorsque l'on ne connaît plus le matériel dans son détail pour l'avoir démonté, expertisé, réparé puis remonté ? Qui sera en capacité d'intervenir d'urgence demain sur un incident, en dehors de la présence du constructeur ou du prestataire de service ? « 998 Le syndicat CGT s'appuie dans sa dénonciation de la politique du SPT sur le rapport de Tanguy qui indique «qu'il faut se libérer de la pression du temps».

A la suite de l'accident de Three Mile Island, c'est essentiellement sur la conception des systèmes, sur le contenu de certaines procédures ou l'interface homme-machine que les efforts avaient porté. Du côté de l'exploitant, c'est donc surtout la conduite des installations qui avait reçu une attention particulière. Pierre Carlier, chef du Service de la Production Thermique d'EDF de 1989 à 1994, précise en 1991 que ces modifications avaient concerné les 3 000 personnes impliquées dans la conduite des installations et s'étaient étalées sur cinq ou six ans. Pour le programme lancé début 1991 à la suite des incidents de maintenance de l'été 1989, ce sont cette fois près de 20 000 personnes qui sont concernées : 10 000 au sein d'EDF, 10 000 chez les constructeurs et les entreprises prestataires. 999

Notes
990.

Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires, Rapport d'Activité 1989, p. 66.

991.

Pierre Tanguy, Sûreté Nucléaire 1989, Rapport de l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire, EDF-Direction Générale, 1989, p. 6.

992.

Ibid., p. 24.

993.

Ibid., Rapport de synthèse, p. 10.

994.

Ibid., p. 13.

995.

Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires, Compte-rendu de la séance du 19 février 1991, p. 7.

996.

Pour le contenu de ces réformes, Cf. Dominique Larroque, op. cit., pp. 259-283.

997.

Cf. le dossier de presse intitulé «Sûreté Nucléaire», de la FNE CGT, distribué lors de la conférence de presse du 29 juin 1990.

998.

Ibid.

999.

RGN-Actualités, «Gérer la sûreté du parc électronucléaire. L'analyse de Pierre Carlier», Revue Générale Nucléaire, N°6, 1991, pp. 481-482.