16.3.4. Le rapport de Michel Lavérie du 16 juin 1992

Michel Lavérie, chef de la DSIN, remet son rapport aux ministres le 16 juin 1992. S'il conclue à la possibilité d'autoriser le redémarrage, il émet néanmoins de nombreuses réserves et limitations. Dans l'attente de progrès significatifs sur un certain nombre de points, cette autorisation n'est d'ailleurs envisagée que pour une période limitée à deux ans, à l'issue de laquelle une nouvelle autorisation devrait être étudiée. Le rapport du chef de la DSIN explique que les précautions supplémentaires à prendre et les limitations envisagées sont rendues nécessaires par certaines caractéristiques du réacteur et par les difficultés de certaines démonstrations de sûreté. Il est même ajouté que «comme l'a illustré le fonctionnement passé de ce réacteur, son éventuel fonctionnement futur présente un risque significatif de nouvelles défaillances; il importe donc que ce réacteur fasse l'objet d'une vigilance particulière.» 1006

Le rapport, dans son premier point consacré aux «précautions et limitations supplémentaires à associer à une éventuelle décision de démarrage», insiste sur les efforts importants accomplis par l'exploitant suite aux incidents survenus sur l'installation et aux demandes successives de l'autorité de sûreté, tant en ce qui concerne les améliorations matérielles, le réexamen des règles d'exploitation, la capacité d'expertise et le retour d'expérience, que les dispositifs de détection pour réduire le domaine de fonctionnement. Pour ce dernier point, M. Lavérie propose de limiter la puissance du réacteur à 50% de sa puissance nominale.

Le deuxième point, intitulé «les caractéristiques du réacteur et les difficultés rencontrées dans les démonstrations de sûreté», comporte des considérations plus critiques à l'égard du type-même de l'installation :

‘«L'ensemble des événements survenus sur l'installation et notamment les trois incidents les plus importants (fuite du barillet en 1987, entrée d'air dans le réacteur en 1990 et effondrement du toit de la salle des machines en 1990) ont une signification statistique pour l'avenir. Ces défaillances correspondent soit à des problèmes techniques difficiles insuffisamment maîtrisés, soit à des carences de réalisation. Cette situation, qui est partiellement liée au caractère prototype de l'installation doit être intégrée dans la décision et dans les précautions prises : il faut considérer que la probabilité d'apparition de nouvelles défaillances est significative.
«On constate de plus que les deux premiers incidents précités, affectant le réacteur lui-même, n'ont pas été maîtrisés conformément aux spécifications techniques du réacteur. En effet, l'interprétation correcte des événements a nécessité dans les deux cas plusieurs semaines, différant ainsi la mise à l'arrêt requise par la situation.
«Ce constat ne met pas en cause les équipes d'exploitation, mais plutôt la difficulté des diagnostics qu'elles ont à faire, compte tenu de la complexité particulière de l'installation. Des efforts ont été faits pour une meilleure maîtrise des situations incidentelles et accidentelles (…), mais le handicap lié à la conception sophistiquée de ce type de réacteur demeure.» 1007

Michel Lavérie évoque ensuite trois particularités liées à la conception du réacteur qui rendent plus difficiles les démonstrations de sûreté. La première est liée au fait que le cœur peut présenter un coefficient de vide positif 1008 ce qui nécessite de porter une attention particulière aux divers événements pouvant influer sur la réactivité. La deuxième difficulté est liée à l'emploi du sodium. Le rapport cite enfin les difficultés de contrôle et d'intervention, notamment à l'intérieur de la cuve : «Contrairement aux réacteurs à eau pour lesquels il suffit de quelques jours pour examiner in situ tout composant sur lequel on aurait le moindre doute1009, une intervention souhaitable dans la cuve de Superphénix se chiffrerait en années d'arrêt (…). Si ce dernier point peut à la rigueur être admis pour un prototype, il compromettrait vraisemblablement le développement industriel de réacteurs ainsi conçus : la sûreté d'un réacteur ne peut être raisonnablement assurée s'il n'est pas possible, en cas de doute, d'en contrôler toutes les structures, dans des conditions aisément envisageables. A ce titre, l'expérience de Superphénix et les difficultés rencontrées par l'autorité de sûreté pour imposer le développement et la mise en œuvre de contrôles limités sur des structures aussi importantes que la cuve principale et les tubes de générateur de vapeur illustrent ce problème. Ces différentes considérations conduisent à penser que le développement de futurs réacteurs rapides nécessiterait de réexaminer et vraisemblablement de modifier de manière assez importante la conception de ces réacteurs.» 1010

D'autres considérations spécifiques étaient évoquées comme l'importance de comprendre l'origine des incidents de réactivité de Phénix et les moyens de gérer une fuite importante de sodium sur une boucle secondaire à l'intérieur de l'enceinte. Sur ce deuxième point, la DSIN estime que l'étude menée par NERSA a été faite «avec des hypothèses favorables non justifiables» : si on mène les calculs avec d'autres hypothèses «raisonnablement enveloppes», on parvient à la conclusion que les galeries secondaires ne résisteraient pas et que la tenue de l'enceinte ne serait pas garantie. En fait, des essais récents conduits en particulier à la suite de l'incendie qui avait détruit la centrale solaire d'Alméria en 1986 avaient montré que certains feux de sodium pouvaient avoir des conséquences plus graves que celles retenues dans les hypothèses des rapports de sûreté. En effet, le rapport de sûreté retient l'hypothèse de feux de sodium «en nappe», qu'il est relativement facile d'éteindre. Par contre, comme cela a été le cas à Alméria, le feu de sodium avait été du type «pulvérisé» : le sodium, pulvérisé en fines gouttelettes, réalise alors un mélange fin avec l'air, c'est pourquoi ce second type de feu, dégageant une énergie beaucoup plus importante, s'avère beaucoup plus difficile à maîtriser que le précédent.

Jugeant non pleinement satisfaisantes les hypothèses retenues par l'exploitant quant au risque comme en matière de moyens de prévention de ce dernier point, le rapport invite à un fonctionnement limité à six mois, à une puissance de 30% avant que les mesures de prévention soient complétées.

Le rapport Lavérie sera très mal reçu par le pouvoir, et il se murmure que son auteur aurait été obligé de «revoir sa copie». Certains y voient d'ailleurs la raison de son départ de la tête de la DSIN quelques mois plus tard. On ne sait par quel biais des fuites du rapport parviendront au journal Libération. Rétrospectivement, un journaliste de ce quotidien parle à ce propos de «la version atténuée «sur commande» du rapport de 1992 sur Superphénix». Selon lui, cet événement a marqué un moment fort de l'information sur la sûreté nucléaire en France, dévoilant pour la première fois les limites de l'indépendance de la DSIN, «prise en flagrant délit de ne pas tout dire, d'avoir négocié son jugement avec le pouvoir politique.» 1011

A la suite du rapport, le Premier ministre refusera le redémarrage de Superphénix. Dans un communiqué du 29 juin 1992, Pierre Bérégovoy annonce que le rapport de l'autorité de sûreté sera rendu public (il le sera le 7 juillet), que le redémarrage de Superphénix sera subordonné à la réalisation des travaux nécessaires pour faire face aux feux de sodium et qu'une enquête sera réalisée préalablement au redémarrage.

Notes
1006.

Michel Lavérie, «Rapport à Madame le Ministre de l'environnement et Monsieur le Ministre de l'industrie et du commerce extérieur», cité in : DSIN, Rapport d'activité 1992, pp. 99-102.

1007.

Ibid.

1008.

Le coefficient de vide est le terme technique qui désigne l'effet du passage d'une bulle d'air dans le fluide réfrigérant. Dans le cas de Superphénix, la formation d'une bulle d'air dans le sodium a pour effet d'amplifier la réaction nucléaire : le coefficient de vide est positif. Il est négatif dans le cas des réacteurs à eau sous pression : dans ce cas, l'apparition d'un bulle conduit à un apaisement de la réaction en chaîne.

1009.

Michel Lavérie met ici en cause la conception et la difficulté d'inspectabilité du réacteur qui en résulte. Il rejoint les propos d'un témoin, anonyme, d'EDF, qui voit dans cette conception une continuité de pensée entre le graphite-gaz et les surgénérateurs, une conception typiquement CEA, à l'opposé de la vision américaine, qui consiste à considérer qu'une fois qu'un réacteur est construit et qu'il a divergé, on n'y va plus : il y a des robots qui se chargeront d'aller à l'intérieur, des machines de chargement compliquées travaillent en aveugle. Par rapport aux UNGG où il était quand même possible de pénétrer, le phénomène est aggravé sur les surgénérateurs.

1010.

Michel Lavérie, «Rapport…», op. cit., p. 100.

Selon un témoin d'EDF, la conception de Superphénix est caractéristique d'un mode de pensée du CEA : comme pour les réacteurs graphite-gaz, les surgénérateurs sont conçus avec l'idée qu'une fois construits et que la divergence s'est produite, on ne rentre plus dans le réacteur, il est scellé une fois pour toutes. Des robots se chargeront d'aller à l'intérieur, des machines de chargement compliquées travailleront en aveugle. Et ce trait est encore accentué sur les surgénérateurs par rapport aux réacteurs UNGG. Cette vision est à l'opposé de la vision américaine.

1011.

Interview de Guy Benhamou dans Contrôle, N°100-101, juillet-août 1994, p. 22