17.1. La mission des contre-experts

Mais la nouveauté réside également dans le contexte tout particulier dans lequel se déroule cet examen, puisque le Conseil Général du Haut-Rhin a mandaté une groupe de contre-experts pour en évaluer les résultats.

Afin de répondre à l'inquiétude très vive de la population et à une forte opposition anti-nucléaire - l'Allemagne et la Suisse sont proches, où l'opposition est vive - le Conseil Général du Haut-Rhin avait créé en 1977 une Commission de surveillance, regroupant des élus et des représentants des associations pour assurer un contrôle de la gestion et du fonctionnement de la centrale. Initialement, la commission de surveillance comprenait 10 conseillers généraux, 5 maires des communes environnantes et 5 représentants des associations anti-nucléaires ou de protection de la nature. Les réunions régulières de la commission servaient à faire le point sur le fonctionnement et les incidents. En présence du Préfet ou de son représentant, les responsables de la centrale et les représentants des autorités de sûreté (DRIR) étaient chargés de fournir les informations aux membres de la commission. On notera qu'à la suite de l'accident de Tchernobyl, les associations avaient décidé de quitter la commission, estimant ne pas y trouver une information objective et complète.

C'est donc à l'occasion de la visite décennale que le Conseil Général propose aux autorités la création d'une mission d'experts pour l'évaluation de la tranche n°1 de Fessenheim pendant son arrêt : faute de désignation d'experts par le Préfet ou le Ministre, le Conseil Général, le 14 avril 1989, charge 5 experts et 2 consultants associés (trois Français, trois Allemands et un Belge) de réaliser cette mission d'expertise indépendante. Les cinq experts sont Christian Kuppers et Lothar Hahn (Institut d'écologie de Darmstadt), Jochen Benecke (Institut Sollner et Université de Munich), Luc Gillon (Université catholique de Louvain et Centre d'Etudes Nucléaires de Mol) et Raymond Sené (CNRS - Collège de France), tandis que les deux consultants sont Patrick Petitjean (Groupement de Scientifiques pour l'Information sur l'Energie Nucléaire (GSIEN)) et Michèle Rivasi (Commission de Recherches et d'Informations Indépendantes sur la Radioactivité (Crii-Rad)).1014

L'esprit qui a présidé à la composition du groupe d'experts, d'après la description qu'en donne le rapport final, marque plus une prise de position sur ce que devrait être une vraie expertise en temps normal qu'elle ne reflète la réalité de ce que fut la composition du groupe : «Ce choix, peut-on lire dans le rapport, visait à assurer une grande diversité des experts, quant à leur nationalité, leurs relations avec l'industrie nucléaire ou leur point de vue général sur le problème. Elles faisaient appel à des personnes ayant déjà participé à ce type d'expertise, à la demande d'autorités politiques et administratives, ou d'associations, personnes indépendantes des organismes responsables de la mise en œuvre du programme nucléaire français (EDF, CEA, Ministère de l'Industrie). Michèle Rivasi et Patrick Petitjean ont été désignés dans cette mission comme «consultants associés» pour assurer la liaison avec l'étude engagée sur l'environnement autour de Fessenheim1015 (Michèle Rivasi) et avec les scientifiques strasbourgeois ayant suivi l'histoire du réacteur depuis sa mise en route (Patrick Petitjean). Une telle composition pluraliste était le moyen de déboucher sur des appréciations les plus objectives possibles, résultant d'un travail collectif dans la diversité et de la confrontation constructive avec les autres parties concernées (les responsables de la centrale et du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires (SCSIN)(Ministère de l'Industrie et Secrétariat d'Etat à l'Environnement)).»1016

«L'objectivité» ou la «composition pluraliste» invoquées sont sans doute à relativiser car les experts choisis peuvent être considérés à des degrés divers comme opposants ou critiques de l'énergie nucléaire, même si ce ne sont pas les opposants les plus farouches.

Une rapide description de leurs parcours s'impose car ce sont des noms que l'on rencontre souvent dans l'histoire de la sûreté nucléaire. En France, Raymond Sené fait partie des fondateurs du GSIEN, il est membre depuis 1981 du CSSIN. Petitjean est également membre du GSIEN. Michèle Rivasi est la fondatrice de la Crii-Rad, laboratoire indépendant de mesure de la radioactivité, future députée. Christian Küppers, comme Michael Sailer qui s'est désisté, avait participé en 1989 à la commission d'enquête du Bundestag consacrée à l'énergie nucléaire. Le rapport publié à cette occasion était une critique en règle de l'énergie nucléaire sur le plan de la sûreté, de l'environnement et de l'élimination des déchets.1017 Lothar Hahn est un collègue de Sailer à l'institut d'écologie appliquée de Darmstadt. Tous deux participent depuis de nombreuses années à des expertises pour différents ministères et Länder allemands sur la sûreté des réacteurs nucléaires. Monseigneur Luc Gillon1018 est également un spécialiste de l'énergie nucléaire en Belgique. Il avait été choisi comme expert par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques - nous en parlerons plus loin - pour rédiger la partie sûreté du premier rapport parlementaire français sur la sûreté des centrales nucléaires françaises paru en 1988. Une de ses inquiétudes principales depuis Three Mile Island est l'explosion hydrogène.

La contre-expertise est une nouveauté pour tous les acteurs du jeu nucléaire français, que ce soit pour EDF, pour les Pouvoirs publics chargés de la sûreté, pour les autorités politiques locales et pour les contre-experts français. Jusque-là, les contre-expertises se limitaient au domaine de la radioprotection et à un débat sur les normes radioactives, mais elles ne s'étaient jamais attelées au problème de la sûreté nucléaire.

Sept réunions de la mission ont lieu entre le 11 mai et le 14 septembre. Mais en fait, les membres de la mission relèvent que dans ce délai de quatre mois, ils n'ont disposé que de deux mois seulement de travail effectif, pendant les vacances. Le travail avec le SCSIN et la DRIR Alsace est jugé «globalement positif» par les experts. Petitjean tient d'ailleurs à remercier ces deux organismes pour leur disponibilité et leur collaboration.

Notes
1014.

Par rapport à la composition initiale, Lothar Hahn a remplacé Michael Sailer de l'Institut de Darmstadt, tandis que Jack Steinberger, du CERN, se désistait, proposant Raymond Sené pour le remplacer. L'institut International pour l'environnement de Luxembourg se faisait représenter par Jochen Benecke.

1015.

Parallèlement à l'expertise, le Conseil Général a chargé la Crii-Rad, laboratoire indépendant, d'effectuer une étude radioécologique autour de Fessenheim dans le but de faire le point sur l'impact d'une centrale sur son environnement après 10 ans de fonctionnement.

1016.

Rapport du groupe d'experts constitué suite à la décision du Conseil Général du Haut-Rhin du 14 avril 1989, p. 2.

1017.

Küppers, C., Nockenberg, B., Sailer, M., Schmidt, G., «Umwelt-, Sicherheits-, Entsorgungs- und Akzeptanz aspekte der Kernenergienutzung», in : Energie und Klima. Band 5 : Kernenergie, Studien Programm «Internationale Konvention zum Schutz der Erdatmosphäre sowie Vermeidung und Reduktion energiebedingter klimarelevanter Spurengaze», herausgegeben von der Enquete-Kommission «Vorsorge zum Schutz der Erdatmosphäre» des Deutschen Bundestages, Economica Verlag, Bonn, 1990, pp. 419-916.

1018.

Luc Gillon, Professeur à l'Université Catholique de Louvain est né en 1920 à Rochefort en Belgique. Après avoir commencé des études d'ingénieur en 1940, il passe quatre ans à étudier la théologie et est ordonné prêtre en 1946. Il revient à Louvain et se joint aux premiers chercheurs belges qui s'initient au domaine de l'énergie nucléaire. Ayant terminé son doctorat en Sciences en 1952, il est invité à l'Université de Princeton et au Laboratoire National de Brookhaven aux Etats-Unis. Nommé professeur à l'Univesrité de Louvain en 1954, il est envoyé en Afrique afin d'y construire et d'y diriger l'Université Lovanium de Kinshasa. Il en sera le Recteur jusqu'en 1967 et l'Administrateur Général jusqu'en 1971. Pour ces fonctions, il reçoit, du Vatican, un titre honorifique. En 1972, il rentre en Belgique et reprend ses fonctions de professeur à Louvain où il enseigne l'Introduction au Génie Nucléaire et la Technologie des Réacteurs. Depuis 1975, il est vice-président puis Administrateur du Centre d'Etudes Nucléaires à Mol. Il a été conseiller scientifique de la délégation Belge près l'AIEA à Vienne de 1976 à 1984. Il a notamment publié Le nucléaire en question aux éditions Duculot en 1986.