CHAPITRE 18 : LES RELATIONS ENTRE L'AUTORITE DE SURETE ET EDF, LE TOURNANT DES ANNEES 1989-1992

18.1. Les causes de la dégradation des relations entre l'autorité de sûreté et EDF : non pas des problèmes socio-politiques, mais des questions techniques épineuses, des dérives d'EDF également

Il serait tentant d'expliquer la dégradation des relations entre l'autorité administrative de sûreté et l'exploitant EDF en mettant en avant le contexte socio-politique qui pousserait le SCSIN à être de plus en plus exigeant dans son contrôle des activités nucléaires, comme le font les gens d'EDF.

Il nous est difficile d'analyser le point de vue des dirigeants d'EDF sur ces changements de relations dans cette période, faute de documents : la situation s'est-elle dégradée, les relations se sont-elles tendues de leur fait, il est difficile de le savoir. Toujours est-il que c'est plus souvent du côté des autorités de sûreté qu'ils placent le changement d'attitude consistant à demander «toujours plus» à l'exploitant. Dans la discussion qui suit, nous nous appuyons donc sur les documents dont nous disposons et qui émanent majoritairement de l'autorité de sûreté, l'accusée en quelque sorte.

La position de Pierre Tanguy - inspecteur général pour la sûreté nucléaire à EDF et qui ne parle pas au nom d'EDF - peut cependant être considérée comme partagée par l'établissement. Tanguy note ainsi dans son rapport IGSN 1989 : «Il est incontestable que tous ces incidents et difficultés ont contribué à l'évolution de l'attitude des autorités de sûreté (…). Ils ont plus accompagné ces évolutions qu'ils n'en ont été réellement la cause.» 1044 Pour Tanguy d'ailleurs, les indicateurs de sûreté ne montrent pas une dégradation de la sûreté. Ceci est cependant moins vrai au niveau des indicateurs de radioprotection. Mais au-delà des incidents proprement dits, il apparaît que les questions à traiter sont plus délicates, les enjeux économiques sont considérables, ce qui entraîne un dialogue plus conflictuel entre contrôleur et contrôlé.

Il ne s'agit pas ici de minimiser le rôle du contexte.

Certes, cette période voit la volonté proclamée du SCSIN d'être plus transparent. Certes, on se situe dans «l'aftermath» de Tchernobyl qui a apporté l'image concrète du potentiel catastrophique de l'énergie nucléaire et a nui durablement à sa perception par le public. D'ailleurs, le débat parlementaire qui s'ensuit en France au cours de l'année 1989 est une traduction de cette ambiance.

Mais l'analyse des prises de position des autorités de sûreté nous amène à conclure qu'au-delà de ces facteurs «externes» sans aucun doute importants dans la compréhension de cette évolution, ce sont des phénomènes «internes», c'est-à-dire liés directement à des questions de sûreté, qu'ils soient techniques ou organisationnels, qui ont constitué le cœur de cette évolution.

Il existe bien entendu un lien dialectique entre ces facteurs «externes» et «internes», puisque la tâche des autorités de sûreté est de juger de l'acceptabilité du risque : quand bien même elle partagerait une même évaluation objective du risque avec l'exploitant, l'autorité peut ne pas être d'accord sur son acceptabilité, et le jugement de cette acceptabilité est éminemment fonction de l'état de l'opinion, d'autant plus qu'on proclame la nécessité de la transparence. Mais la divergence peut provenir de sujets de controverse sur le plan scientifique et technique pour lesquels l'analyse par les uns et les autres peut être différente et le consensus ne pas s'établir. Or de la divergence dans l'analyse technique de certains phénomènes microscopiques (au sens propre du terme pour ce qui concerne les fissures) par les spécialistes découle telle ou telle politique, stratégie industrielle dont les coûts sont eux très nettement macroscopiques. L'analyse des prises de position de l'autorité de sûreté montre que ce sont bien des questions techniques qui sont à l'origine des conflits.

En effet, on peut dater de l'année 1987 le premier raidissement significatif - et partiellement public 1045 - de l'autorité de sûreté à propos d'un problème technique à la base, celui de la dégradation des tubes des générateurs de vapeur. Or l'usure de ces tubes débouche sur la question du remplacement de ces appareils, question à laquelle EDF tarde - du point de vue du SCSIN - à répondre. C'est bien là, à propos d'un problème technique délicat, que les positions se raidissent, étant donné les conséquences de ces remplacements en termes de coûts pour EDF, en terme de crainte de devoir laisser ces appareils fonctionner en sûreté dégradée faute de remplacement en temps utile du côté du service central. D'ailleurs, après la décision prise en 1988 par EDF de procéder au premier remplacement d'un générateur de vapeur sur la tranche de Dampierre 1 pour l'année 1990, les relations s'améliorent entre l'exploitant et le SCSIN. Jusque-là, la question de la lenteur de mise en œuvre des modifications sur les installations avait été le principal point de friction, et avait de nombreuses fois provoqué la colère des pouvoirs publics depuis 1985, mais ils n'en avaient pas fait un casus belli, conscients que la gestion de ces améliorations était un problème nécessitant de toute façon un certain délai.

Mais après la question des générateurs de vapeur, l'année 1989, considérée comme une «année chaude pour la sûreté» selon le mot de l'inspecteur général d'EDF, fait apparaître un autre problème délicat, celui de la maintenance des installations posant l'épineuse question des facteurs humains dans l'organisation de l'exploitation du parc nucléaire. Outre les nombreux autres problèmes qui apparaissent en 1989, que ce soit la qualité sur les chantiers ou la réalisation de certaines pièces, les années qui suivent sont marquées par un deuxième grand problème technique, dont la solution n'est pas évidente lors de sa découverte, celui des couvercles de cuve. Là aussi, l'expertise du problème n'est pas simple, et les solutions s'avèrent fort déchirantes.

Notes
1044.

Pierre Tanguy, Sûreté nucléaire 1989, Rapport de l'inspecteur général pour la sûreté nucléaire, EDF-Direction Générale, 1989, p. 7.

1045.

Réunion du Conseil Supérieur de la Sûreté Nucléaire du 5 juillet 1988 lors de la présentation du rapport d'activité du SCSIN pour l'année 1987.