On peut considérer que les griefs d'EDF contre les Autorités de Sûreté sont exprimés de la manière la plus explicite par Pierre Tanguy, alors Inspecteur Général de la Sûreté Nucléaire d'EDF dans un rapport annuel de 1989. Le texte n'était pas destiné à être rendu public et il s'adressait au Directeur Général d'EDF; il avait été distribué à une centaine de cadres. Le rapport IGSN 1989 peut être considéré comme étant parmi les expressions les plus franches formulées sur la sûreté des centrales d'EDF et sur les relations avec l'autorité de sûreté. Qui plus est, de la part d'un des grands noms historiques de la sûreté nucléaire en France, qui se place du point de vue d'EDF, et de la sûreté. A la suite de fuites dans la presse de passages de ce rapport, fuites mal interprétées selon son auteur, et faute de pouvoir empêcher qu'un document publié à un grand nombre d'exemplaires ne subisse le même sort, les versions des années suivantes seront publiques. Notons après leur auteur que les propos de l'IGSN n'engagent que lui et non EDF. Ce rapport 1989 constitue une source documentaire de grande qualité étant donné la personnalité de son auteur, le rôle qu'il a joué dans la gestion de l'expertise de la sûreté nucléaire en France, mais également de par sa position d'inspecteur, n'ayant de ce fait de compte à rendre qu'à la Direction Générale d'EDF pour lui proposer un panorama des centrales du seul point de vue de la sûreté et proposer un certain nombre d'actions pour son amélioration. Le point de vue d'EDF exploitant, souhaitant produire du kWh dans les meilleures conditions peut lui se résumer à «on nous en demande toujours plus» 1046 .
Chaque rapport annuel de l'inspecteur général, rédigé depuis 1988, débute par un dossier de synthèse. Celui de 1989 développe une rhétorique qui fait l'apologie de la technique comme solution objective à toutes les difficultés. Véritable manifeste technocratique, pas nécessairement au sens péjoratif du terme, le rapport de synthèse défend l'idée que le pouvoir doit revenir à ceux qui savent, être attribué sur la base de la connaissance, ce qui s'accompagne du rejet des hommes politiques, de l'opinion publique, de certains contre-experts ou associations, incapables d'avoir d'une vision d'ensemble, pondérée, objective des questions techniques sensibles.
De façon très symbolique, son «panorama de la sûreté nucléaire» commence par un premier paragraphe intitulé «l'évolution de l'environnement national» qu'il est nécessaire de reproduire largement. Il débute comme suit :
‘«Les relations avec les Autorités de Sûreté ont évolué de manière très significative au cours de l'année 1989. On ne peut pas parler à proprement parler de «rupture», car cette évolution était déjà amorcée dans les années antérieures, mais 1989 a vu une succession de prises de position de la part du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires (SCSIN) qui ont indiqué sa volonté de marquer son indépendance vis-à-vis de l'exploitant nucléaire EDF, premier responsable de la sûreté de ses installations, et qui reflètent plus ou moins directement l'opinion des milieux politiques vis-à-vis des questions de sûreté et de protection de l'environnement, telle qu'elle s'est notamment manifestée au cours du débat parlementaire de décembre 1989. (…)Cette franchise dans le propos à l'encontre de l'évolution en cours de l'opinion et des autorités, ne met pas sous le boisseau les dysfonctionnements ou erreurs propres à EDF, qui contribuent à un mauvais dialogue technique avec les autorités de sûreté. Tanguy reconnaît les torts de l'exploitant sur certaines questions et propose un certain nombre de voies de progrès au sein d'EDF : «Ceci impose que nous leur ouvrions tous nos dossiers, que nous respections à la lettre les engagements pris auprès du SCSIN comme du Groupe Permanent, notamment en ce qui concerne les délais d'étude, que nous réagissions rapidement sur les incidents, et que nous nous efforcions d'anticiper les problèmes plutôt que de les subir. Je sais que les Directions Opérationnelles partagent ce point de vue, mais nous devons reconnaître que nous n'avons pas toujours été sans reproches sur certains points dans le passé. J'espère que notre interlocuteur technique principal, l'IPSN, sortira renforcé des débats en cours sur le CEA.[Il s'agit de projets de dissocier l'IPSN du CEA](…)» 1048
Quelques années plus tard, Tanguy reste fidèle à cette vision quand il tire le bilan en 1995 du fonctionnement du parc électronucléaire français. Nous reproduisons le paragraphe suivant qui résume parfaitement la situation au tournant des années 1980-1990, et qui élargit son propos :
‘«Jusqu'aux années 90, la France avait échappé au caractère conflictuel aigu et quasi permanent qui présidait depuis quelque 10 ou 15 ans aux relations entre les exploitants et les autorités de sûreté dans les grands pays nucléaires comme les USA ou la RFA. (…) Les années qui ont suivi Tchernobyl ont vu dans notre pays une certaine dégradation des relations entre autorités de sûreté et exploitants, notamment entre EDF et la DSIN. Début 1992, l'autorité de sûreté reprochait à l'exploitant d'être plus soucieux de produire que d'accorder une priorité absolue à la sûreté. A l'appui de ce reproche, la DSIN citait des engagements non tenus, un nombre important d'incidents impliquant le non respect de consignes, un manque d'anticipation des problèmes potentiels, etc. L'exploitant pour sa part considérait qu'il était l'objet d'une extension permanente du champ réglementaire, au détriment de sa responsabilité propre, et de tracasseries et d'exigences souvent disproportionnées par rapport à la nature des problèmes réels de sûreté soulevés. Il constatait que l'autorité de sûreté privilégiait l'avis des «contre-pouvoirs» tels les médias, les syndicats, et certains «contre-experts» indépendants, aux dépens d'une analyse objective des questions techniques. En bref, le climat était devenu quelque peu détestable dans les années 1991-1992 et ceci ne pouvait que nuire à la sûreté à plus ou moins longue échéance. (…) Il était clair pour nous qu'une amélioration passait par la restauration du dialogue technique dont l'efficacité et les vertus avaient fait leur preuve dans un passé proche, entre l'exploitant, l'autorité de sûreté et ses appuis techniques. La situation exigeait au préalable des corrections de dysfonctionnements internes, qui existaient sans doute chez tous les acteurs, mais qu'il appartenait d'abord à l'exploitant (EDF ou CEA) de prendre en charge en ce qui le concernait. Elles devaient se traduire notamment par une plus grande formalisation des engagements qu'il était amené à prendre vis-à-vis de l'Autorité de Sûreté et une plus grande rigueur dans la tenue de ces engagements.» 1049 ’Les passages que nous avons soulignés sont significatifs de cet accent mis sur les questions techniques, propres à susciter l'adhésion de tous, contre les influences socio-politiques extérieures jugées néfastes.
Ce refrain du «Toujours plus…» est même le titre d'un éditorial de Francis Sorin dans la N°5 de l'année 1992 de la Revue Générale Nucléaire à propos de «sécurité nucléaire et société» dont deux titres de paragraphe en gras résument bien l'esprit : «Le nucléaire «diabolisé»», «Radioprotection : l'escalade».
Pierre Tanguy, Sûreté Nucléaire 1989, Rapport de l'Inspecteur Général de la Sûreté Nucléaire, EDF-Direction Générale, 15 janvier 1990, p. 5.
Ibid.
Bourgeois, J., Tanguy, P., Cogné, F., Petit, J., La sûreté nucléaire en France et dans le monde, Polytetechnica, Paris, 1995, p. 231.