18.2. Les griefs d'EDF à l'égard des autorités de sûreté : le rapport annuel 1989 de l'IGSN

On peut considérer que les griefs d'EDF contre les Autorités de Sûreté sont exprimés de la manière la plus explicite par Pierre Tanguy, alors Inspecteur Général de la Sûreté Nucléaire d'EDF dans un rapport annuel de 1989. Le texte n'était pas destiné à être rendu public et il s'adressait au Directeur Général d'EDF; il avait été distribué à une centaine de cadres. Le rapport IGSN 1989 peut être considéré comme étant parmi les expressions les plus franches formulées sur la sûreté des centrales d'EDF et sur les relations avec l'autorité de sûreté. Qui plus est, de la part d'un des grands noms historiques de la sûreté nucléaire en France, qui se place du point de vue d'EDF, et de la sûreté. A la suite de fuites dans la presse de passages de ce rapport, fuites mal interprétées selon son auteur, et faute de pouvoir empêcher qu'un document publié à un grand nombre d'exemplaires ne subisse le même sort, les versions des années suivantes seront publiques. Notons après leur auteur que les propos de l'IGSN n'engagent que lui et non EDF. Ce rapport 1989 constitue une source documentaire de grande qualité étant donné la personnalité de son auteur, le rôle qu'il a joué dans la gestion de l'expertise de la sûreté nucléaire en France, mais également de par sa position d'inspecteur, n'ayant de ce fait de compte à rendre qu'à la Direction Générale d'EDF pour lui proposer un panorama des centrales du seul point de vue de la sûreté et proposer un certain nombre d'actions pour son amélioration. Le point de vue d'EDF exploitant, souhaitant produire du kWh dans les meilleures conditions peut lui se résumer à «on nous en demande toujours plus» 1046 .

Chaque rapport annuel de l'inspecteur général, rédigé depuis 1988, débute par un dossier de synthèse. Celui de 1989 développe une rhétorique qui fait l'apologie de la technique comme solution objective à toutes les difficultés. Véritable manifeste technocratique, pas nécessairement au sens péjoratif du terme, le rapport de synthèse défend l'idée que le pouvoir doit revenir à ceux qui savent, être attribué sur la base de la connaissance, ce qui s'accompagne du rejet des hommes politiques, de l'opinion publique, de certains contre-experts ou associations, incapables d'avoir d'une vision d'ensemble, pondérée, objective des questions techniques sensibles.

De façon très symbolique, son «panorama de la sûreté nucléaire» commence par un premier paragraphe intitulé «l'évolution de l'environnement national» qu'il est nécessaire de reproduire largement. Il débute comme suit :

‘«Les relations avec les Autorités de Sûreté ont évolué de manière très significative au cours de l'année 1989. On ne peut pas parler à proprement parler de «rupture», car cette évolution était déjà amorcée dans les années antérieures, mais 1989 a vu une succession de prises de position de la part du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires (SCSIN) qui ont indiqué sa volonté de marquer son indépendance vis-à-vis de l'exploitant nucléaire EDF, premier responsable de la sûreté de ses installations, et qui reflètent plus ou moins directement l'opinion des milieux politiques vis-à-vis des questions de sûreté et de protection de l'environnement, telle qu'elle s'est notamment manifestée au cours du débat parlementaire de décembre 1989. (…)
Il va de soi qu'EDF ne peut que suivre les directives que lui donnent les Autorités de Sûreté, et qu'en outre nous nous félicitons de l'affirmation publique de l'indépendance de ces Autorités. Je considère pour ma part que l'indépendance de jugement en matière de sûreté a toujours été la règle depuis pratiquement les origines du programme nucléaire français, quoi qu'aient pu en dire certains critiques de ce programme. Ce qui me paraît néanmoins fondamental, c'est que cette indépendance s'est toujours appuyée sur une analyse technique contradictoire, mais approfondie [souligné par nous], des dossiers et il me paraîtrait dangereux qu'elle puisse désormais se fonder d'abord sur des considérations de nature socio-politique. Une telle dérive conduirait à un processus décisionnel qui se situerait en terme de conflit de pouvoir, et non plus de recherche du meilleur compromis technique.
L'évolution de nos relations avec le SCSIN me conduit donc à une mise en garde. On a tendance parfois à mettre sur le seul compte de la qualité des hommes et de l'organisation des entreprises le succès du programme nucléaire français par rapport à l'étranger. C'est trop vite oublier l'importance de l'environnement favorable sur les plans politique, juridique et réglementaire dans lequel notre programme a pu se développer. En ce qui concerne la contrainte réglementaire, il est généralement reconnu qu'elle a une large part de responsabilité dans l'échec du programme nucléaire américain, qui disposait au départ d'une avance technologique considérable. Il est instructif de noter que les «régulateurs» américains ont souvent cru de bonne foi qu'en marquant plus nettement leur pouvoir vis-à-vis de l'industrie américaine, notamment par un durcissement de leurs exigences, ils rendaient service à cette industrie, et regagnaient en même temps la confiance du public. Ils se sont doublement trompés.
Or je crains que nous n'assistions aujourd'hui à une tendance similaire en France, avec plus d'une décennie de décalage. Il me paraît significatif que les derniers mois aient vu se multiplier des propositions de restructuration de l'organisation nationale de la sûreté nucléaire, alors qu'aucun responsable ne met sérieusement en cause le bien-fondé technique des décisions prises dans le passé, et que la seule préoccupation avancée porte sur la perception de ces questions par l'opinion publique. Plusieurs initiatives locales, telle la «contre-expertise» organisée par le Conseil Général du Haut-Rhin à l'occasion de l'épreuve décennale de Fessenheim, ressortissent à mon avis au même courant, même si souvent les préoccupations de protection vis-à-vis de la radioactivité l'emportent sur les soucis strictement de sûreté.
En pratique, cette évolution se traduit pour EDF par de nouvelles contraintes auxquelles l'Entreprise doit faire face. (…) Je pense que c'est avant tout sur les aspects techniques de sûreté que nous devons faire porter notre effort.
En effet, notre préoccupation essentielle doit être de maintenir en France un consensus sur lesréponses à apporter aux problèmes techniques de sûreté (…). Nous devons nous efforcer de garantir la qualité du dialogue technique entre nos spécialistes et les experts indépendants qui apportent leur soutien aux Autorités de Sûreté.» 1047

Cette franchise dans le propos à l'encontre de l'évolution en cours de l'opinion et des autorités, ne met pas sous le boisseau les dysfonctionnements ou erreurs propres à EDF, qui contribuent à un mauvais dialogue technique avec les autorités de sûreté. Tanguy reconnaît les torts de l'exploitant sur certaines questions et propose un certain nombre de voies de progrès au sein d'EDF : «Ceci impose que nous leur ouvrions tous nos dossiers, que nous respections à la lettre les engagements pris auprès du SCSIN comme du Groupe Permanent, notamment en ce qui concerne les délais d'étude, que nous réagissions rapidement sur les incidents, et que nous nous efforcions d'anticiper les problèmes plutôt que de les subir. Je sais que les Directions Opérationnelles partagent ce point de vue, mais nous devons reconnaître que nous n'avons pas toujours été sans reproches sur certains points dans le passé. J'espère que notre interlocuteur technique principal, l'IPSN, sortira renforcé des débats en cours sur le CEA.[Il s'agit de projets de dissocier l'IPSN du CEA](…)» 1048

Quelques années plus tard, Tanguy reste fidèle à cette vision quand il tire le bilan en 1995 du fonctionnement du parc électronucléaire français. Nous reproduisons le paragraphe suivant qui résume parfaitement la situation au tournant des années 1980-1990, et qui élargit son propos :

‘«Jusqu'aux années 90, la France avait échappé au caractère conflictuel aigu et quasi permanent qui présidait depuis quelque 10 ou 15 ans aux relations entre les exploitants et les autorités de sûreté dans les grands pays nucléaires comme les USA ou la RFA. (…) Les années qui ont suivi Tchernobyl ont vu dans notre pays une certaine dégradation des relations entre autorités de sûreté et exploitants, notamment entre EDF et la DSIN. Début 1992, l'autorité de sûreté reprochait à l'exploitant d'être plus soucieux de produire que d'accorder une priorité absolue à la sûreté. A l'appui de ce reproche, la DSIN citait des engagements non tenus, un nombre important d'incidents impliquant le non respect de consignes, un manque d'anticipation des problèmes potentiels, etc. L'exploitant pour sa part considérait qu'il était l'objet d'une extension permanente du champ réglementaire, au détriment de sa responsabilité propre, et de tracasseries et d'exigences souvent disproportionnées par rapport à la nature des problèmes réels de sûreté soulevés. Il constatait que l'autorité de sûreté privilégiait l'avis des «contre-pouvoirs» tels les médias, les syndicats, et certains «contre-experts» indépendants, aux dépens d'une analyse objective des questions techniques. En bref, le climat était devenu quelque peu détestable dans les années 1991-1992 et ceci ne pouvait que nuire à la sûreté à plus ou moins longue échéance. (…) Il était clair pour nous qu'une amélioration passait par la restauration du dialogue technique dont l'efficacité et les vertus avaient fait leur preuve dans un passé proche, entre l'exploitant, l'autorité de sûreté et ses appuis techniques. La situation exigeait au préalable des corrections de dysfonctionnements internes, qui existaient sans doute chez tous les acteurs, mais qu'il appartenait d'abord à l'exploitant (EDF ou CEA) de prendre en charge en ce qui le concernait. Elles devaient se traduire notamment par une plus grande formalisation des engagements qu'il était amené à prendre vis-à-vis de l'Autorité de Sûreté et une plus grande rigueur dans la tenue de ces engagements.» 1049

Les passages que nous avons soulignés sont significatifs de cet accent mis sur les questions techniques, propres à susciter l'adhésion de tous, contre les influences socio-politiques extérieures jugées néfastes.

Notes
1046.

Ce refrain du «Toujours plus…» est même le titre d'un éditorial de Francis Sorin dans la N°5 de l'année 1992 de la Revue Générale Nucléaire à propos de «sécurité nucléaire et société» dont deux titres de paragraphe en gras résument bien l'esprit : «Le nucléaire «diabolisé»», «Radioprotection : l'escalade».

1047.

Pierre Tanguy, Sûreté Nucléaire 1989, Rapport de l'Inspecteur Général de la Sûreté Nucléaire, EDF-Direction Générale, 15 janvier 1990, p. 5.

1048.

Ibid.

1049.

Bourgeois, J., Tanguy, P., Cogné, F., Petit, J., La sûreté nucléaire en France et dans le monde, Polytetechnica, Paris, 1995, p. 231.