18.3.2. La communication et l'ouverture vers l'extérieur

Mais en plus de l'affirmation de son indépendance de jugement, l'autorité de sûreté et plus précisément son chef, Michel Lavérie, met l'accent sur la communication 1054 avec le public sur ses activités de contrôle. Il est sans doute important de présenter rapidement Michel Lavérie, car ce sont aussi les hommes, avec leur personnalité, leur caractère, qui forgent l'histoire, et en particulier quand celle-ci repose principalement sur la qualité d'un dialogue.

Michel Lavérie est le troisième chef du Service central de sûreté des installations nucléaires. Il succède ainsi à Jean Servant (1973-1977) et à Christian de Torquat (1977-1986). Né en 1945, Michel Lavérie est ancien élève de l'Ecole polytechnique et ingénieur du Corps des mines. La première partie de sa carrière se déroule au sein des Directions Régionales de l'Industrie, de la Recherche et de l'Environnement (DRIRE). Son affectation dans la DRIRE de la région Bourgogne et Franche-Comté, dont il devient le Directeur régional, est l'occasion d'enchaîner sécurité classique - sécurité nucléaire, puisque la région de Dijon concentre l'essentiel des usines de fabrication des composants du programme nucléaire de l'époque, ce qui vaut à sa direction de jouer un rôle particulier de sécurité industrielle pour le domaine du nucléaire. Il poursuit dans cette voie au Ministère de l'industrie au niveau central en tant que chef adjoint du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires (SCSIN) de 1979 à 1986. Il est nommé chef du service le 6 juin 1986, puis devient Directeur de la Sûreté des Installations Nucléaires (DSIN) en 1991 quand le service devient direction, poste qu'il occupera jusqu'en 1993. 1055

Si en général le milieu des ingénieurs est assez avare en jugements sur les individus, un qualificatif revient souvent dans le propos de certains responsables vis-à-vis de la personnalité de Michel Lavérie, dépeint comme un homme de fort caractère, ne manquant pas d'exprimer par moments ses désaccords et parfois sa colère.

Dans le journal Le Monde du 23 mai 1989, Michel Lavérie, chef du SCSIN, publie un point de vue sous le titre «Nucléaire : éclairer… l'opinion». Cet article témoigne de cette volonté de communication en direction du public. Le texte est reproduit dans le Bulletin SN N°69 d'août 1989. L'article est très bien résumé par sa conclusion : «Notre parc nucléaire doit fonctionner avec un taux élevé d'acceptation de l'opinion, lequel ne se développera que sur la connaissance rationnelle de la réalité nucléaire. Il convient de sortir du cercle vicieux selon lequel on aurait intérêt à en dire le moins possible pour conforter l'indifférence générale. Il faut entrer dans un cercle vertueux où plus on en dit, plus les choix sont compris et plus les comportements deviennent responsables(…).» 1056 Selon Michel Lavérie, l'opinion, après une vive opposition lors de la construction du parc nucléaire français, semble aujourd'hui résignée à l'existence des centrales. Mais résignation ne signifie pas approbation. Or la phase actuelle d'exploitation ne peut manquer d'engendrer des incidents, qui, mal interprétés par le public, pourraient conduire à un rejet en bloc de cette industrie. Il est donc nécessaire que l'opinion ait une vision claire de ce qu'est la sûreté, grâce aux élus, aux médias. Ceci passe par l'explication de la façon dont les pouvoirs publics exercent leur contrôle des activités de l'exploitant, par l'information sur les conditions d'exploitation requises (normes, situations hors normes) qui garantissent un fonctionnement sans prise de risques inacceptables. Le SCSIN, exerçant son contrôle au nom de l'opinion, doit donc être transparent sur la façon de mener son activité ce qui justifie une politique d'information exigeante pour faire de l'opinion un acteur à part entière de la politique de sûreté.

Quelques passages de l'article veulent annoncer une rupture avec les pratiques antérieures : «Dans le passé, la communication du SCSIN, autorité de sûreté, pouvait apparaître à juste titre particulièrement discrète et soucieuse de préserver l'image des exploitants. D'où le reproche fréquent du péché par omission. Depuis Tchernobyl, le SCSIN a tiré les conséquences des risques de défiance qui se sont manifestés dans l'opinion et a fait franchir à sa communication une étape décisive.» Michel Lavérie ajoute : «La complexité du sujet ne doit jamais servir de prétexte à l'absence de clarification de notre activité. De même la nature claire et rude de nos relations avec l'exploitant ne nous empêche pas de faire valoir nos différences, si elles correspondent à notre analyse des phénomènes. Ce processus actif d'information va, certes, générer une demande sans cesse plus précise face à laquelle il faudra nous organiser. Cela fait partie de la façon moderne dont nous comprenons notre mission.» 1057

Mais au-delà de la communication vers l'opinion, établir des relations avec d'autres acteurs que les spécialistes est jugé nécessaire, et même bénéfique, par l'autorité de sûreté. Et il y a là une divergence fondamentale avec d'autres acteurs du nucléaire. Dans un éditorial à un dossier de la Revue Générale Nucléaire consacré à la sûreté, Michel Lavérie va en effet plus loin que la nécessité de transparence : «L'industrie nucléaire a un intérêt vital à ce que les jugements de l'opinion soient les plus conformes possibles à la réalité des installations. En particulier les progrès de la sûreté doivent être accompagnés des progrès de sa perception par l'ensemble des regards extérieurs.» 1058 C'est l'idée déjà développée dans le Point de vue au Monde de mai 1989. La nouveauté est dans la suite du raisonnement. «Anticipation, réalisme, pression de l'opinion, quelles qu'en soient les raisons, un constat s'impose : la France s'est lancée depuis quelques années dans une politique de transparence exigeante. Cette politique se caractérise par la reconnaissance d'un droit de regard [souligné par M. Lavérie] sur les choix du nucléaire et notamment de sa sûreté. Elle implique que la «transparence» ne soit pas vécue comme une contrainte à court terme, mais comme un apport à plus long terme. D'une façon générale, les divers regards extérieurs doivent être reconnus comme bénéfiques. Avec des approches différentes, ils évitent la sclérose et les tentations d'autosatisfaction des spécialistes.[souligné par nous] Ainsi, les doutes, les réflexions, les contre-expertises, les critiques venant des élus, des associations concernées, des organisations syndicales, d'experts, d'organismes internationaux et de bien d'autres partenaires font progresser la sûreté. Les informations qu'ils émettent ou qu'ils relaient sont aussi des facteurs de progrès.» 1059

Notes
1054.

Ce souci de communication apparaît dans le numéro 61 du Bulletin SN de janvier-février 1988, où Michel Lavérie évoque, dans un éditorial intitulé «Le bulletin SN : pour qui et comment le rédiger», les problèmes auxquels est confronté le SCSIN pour communiquer sur la sûreté. Les 61 numéros précédents ont en effet été rédigés par la petite équipe d'ingénieurs du service, qui seront désormais épaulés par des spécialistes de la communication. Les rédacteurs se posaient différents types de problèmes : quels faits relater dans le bulletin ? La question de l'importance de ces faits est complexe car elle peut dépendre de composantes multiples telles que l'influence ponctuelle sur la sûreté de l'installation, les enseignements génériques à tirer, les conséquences économiques ou l'impact psychologiques. De ce point de vue l'échelle de gravité devait permettre de préciser plus explicitement ce qui mérite d'être relaté. La difficulté du comment rédiger ces articles réside également dans le souci d'éviter les critiques dénonçant soit une volonté de cacher certains faits ou au contraire de noyer le lecteur sous un flot d'informations. Par ailleurs, le bulletin SN étant adressé à un public de spécialistes et au grand public, les rédacteurs doivent trouver le ton juste pour chacune de ces différentes catégories. Autre aspect plus général, le compte rendu des incidents ne doit pas apparaître comme une mise en accusation systématique de l'exploitant, sans pour autant minimiser les problèmes que l'exploitant rencontre.

1055.

Après 13 ans passés dans le contrôle au niveau central de la sûreté nucléaire, il est nommé Directeur Général de l'Institut National de l'Environnement Industriel et des Risques (INERIS), établissement public sous tutelle du ministère de l'Environnement qui a pour rôle de fournir études et expertises dans le domaine du risque industriel. En 1997, il est nommé Inspecteur Général pour la Sûreté Nucléaire au CEA.

1056.

Michel Lavérie, «Nucléaire: éclairer… l'opinion», Bulletin SN, N°69, août 1989, p. 15.

1057.

Ibid.

1058.

Michel Lavérie, «Sûreté nucléaire : droit de regard et devoir de progrès», RGN, Septembre-Octobre 1991, p. 353.

1059.

Ibid.