18.4.1. Un processus d'expertise à plusieurs niveaux

Il est vrai que dans le cas contraire, cela aurait signifié pour le spécialiste de la sûreté une remise en cause de ses compétences, de son travail, de sa raison d'être. Car fondamentalement, le rôle des experts de sûreté est, on ne peut que le confirmer, technique. Pour s'exprimer sur les questions de sûreté, il faut disposer de compétences, dont ils sont détenteurs, ce qui est indéniable. Et pour parler dans ce domaine, il faut connaître. Or ces experts ne sont pas nombreux.

Pour la radioprotection, la question est quelque peu différente : il s'agit de mesure et il est moins compliqué de trouver des experts hors du sérail nucléaire et de valider leur compétence d'après un certain nombre de protocoles expérimentaux. Les critiques des opposants seront de ce fait toujours plus pertinentes en matière de radioprotection qu'en matière de sûreté. La principale cause de discrédit des autorités vient de l'affaire de nuage de Tchernobyl dont chacun se souvient qu'il s'était arrêté à la frontière.

Par ailleurs, il aurait été surprenant que des opposants non spécialistes des questions si pointues du nucléaire découvrent des problèmes insoupçonnés par les experts attitrés, car pour la sûreté, ce sont près de 400 personnes à l'IPSN qui travaillent sur ces questions, qui ont été recrutées parmi les spécialistes français de l'énergie nucléaire. De plus, le processus même de l'expertise de la sûreté procède par plusieurs lectures, avec des points de vue différents. La confrontation technique met en scène plusieurs niveaux d'experts : ce sont d'abord les spécialistes d'EDF qui proposent leurs arguments. Ceux-ci sont étudiés par les experts analystes de l'IPSN, qui remettent leurs conclusions à l'administration qui les examine. Quand les sujets s'avèrent importants et lourds de conséquences, les autorités demandent l'avis du Groupe Permanent d'experts concerné. Pour les thèmes relatifs au circuit primaire sous pression, un niveau d'expertise supplémentaire intervient à travers la gestion du dossier par le Bureau de la Construction des Chaudières Nucléaires (BCCN) et la Section Permanente Nucléaire (SPN) de la Commission Centrale des Appareils à Pression (CCAP). Ce sont donc plusieurs lectures des dossiers qui sont faites, au niveau national, mais également en accord avec l'état de l'art au niveau international, à travers la participation à de multiples expériences, collaborations, colloques…

Ces diverses confrontations jouent sans nul doute un rôle important pour limiter l'esprit de groupe, de caste, et pour contrebalancer la logique interne d'une communauté qui pourrait avoir tendance à s'auto-aveugler par des raisonnements acceptés en interne, déconnectés de la réalité et laissant de côté certains aspects importants. De ce point de vue, comme nous l'avons montré, la sûreté nucléaire a été d'emblée - et le phénomène s'est amplifié avec le temps - une question discutée à l'échelon international, et les solutions nationales ont rarement pu s'écarter des solutions dont le consensus s'était établi au niveau international. D'ailleurs, les opposants qui en France ont les plus grandes difficultés à obtenir les informations, s'abreuvent des documents publiés à l'étranger. Paradoxalement, les spécialistes français si peu enclins à communiquer en France, s'expriment là librement, donnant à leurs collègues du nucléaire des informations qu'ils taisent aux opposants sur le sol national. 1062

Notes
1062.

D'après un entretien avec Monique et Raymond Sené : «Dans les conférences internationales, les gens du CEA, Framatome ou Novatome à l'époque, faisaient des publications sur des études des problèmes, de situations, qu'on ne connaissait pas en France. Mais ils étaient en train de travailler en disant : il y a un risque important d'un type de fusion de coeur sur Superphénix, alors que tout le monde en France utilisait une documentation dans laquelle [il était affirmé que] il n'y a aucun problème, ça ne peut pas arriver. Au moment où ils présentaient cela à une conférence à Seattle ! «

Nous pouvons confirmer que ce sont souvent les documents internationaux qui résument les positions des divers intervenants nationaux et dans lesquels les positions françaises apparaissent exprimées le plus clairement, comme lors des colloques de l'AIEA, ou de l'OCDE.