18.4.2. Compétence scientifique et technique

Fondamentalement, les spécialistes de l'appui technique ont connu une sorte «d'âge d'or», l'époque de Jean Bourgeois, où les discussions étaient menées entre spécialistes de l'exploitant et spécialistes de l'autorité de sûreté, entre «gens de bonne compagnie» pour résumer. On se souvient du fonctionnement de la Commission de Sûreté des Installations Atomiques (CSIA) du CEA depuis 1960, où les débats se tenaient entre chefs des départements, sans ménagement ni compromission, sous la haute autorité du Haut-commissaire Francis Perrin qui avait fait partie aux côtés de Joliot des premiers découvreurs en France des principes physiques de la fission. Cet âge d'or correspondait également au fait que l'organisme d'expertise résidait au sein du Commissariat à l'Energie Atomique, à son apogée pourrait-on dire : le CEA disposait de moyens conséquents, d'objectifs clairement définis, et de dirigeants de haut niveau, tous ingrédients nécessaires à la réussite d'une organisation quel que soit son champ d'activité.

Mais le CEA était également un organisme de recherche scientifique et technique qui de ce fait disposait d'une réelle compétence, quasi exclusive en France. La création du Service central en 1973 au sein de l'administration n'allait pas réellement modifier ce fonctionnement, en conservant leur rôle aux appuis techniques et groupes d'experts. En France, historiquement, l'IPSN est en effet issu en 1976 du puissant organisme scientifique qu'est le Commissariat à l'Energie Atomique. Les premiers dirigeants de cet institut d'expertise ont compté parmi les quelques dizaines de pionniers du CEA qui ont assuré le développement industriel de l'énergie nucléaire en France au cours des années cinquante et soixante. Jean Bourgeois, puis Pierre Tanguy ou encore François Cogné ont consacré près de vingt ans de leur début de carrière professionnelle au développement des premiers projets français en matière d'énergie nucléaire. Ce sont ces hommes qui ont par la suite modelé les organismes chargés de la sûreté. Ils ont pu recruter, à l'intérieur du CEA, les spécialistes compétents. Le CEA a constitué ce vivier dans lequel ils ont pu puiser des scientifiques et techniciens travaillant en liaison à la fois avec les recherches théoriques et avec la recherche appliquée aux réalisations concrètes les plus en pointe de l'énergie atomique.

La structure, la composition, le mode de travail de l'IPSN ont été conçus par Bourgeois et ses successeurs de façon à envisager les différents aspects de l'expertise de la sûreté. Ils insistent sur le soin qu'ils ont porté à regrouper à la fois des spécialistes pointus des différents domaines en jeu dans la sûreté des réacteurs, mais aussi des généralistes, ainsi que des laboratoires de recherche travaillant pour les précédents. Cette composition de l'IPSN devait correspondre aux tâches mêmes d'un service d'expertise technique, chargé de connaître les détails les plus pointus, et les plus récents des connaissances scientifiques et techniques, mais devant aussi être capable d'esprit de synthèse pour mesurer l'importance, à l'aune de la sûreté, de telle ou telle donnée. Car c'est en cela que réside selon les chefs de l'IPSN la mission de la sûreté : disposer d'un grand éventail de spécialistes très pointus (l'éventail de sujets qu'il est nécessaire d'analyser dans une centrale est large et divers), mais aussi capables de relativiser, de ne conserver de toutes les données que ce qui est essentiel. Il faut pouvoir analyser des monceaux de documents techniques mais en même temps savoir ne retenir, dans la discussion avec l'exploitant, que les éléments pertinents pour la sûreté. C'est en cela que l'analyse est une analyse technique et pas administrative.

Si les experts travaillent avant tout sur des données, il doivent ensuite les analyser au moyen de modèles, qui doivent être eux-mêmes vérifiés, validés sur des expériences. Ces expériences garantissent que les données, et les modèles utilisés pour les interpréter sont valables, ce qui permet d'éviter des erreurs provenant de modèles implicites dont l'expert n'a pas conscience, parce qu'il utilise une relation qu'il a faite tellement de fois qu'elle lui paraît naturelle. Cela est valable au niveau de l'expert individuel, mais aussi au niveau de la collectivité des experts : les programmes de recherche expérimentaux permettent de vérifier que les modèles, équations, utilisés parfois par toute la communauté sont bel et bien adéquats et utilisés dans la bonne plage de validité. 1063

L'aspect scientifique de l'organisation mérite d'être souligné car il se distingue d'autres types d'organisation de l'expertise dont le caractère est plus administratif ou industriel. Or le mode de fonctionnement de ces différents types de structure ne peut manquer d'influer sur le fonctionnement de l'expertise. Les modes de fonctionnement collectif peuvent être plus ou moins favorables à l'expression des compétences et au rôle d'expertise. Une condition sine qua non de l'expertise est la possibilité pour les experts de faire part de leurs doutes, de leurs inquiétudes, de discuter les divers aspects sans crainte des conséquences en termes de coût, en terme d'efficacité immédiate, ce qui n'est pas le cas d'une organisation de type industriel. Le caractère scientifique de l'organisme d'experts institutionnalise le dialogue, qui est une caractéristique de la communauté scientifique : dans ce type d'organisations, les échanges, la discussion, la confrontation des points de vue, sont en effet considérés comme des facteurs clés permettant de faire progresser les connaissances. Dans le cas d'une organisation à caractère industriel, les critères sont plus centrés sur la rentabilité, les études sont ciblées et peu de latitude est laissée pour des idées sortant des sentiers battus. L'organisation de type administratif, dans le cas français, est prise entre deux feux politiques, les exigences de l'opinion et les volontés des dirigeants politiques également responsables du développement économique. Les rôles administratif et technique sont dissociés : à la création du Service central en 1973, le CEA conserve le rôle d'experts qui était le sien, l'administration disposant désormais du pouvoir décisionnel : les experts de l'IPSN n'assument donc pas la responsabilité politique de la décision mais doivent donner un avis, le plus objectif possible. A la limite, ce n'est pas leur rôle de peser les conséquences économiques, politiques de leur avis technique ou scientifique.

La gestion des carrières au sein de ces différents types d'organisation est également un facteur non négligeable pour se doter des compétences, les conserver ou éviter la sclérose des spécialistes. De ce point de vue également, selon Tanguy, le type d'organisation de l'IPSN approchait l'idéal car il était immergé dans un ensemble plus vaste, le CEA. Le fait que le corps d'expertise d'un millier de personnes, baignait dans cette structure de 15 à 20 000 personnes, permettait de gérer les carrières par des transferts entre les deux entités et pas seulement au sein de l'IPSN.

Notes
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Raymond Sené du GSIEN critique cette tendance des experts d'utiliser des arguments d'autorité pour justifier leurs calculs, en se basant sur des lois, sur des courbes acceptées par toute la communauté mais dont plus personne ne sait quelle est le domaine de validité, si ce n'est : «c'est une courbe à un million de dollars, parce que les Américains ont dépensé cette somme pour l'obtenir». Plus généralement, M. Sené critique ce qu'il appelle une approche d'ingénieurs, où les experts mènent des calculs sans connaître la nature des phénomènes, comme par exemple en matière de corrosion sous contrainte.