18.4.3. Une certaine vision de la science et de la technique

Le discours de gens comme Tanguy est également le discours d'une génération, qui a connu cet enthousiasme technicien pour une technologie nouvelle dont on pensait qu'elle pourrait révolutionner le monde. Et rappelons que pour la génération qui a participé à cette aventure, car c'est ainsi que cela a été vécu, on est passé en un peu plus de trente ans de la découverte fondamentale de la fission à la production industrielle d'électricité. Par ailleurs, dans les années cinquante, les savants et ingénieurs du nucléaire étaient présentés comme des héros contribuant au progrès de l'humanité. Le progrès technique était présenté comme un facteur de libération de l'homme. Trente ans plus tard, les techniciens se sentent entourés d'une défiance, d'une hostilité de la part de l'opinion, d'une perte de confiance en tout cas. Un argument revient périodiquement dans l'argumentation des hommes du nucléaire et des experts de sûreté en particulier, parfois de façon un peu paranoïaque, à l'égard de l'opinion et de l'opposition. Pour eux, ce qu'ils appellent les contre-pouvoirs sont l'émanation d'une culture littéraire face à la culture scientifique, ce qu'illustre en particulier l'attitude des journalistes qui dans leur majorité dénigrent cette forme d'énergie. Plus généralement, ils mettent en parallèle le rejet de l'énergie nucléaire avec le rejet de la science qui s'est développé dans l'opinion à partir des années soixante-dix : ce ne sont plus les merveilles du progrès technique qui sont mis en exergue mais les dégâts de la technologie, les méfaits de la pensée rationnelle, ou encore les intérêts matériels personnels que poursuivent en fait les scientifiques sous couvert d'élargissement du spectre des connaissances. 1064

Cette génération de techniciens partage en outre une même vision de la technique : ils pensent qu'on peut découvrir la «vérité technique» et qu'elle s'imposera à chacun s'il est de bonne foi, dans un processus consensuel façonnant une sorte de «main stream» qui ralliera chacun. Leur façon de raconter l'histoire de la sûreté est symptomatique : c'est une histoire sans conflits. 1065 Si ce n'est avec les opposants. La comparaison avec l'histoire racontée par cet autre expert de la sûreté, l'américain David Okrent, est instructive : son récit, diamétralement opposée, fait part des difficultés, des débats, des divergences au sein du sérail nucléaire, entre exploitants et experts de l'autorité d'abord, mais également entre experts techniques. 1066

Or les chefs de l'IPSN étaient bien placés pour savoir que le déroulement même de l'expertise technique, le dialogue, le débat entre l'expert de l'IPSN chargé d'un dossier et l'expert de l'exploitant, s'il n'est pas conflictuel, est forcément contradictoire, et dépend nécessairement d'un certain rapport de forces, en ce qui concerne l'analyse de sûreté en tout cas. La partie des activités de l'appui technique consacrée aux recherches en sûreté est sans doute moins conflictuelle, plus scientifique que la partie analyse, qui est chargée de critiquer ce que d'autres lui présentent. Souvenons-nous que dans le cadre du processus d'autorisation d'une installation nucléaire, c'est l'exploitant qui propose ses dossiers, qui sont analysés par les experts de l'IPSN. Ceux-ci remettent un avis à l'autorité, qui a le pouvoir de le suivre ou de le rejeter.

Du point de vue de l'instruction technique, la capacité d'analyse dépend étroitement de la bonne volonté de l'exploitant de répondre aux questions qui lui sont posées, car toutes les données ne sont pas dans le camp de l'IPSN. L'IPSN ne peut que demander les dossiers et les analyser, et si l'exploitant n'envoie pas ses dossiers ou ne répond pas aux questions, ce n'est plus un problème d'analyse, mais un problème d'autorité de sûreté, de capacité des pouvoirs publics d'imposer à l'exploitant qu'il transmette ses dossiers. Or pour chaque sujet donné le rapporteur de l'IPSN est en contact avec un correspondant de l'autorité de sûreté, un ingénieur qui suit le dossier, et qui a lui le pouvoir d'injonction. Et la qualité de cet ingénieur n'est pas neutre quant au résultat obtenu. Si le correspondant est très motivé et compétent, l'instruction du dossier peut avancer dans de bonnes conditions s'il sait en plus taper du poing sur la table, en faisant les injonctions de nature à motiver les réponses de l'exploitant. Une critique revient d'ailleurs de façon récurrente chez les experts de l'appui technique à l'encontre de l'autorité, jugée parfois insuffisamment compétente sur le plan technique : les ingénieurs de l'autorité de sûreté sont souvent de jeunes ingénieurs des Mines dont c'est le premier poste, qu'ils n'ont pas nécessairement choisi, et qui n'est qu'une étape obligée dans une carrière qui se déroulera très vraisemblablement dans un tout autre domaine.

La description du processus normal d'instruction montre que les relations entre exploitant et autorité de sûreté, experts de l'exploitant et experts de l'appui technique, sont éminemment matinées de rapports de force. Ce dialogue entre experts se déroule également, parfois, comme un jeu où les demandes de l'appui technique dépassent les attentes réelles afin d'obtenir les réponses de l'exploitant sur des questions moins importantes : on présente une exigence très forte pour rallier son interlocuteur à une position plus médiane, mais plus élevée que celle qu'il défendait initialement, et inversement du côté de l'exploitant. Les remarques précédentes correspondent plus à la situation de la fin des années 90, et les gens comme Tanguy ont connu l'époque plus ancienne où l'administration, nouvellement créée, dépendait plus étroitement de ses experts, un certain nombre d'entre eux y étaient d'ailleurs détachés. En ce sens, la distinction est allée croissante dans le sens d'une perte de pouvoir des experts au profit de l'administration.

Alors pourquoi les experts comme Tanguy se refusent-ils à témoigner de ces conflits ? On pourrait supputer une volonté de ne pas laver le linge sale en dehors de la famille nucléaire. Le devoir de réserve pourrait être évoqué, les experts n'étant pas propriétaires des informations qu'ils produisent, travaillant pour le compte de l'administration. Ou encore, en reprenant une explication commode, avancer que le public ne comprend pas et qu'on ne veut pas lui donner des informations qu'il pourrait être amené à mal interpréter. Parce que les informations sont utilisées par certains opposants malveillants ? Parce que le sujet est trop complexe techniquement ? Certains évoquent le fait que dans le dialogue entre experts, un langage spécifique s'est développé, les termes employés entre les différentes parties ont pris une signification particulière différente du sens habituel : quand par exemple l'IPSN dans un rapport estime que quelque chose est «inacceptable», cela ne signifie pas que c'est un Tchernobyl en puissance, mais comment serait interprété ce terme à l'extérieur ? Le terme «inacceptable» signifie seulement que par rapport au problème posé, la solution proposée ne répond pas de façon satisfaisante. Les experts peuvent également constater que dans le passé, ils n'ont pas eu besoin de l'intervention du public pour que les projets qu'ils jugeaient au sens propres inacceptables au plan de la sûreté n'aient jamais été acceptés. Ce fut vrai dans certains cas, pas dans tous. Au vu du bilan, ils peuvent estimer que finalement le dialogue entre les trois parties constituées (exploitant, expert, autorité de sûreté) est suffisant pour assurer une bonne gestion de la sûreté. D'un point de vue sociologique, on peut avancer que cette volonté de ne discuter qu'entre soi est une caractéristique partagée par l'establishment en général, qui n'aime pas que «ses affaires» soient exposées sur la place publique, que la rétention de l'information est un moyen d'assurer un pouvoir par la détention d'informations dont les subordonnés ou les opposants ne disposent pas. Toutes ces raisons jouent sans doute un rôle.

Mais l'histoire de leur parcours explique cette conception de l'expertise dont ils estiment que le déroulement ne doit pas être nécessairement un combat : ils ont été des constructeurs, des exploitants, œuvrant à la réussite de l'énergie nucléaire; ils connaissent le point de vue de ceux qu'ils expertisent, dont ils partagent les finalités. Tanguy pense qu'il peut y avoir une finalité commune entre exploitant et contrôleur, au moins en ce qui concerne la prévention de l'accident. Chacun dans le cadre de ses responsabilités joue un rôle dans la réussite ou dans l'échec de cet objectif. Et l'un des moyens d'éviter que ce soit uniquement une question d'affrontement peut dans certains cas être une coopération entre les experts, sous réserve que chacun conserve sa liberté propre. Cogné, d'ailleurs, estime que la sûreté, en tant que juge des autres, ne devrait être qu'une étape dans une carrière. A ses yeux l'une des grandes missions de l'IPSN a été de former à la manière d'analyser la sûreté, aux méthodes de la sûreté, des ingénieurs de l'exploitant (EDF, CEA ou Framatome), qui ont pu mettre sur pied dans leur entreprise des départements de sûreté nucléaire qui n'existaient pas. La sûreté nucléaire est devenue largement répartie, à la fois du côté des Autorités de sûreté ou de ceux qui participent à leur soutien, mais aussi du côté de ceux qui font réellement la sûreté, les exploitants : «Parce que la vraie sûreté ce ne sont pas les voyeurs, ce sont ceux qui la font.» 1067 C'est pourquoi à leurs yeux, le fait de passer de l'organisme d'expertise à un service de sûreté de l'exploitant ne pose pas de problème déontologique, c'est faire bénéficier d'une compétence l'organisme qui a en premier lieu la responsabilité de la sûreté. A la suite d'André Gauvenet, directeur de la sécurité nucléaire au CEA passé inspecteur général à EDF, Pierre Tanguy termine également sa carrière chez l'exploitant. Pendant plusieurs années après la création du Service central, certains techniciens de l'IPSN y seront détachés pour apporter leurs compétences.

D'autres transferts dans ces années pourraient apparaître plus choquants, quand des ingénieurs chargés du contrôle administratif au sein du Service central «pantouflent» chez l'organisme qu'ils étaient chargés de contrôler. Mais cela correspondait sans doute à une étape du développement du nucléaire en France, où les compétences étaient peu répandues, et où l'Etat, consciemment, a choisi de placer un certain nombre de gens compétents de l'administration chez les industriels pour leur permettre de s'améliorer. C'est d'ailleurs une question propre à tout domaine technologique en développement de savoir pour l'administration quel est le meilleur moyen d'utiliser le nombre limité d'experts compétents. Quand on estime qu'une personne, à la limite unique en France, est réellement compétente, où est-elle la mieux placée, chez le contrôleur ou chez le contrôlé ? Ce problème est lié aux possibilités d'évolution de carrière, car cette personne compétente, si elle souhaite poursuivre sa carrière dans l'administration, devra nécessairement faire autre chose. Avec le renforcement des structures, ce genre de dilemme sera de moins en moins d'actualité, et les règles déontologiques interdiront ce type de transfert, quasiment inévitable, voire souhaitable pour certains, au démarrage d'une nouvelle activité.

Sur le fond, la négation par Tanguy de toute utilité aux contre-experts et aux regards extérieurs suggère fortement qu'il s'agit là du témoignage d'une attitude technocratique caractérisée. Il est frappant de constater à quel point les prises de position évoquées correspondent, mot pour mot pourrait-on dire, à l'image que donnait Jean Meynaud 1068 du technocrate idéal ou idéalisé d'après la lecture de la littérature favorable à la consolidation ou à l'extension des pouvoirs des techniciens. L'idéologie technocratique développe un certain nombre de thèmes, au premier rang desquels, l'apologie de la fonction technique : c'est tout d'abord l'éloge de la compétence, l'accent mis sur la constatation objective des faits comme nécessaire à la formation d'une décision rationnelle dans un monde de plus en plus complexe. Cette analyse rationnelle est présentée comme présentant la vertu de rassembler les esprits que les controverses idéologiques tendent au contraire à diviser. Ceci est un point capital de la mentalité technicienne selon Meynaud : «la croyance que l'analyse et l'interprétation rationnelles des faits sont susceptibles de provoquer des positions d'unanimité du moins chez les hommes de bonne volonté. Le technicien qui croit posséder à fond une question est toujours surpris et souvent peiné quand il rencontre des oppositions à ses thèses : il est inévitablement tenté de les attribuer à l'ignorance ou à la mauvaise foi. (…) Cette faculté prêtée à la fonction technique de rapprocher et de pacifier les esprits - dont les partisans oublient que la constitution du dossier elle-même n'est jamais indépendante des prédispositions idéologiques de son auteur - est l'un des éléments de l'apologie des techniciens vis-à-vis des hommes politiques.» 1069 C'est en effet le deuxième grand thème de l'idéologie technocratique, après l'exaltation du technicien, que la critique de l'homme politique, souvent présenté comme incompétent, perméable aux intérêts particuliers et incapable de défendre l'intérêt public. Dans la position de Tanguy, l'intérêt public est la sûreté, l'homme politique englobe et les politiciens et l'autorité de sûreté soumise aux pressions des contre-pouvoirs et de l'opinion. Une précision s'impose tout de même : d'après les idéologues de la technocratie, ce sont les techniciens qui, au nom de leurs compétences dans un champ particulier, doivent revendiquer le pouvoir politique, donc un pouvoir allant au-delà de leur propre domaine, parce que leur compétence particulière leur donnerait les outils adaptés à la gestion des affaires complexes. La position de l'ancien chef de l'IPSN et responsable de la sûreté d'EDF est autre, il ne revendique pas le pouvoir : il dénie aux néophytes le droit de s'ingérer eux dans les affaires où il est compétent, lui. Il est vrai que les temps ont changé, et que de toute façon, même s'il l'avait souhaité, le temps n'est plus où le technicien, l'expert décidait. C'est désormais plus que jamais l'autorité de sûreté, le «politique», qui décide.

Notes
1064.

Gerald Holton a analysé plus théoriquement le rejet de la science dans certains courants intellectuels au vingtième siècle, entre les années cinquante où un rapport demandé au Président Roosevelt promettait une vie meilleure si la société favorisait le développement de la science, et la fin du siècle marquée par une baisse du prestige et de l'autorité de la pensée scientifique. Cf. Gerald Holton, Science en gloire, science en procès, Editions Gallimard, Paris, 1998.

1065.

Cf. Bourgeois, J., Tanguy, P., Cogné, F., Petit, J., La sûreté nucléaire en France et dans le monde, Polytechnica, Paris, 1996.

1066.

Cf. Okrent, David, Nuclear Reactor Safety. On the History of the Regulatory Process, The University of Wisconsin Press, Madison, 1981.

1067.

Entretien avec François Cogné.

1068.

Meynaud, Jean, La technocratie, mythe ou réalité ?, Payot, Paris, 1964.

1069.

Ibid., p. 202.