18.5.4. Un organisme de contrôle moins «serviteur de l'Etat» que «au service du public» ?

Le contexte socio-politique est donc sensiblement modifié. Que ce soient le besoin d'information du public, l'envie d'exercer un contrôle du contrôle par les parlementaires, les dénonciations de la dégradation de la sûreté par les organisations syndicales, tous ces faits traduisent d'une façon plus ou moins indirecte une exigence accrue de l'opinion en matière de sûreté nucléaire, que l'administration chargée du contrôle devait d'une façon ou d'une autre répercuter sous forme d'exigences plus grandes à l'égard des exploitants. Mais insistons à nouveau : si le contexte est bel et bien changé, ce sont les problèmes techniques délicats qui marquent avant tout l'envenimement des relations avec l'exploitant.

La volonté manifestée par l'autorité de sûreté d'impliquer l'opinion traduit sans nul doute une nouvelle conception du rôle de l'Etat : l'administration qui exerce son contrôle au nom de l'opinion, ne doit pas rendre des comptes seulement à sa hiérarchie et en dernier ressort à son ministre, mais également à l'opinion. Ce n'est que le début d'une évolution, qui sera encore accentuée par le successeur de M. Lavérie, traduisant l'indépendance croissante du service de contrôle vis-à-vis de son ministre. Cette évolution est très sensible depuis les premiers pas du Service central en 1973 jusqu'à nos jours. C'est une modification profonde de la conception du rôle de haut fonctionnaire : cette façon de rendre compte à l'opinion, aux journalistes, n'était pas du tout dans les mentalités lors de la création du service en 73. C'est un processus qui s'étire sur un peu moins de trente ans, une construction progressive dans le sens d'un pouvoir plus grand du service, face à l'exploitant, mais aussi face au ministre de tutelle : par une sorte de jurisprudence, les avancées obtenues par un chef du service constituent des jalons sur lesquels s'appuie son successeur, qui peut à son tour exiger plus. Après Jean Servant (1973-1977), Christian de Torquat (1977-1986) pouvait réclamer d'EDF l'étude de certains scénarios non pris en compte. Michel Lavérie (1986-1993) initie une politique de transparence et réclame l'étude et la gestion des accidents graves, politique qui sera poursuivie par son successeur André-Claude Lacoste, qui rendra publics certains rapports en même temps qu'il en informera le ministre. En 1973, le chef de service ne se serait pas permis de faire ce type de déclarations directement à la presse et aurait plutôt proposé au ministre de les faire lui-même.

Cette évolution s'insère également dans un contexte plus général de méfiance vis-à-vis de l'Etat : on a vu les administrations prises en flagrant délit de mensonge avec l'affaire du Nuage de Tchernobyl, mais c'est également l'affaire du sang contaminé qui a éclaboussé l'administration chargée de protéger la santé publique, et qui révélait que les intérêts économiques étaient privilégiés et non l'intérêt général. Les plus hautes autorités, administratives et ministérielles allaient même être convoquées par la justice, et condamnées pour certaines d'entre elles. Les membres de l'administration chargée du contrôle de la sûreté ne pouvaient manquer de voir le sort réservé à leurs collègues du ministère de la Santé dans cette affaire, et qui serait le leur en cas de défaillance dans leur tâche de contrôle.