19.2. Superphénix 1992-1997

En arrivant à la tête de la DSIN, André-Claude Lacoste hérite d'un dossier brûlant, celui concernant l'avenir de Superphénix.

Arrêté depuis le 3 juillet 1990 suite à une pollution de sodium, Superphénix avait fait l'objet d'un rapport de la DSIN en date du 16 juillet 1992, qui prononçait un avis favorable au redémarrage du réacteur du point de vue de la sûreté, mais qui assortissait cet avis de nombreuses réserves. Or à l'été 1992, le Premier ministre avait décidé de ne pas autoriser le redémarrage. De ce fait, le réacteur Superphénix était resté arrêté pendant plus de deux ans, et juridiquement, en application du décret du 11 novembre 1963, le décret d'autorisation de création n'était plus valide. C'est pourquoi une nouvelle procédure d'autorisation avait dû être lancée en octobre 1992, cette procédure comportant une enquête publique et une instruction technique.

L'enquête publique, très critiquée 1077 , se déroule du 30 mars au 14 juin 1993. La commission d'enquête remet son rapport le 29 septembre et conclut en faveur du redémarrage.

L'instruction technique est menée par la DSIN et ses appuis techniques, le Groupe Permanent Réacteurs consacrant cinq réunions à l'examen du dossier. André-Claude Lacoste remet son rapport sur Superphénix le 18 janvier 1994. Le gouvernement n'en a reçu une version que deux heures avant la presse, ce qui est un nouveau témoignage de la plus grande indépendance acquise par la DSIN vis-à-vis du ministère de l'industrie. Outre le fait qu'il n'a pas été soumis préalablement aux ministres de tutelle, le rapport d'André-Claude Lacoste reprend l'essentiel des conclusions du rapport de son prédécesseur, l'avis positif au redémarrage, mais également les réserves quant aux performances de la machine industrielle Superphénix.

Le rapport conclut que «du point de vue de la sûreté, le redémarrage du réacteur Superphénix peut être autorisé.» 1078 Mais là encore, ce redémarrage est soumis à différentes conditions : tout d'abord, la DSIN exige le constat d'achèvement des travaux de lutte contre les feux de sodium; elle soumet ensuite le démarrage à une limitation de la puissance du réacteur pendant plusieurs mois pour valider les nouvelles conditions d'exploitation proposées par l'exploitant à la suite de l'incident de pollution de sodium de 1990. Comme son prédécesseur, M. Lacoste insiste sur le fait que Superphénix reste à ses yeux un prototype, considération qui a des conséquences importantes pour l'exploitation : premièrement, des incidents se produiront «très vraisemblablement», même s'ils devraient être sans conséquences. De ce fait, on doit s'attendre, dans certains cas, à arrêter le réacteur pour mener à bien les analyses approfondies de ces incidents. Deuxième conséquence du caractère prototypique de Superphénix sur laquelle insiste M. Lacoste, «la production d'électricité ne doit pas être un objectif premier. L'exploitation devra privilégier la sûreté et l'acquisition des connaissances pour préparer une éventuelle future génération améliorée de réacteurs à neutrons rapides.» Troisième conséquence, comme son prédécesseur M. Lacoste cite «l'effort important [qui] doit être engagé pour améliorer à terme les méthodes de contrôle et de suivi en service du vieillissement du réacteur.»

Le chef de la DSIN ajoute à ces conditions des considérations concernant l'avenir de Superphénix en tant que sous-générateur. La proposition, qui fera long feu, de transformer Superphénix en incinérateur des déchets produits par les autres réacteurs, avait été émise par la commission Curien instaurée en 1992 1079 . Face à cette éventualité de recyclage de Superphénix, la DSIN insiste dans son rapport sur le fait qu'elle n'a pas étudié la question du point de vue de la sûreté : la transformation de surgénérateur en sous-générateur ne se fera donc pas sans une nouvelle instruction technique approfondie de ce nouveau mode de fonctionnement. En tout état de cause, Lacoste affirme que s'il fonctionne un jour en sous-générateur, Superphénix ne résoudra en rien à l'échelle industrielle le problème des déchets nucléaires en France.

Dans un communiqué du 22 février 1994, le gouvernement français annonce sa décision : «Superphénix ne sera plus exploité comme une centrale nucléaire». 1080 Malgré une forte opposition du ministère de l'environnement, le Premier ministre Edouard Balladur annonce ainsi que SPX redémarrera, mais comme instrument de recherche, en tenant compte des conditions posées par la DSIN : le constat d'achèvement des travaux de lutte contre les feux de sodium, un redémarrage progressif par paliers, la production d'électricité ne doit pas être un objectif premier, le fonctionnement pourra être suspendu. Le décret d'autorisation est signé le 11 juillet, le réacteur démarre le 3 août 1994.

La conclusion importante du point de la sûreté est le fait que la DSIN considère que la sûreté de Superphénix est équivalente à celle des Réacteurs à Eau Pressurisée. Philosophiquement, en l'absence de mesure du niveau de sûreté absolu, seule la comparaison avec les risques acceptés sur des réacteurs en fonctionnement a semblé un critère d'acceptabilité valable aux yeux de la DSIN.

A la fin de la première phase de montée en puissance du réacteur, une fuite est observée sur le dispositif d'alimentation en argon de l'un des huit échangeurs de chaleur situés dans la cuve du réacteur. L'analyse menée par l'exploitant démontre que les conséquences pour la sûreté sont acceptables et la DSIN accepte la poursuite de la montée en puissance début novembre. Mais cette affaire illustre une nouvelle fois la complexité de l'installation Superphénix : NERSA, qui est le consortium qui exploite la centrale, a réfléchi pendant six mois avant de faire la réparation, qui n'a duré que quelques minutes.

L'année 1996 s'avère satisfaisante pour le fonctionnement de l'installation. Le 24 décembre 1996, le réacteur est arrêté conformément au programme pour procéder à des opérations de maintenance. C'est au cours de cet arrêt, le 28 février, que le Conseil d'Etat annonce l'annulation du décret d'autorisation de création du 11 juillet 1994 suite à la requête déposée par une organisation écologique. Le Conseil d'Etat a estimé que les modifications apportées au réacteur n'étaient pas conformes au projet qui avait été soumis à l'enquête publique et qu'une nouvelle enquête était donc nécessaire. Le Premier ministre s'interrogera alors sur l'opportunité de prendre un nouveau décret à partir des procédures déjà menées, quand la dissolution de l'Assemblée par le Président de la République amène une nouvelle majorité au pouvoir. Le nouveau Premier ministre, Lionel Jospin, déclare le 19 juin 1997 devant l'Assemblée nationale que le surgénérateur Superphénix sera abandonné.

Cette décision provoque le dépit des promoteurs, dont témoigne cet extrait de l'audition de Georges Vendryes devant la Commission d'enquête parlementaire sur Superphénix le 26 mai 1998 : «La condamnation sans jugement prononcée par le Gouvernement est un défi au bon sens le plus élémentaire, une faute monumentale, quelle que soit l'échéance à laquelle on en évalue les conséquences.» Selon Georges Vendryes, le fonctionnement de Phénix et de Superphénix a certes été émaillé d'incidents trop nombreux, mais «qui n'ont à aucun moment mis en cause la sûreté», sans compter les «incidents imaginaires inventés de toutes pièces à seule fin d'affoler l'opinion.» Un bilan du fonctionnement du réacteur entre 1986 et 1996 permet à M. Vendryes de «faire la part des choses». Pendant cette période, Superphénix a connu 53 mois d'exploitation normale, 25 mois d'arrêt consécutifs à des incidents constatés, et un total de 54 mois pendant lesquels la centrale, «quoique techniquement en état de marche, a été clouée au sol par les procédures en cours. En particulier, elle s'est trouvée immobilisée pendant plus de trois ans, de 1991 à 1994, par de pures et simples péripéties politico-administratives. Aucune installation industrielle, de quelque nature qu'elle soit, n'aurait pu tourner si elle avait été soumise à un harcèlement comparable. En 1996, la dernière année où elle a été autorisée à fonctionner, sa marche a été excellente, avec une disponibilité de 95% hors arrêts programmés. Au vu de ces résultats, tout laisse penser que le temps des maladies de jeunesse était passé et que s'ouvrait maintenant une phase particulièrement importante de la vie de cette centrale.» 1081

Lot de consolation, l'abandon de Superphénix par le gouvernement s'accompagne du redémarrage de Phénix. Mais le redémarrage est prévu pour une période courte, jusqu'en 2004, car le réacteur est en fin de vie. Etant donné l'âge avancé du réacteur, certaines oppositions se sont manifestées au redémarrage de Phénix. Les débats ont été animés au sein du Groupe Permanent qui s'est réuni trois fois sur le sujet au cours de l'année 1997. Fait exceptionnel, il y a même eu un vote sur certains points précis 1082 . Mais l'avis final a été adopté à l'unanimité. La DSIN a suivi cet avis favorable au redémarrage. 1083

Notes
1077.

Certains observateurs, dont Greenpeace, dénoncent le manque de neutralité de la commission, accusant en particulier son président d'avoir choisi comme expert technique un ancien directeur de Framatome. On reproche également à la commission d'avoir limité la possibilité de consultation de son rapport aux 5 km minima autour de l'installation requis par la loi sur les enquêtes publiques. Jean-Jacques Salomon, du Collège de la prévention des risques technologiques a pu écrire : «Le dossier de l'enquête publique n'a pas fourni tous les éléments d'un débat. (…) On ne peut être satisfait des conditions dans lesquelles l'enquête publique dans ce cas particulier, mais plus généralement toutes les enquêtes publiques en France, sont menées.» (cité par Robert Bell, Les péchés capitaux de la haute technologie, Seuil, Paris, 1998, p. 268).

Jean Pronost, Président de la commission d'enquête publique pour la centrale de Creys-Malville, tient à préciser, lors de son audition devant la commission d'enquête parlementaire du 13 mai 1998, son total désaccord avec les critiques émises contre le travail de sa commission d'enquête publique. Il précise tout d'abord que «l'enquête de Superphénix a donné lieu à une concertation très importante puisque l'on a reçu 4 235 courriers et des pétitions comportant 25 493 signatures (…). Plusieurs réunions publiques ont été organisées dont une à la Tour du Pin qui a réuni 800 personnes pour un débat assez houleux. Je me porte donc en faux contre l'avis du Conseil d'Etat qui explique dans ses attendus qu'il n'y a pas eu de concertation.» (extrait du procès verbal de la séance du 13 mai 1998).

1078.

DSIN, «Communiqué de la DSIN du 18 janvier 1994», Rapport d'Activité 1994, pp. 203-204.

1079.

Le rapport d'Hubert Curien, ministre de la Recherche et de l'Espace est remis au Premier ministre le 17 décembre 1992 et rendu public. Le rapport «sur l'incinération des déchets et les conditions dans lesquelles Superphénix pourra y contribuer» conclut «qu'il faudra poursuivre les recherches techniques et l'évaluation économique concernant les réacteurs à neutrons rapides. Ils apparaissent aujourd'hui comme la seule voie pour réduire efficacement le stock de plutonium et d'autres actinides. L'étude de l'incinération de ces produits radioactifs impose des expérimentations diversifiées dans les réacteurs tels que Superphénix et Phénix. Superphénix permettra en particulier de valider cette voie à l'échelle industrielle.» (D'après le communiqué du Premier ministre du 23 décembre 1992, cité dans le Rapport d'activité 1992 de la DSIN, p. 103.) Un rapport de la Cour des comptes sur Superphénix conclut en 1996 à l'opposé : «Pour enrayer le gonflement de ce stock [de plutonium], il faudrait construire un tel nombre de réacteurs à neutrons rapides que cette perspective est irréaliste.» (Cité par Robert Bell, Les péchés capitaux…, p. 79.)

1080.

Reproduit dans le Rapport d'activité 1994 de la DSIN, p. 204.

1081.

Audition de M. Georges Vendryes, ancien Directeur des applications nucléaires au CEA, extrait du procès verbal de la séance du 26 mai 1998.

1082.

C'est l'ancienneté de la centrale qui a été l'objet de l'attention des experts : un certain nombre d'actions ont été entreprises par le CEA vis-à-vis du vieillissement en service des matériels (remplacement de certains éléments et amélioration des contrôles), des études ont été effectuées pour réévaluer l'installation pour tenir compte de l'évolution des normes de sûreté et des règles de construction : en particulier, en matière de séisme et de feux de sodium, des dispositifs ont été mis en place pour limiter les risques. Le CEA a pour cela dépensé 600 millions de francs.

1083.

d'après l'audition de M. André-Claude Lacoste, lors de l'enquête parlementaire sur Superphénix, extrait du procès-verbal de la séance du 7 mai 1998.