19.3. Les rejets

Après le domaine de la sûreté - la maîtrise des accidents - le champ d'action de l'autorité de contrôle s'élargit à des domaines qui paraissaient jusque-là secondaires : la radioprotection des travailleurs et les rejets des installations.

Les problèmes de sûreté ayant fait l'objet de nombreux efforts, les accidents et incidents ayant des conséquences sur l'environnement sont rares. Ainsi, les seuls impacts des installations sur leur environnement et les populations avoisinantes sont les rejets, qu'ils soient radioactifs ou chimiques, provenant du fonctionnement normal des installations.

A partir de 1995, la DSIN exprime sa volonté de réduire les limites des rejets autorisés aussi bas que les techniques le permettent. Une nouvelle réglementation sera instaurée par un décret du 4 mai 1995. Cette nouvelle exigence va provoquer un tollé parmi les industriels 1084 (EDF, CEA…) qui ne comprennent pas le changement de philosophie de l'autorité de contrôle, alors qu'ils font valoir des rejets très en-deça des normes.

C'est justement la crédibilité des normes concernant les rejets qui pose problème à la DSIN : en effet, du fait des progrès techniques, les niveaux des rejets des industriels sont, suivant les substances, à hauteur de 10% voire 1% des normes. Pour la DSIN, une autorisation n'est pas crédible si elle est «consommée» à hauteur de 1%, le public ne peut pas croire à un contrôle réel avec des normes aussi souples.

Jusque-là les limites des rejets autorisés avaient été fixées de telle sorte que l'exposition de toute personne n'atteigne en aucun cas le niveau réglementaire de 5 mSv par an (limite abaissée à 1 mSv en application d'une nouvelle directive européenne de 1995), et ce même en admettant qu'elle séjourne et consomme en permanence à proximité du site. Les normes ainsi fixées, par le SCPRI, il était entendu que les industriels devaient faire de leur mieux à l'intérieur de ces normes.

En 1995, la DSIN procède à un renversement de doctrine, en s'appuyant sur la philosophie du ministère de l'environnement chargé du contrôle des installations classées, c'est-à-dire de toutes les installations dangereuses hors installations nucléaires et mines. Cette doctrine consiste à fixer des normes de rejets aussi proches que possible de ce que l'industriel sait faire. Les normes de rejets sont même parfois fixées de manière à obliger l'industriel à faire des efforts supplémentaires : c'est la doctrine du «Best Available Technology», la meilleure technologie disponible, qui fixe la réglementation. A côté du problème de crédibilité, se posait également pour la DSIN un problème de cohérence de la réglementation des installations nucléaires avec celle des autres installations «classiques» car pourquoi le nucléaire fonctionnerait-il suivant une autre doctrine ? La question de la cohérence était d'autant plus marquante pour les rejets chimiques effectués par les centrales nucléaires, réglementés d'une manière différente des rejets des installations chimiques non nucléaires.

Jusqu'au décret du 4 mai 1995, la réglementation des rejets des installations nucléaires était explicitée par deux décrets de 1974 relatifs respectivement aux rejets gazeux et aux rejets liquides, après autorisation des trois ministres chargés de l'industrie, de l'environnement et de la santé. 1085 Les limites quantitatives des rejets liquides et gazeux propres à ces installations étaient encadrées par des arrêtés de 1976 précisant les modalités et la nature des différents contrôles imposés à l'exploitant et ceux effectués par le SCPRI. Les prises d'eau et les rejets d'effluents non radioactifs étaient eux soumis à des arrêtés préfectoraux. 1086

Le nouveau décret du 4 mai 1995 relatif «aux rejets d'effluents liquides et gazeux et aux prélèvements d'eau des INB» remplace tous les autres et regroupe en une seule procédure l'instruction des demandes d'autorisations relatives à tous les prélèvements et rejets concernant les installations nucléaires, y compris les rejets gazeux. Avec ce décret, la DSIN est confirmée dans son rôle centralisateur pour l'instruction des demandes d'autorisation présentées par les exploitants. Le pouvoir de décision en matière de rejets passe du SCPRI à la DSIN. Le décret permet d'ailleurs à l'administration de réviser à tout moment les autorisations existantes.

Le décret provoque une vive réaction des industriels du nucléaire. Fait rare, ils transmettent une déclaration commune aux membres du CSSIN lors de la séance du 25 septembre 1995 qui examine la question des rejets. Les industriels du nucléaire semblent avoir découvert que le reste des industries à risque était soumis à une réglementation beaucoup plus sévère en matière de rejets. Ils revendiquent même le caractère exceptionnel de leur activité pour déroger au droit commun. Leur crainte est évidemment que l'abaissement des normes se traduise par des coûts supplémentaires. Ils mettent en avant les progrès effectués depuis des années en matière de réduction de ces rejets : «les performances obtenues sont le fruit de l'application du principe d'optimisation et non de la contrainte administrative. Le principe d'optimisation vise, en-deçà des limites fixées par les autorités sanitaires dans les autorisations de rejets, à obtenir les résultats les meilleurs possibles à des conditions économiquement acceptables. [Les industriels du nucléaire] ne pensent pas que la recherche d'une consolidation ou d'une amélioration des performances actuelles passe par la réduction des limites, qui de surcroît entraînerait une confusion dans l'esprit du public : en effet, celui-ci serait alors fondé à penser que les limites antérieures n'étaient pas acceptables d'un point de vue sanitaire ou bien que la réduction brutale de la marge entre rejets réels et limites est due à une dégradation des opérations.» 1087

Dans la même veine, deux représentants d'EDF s'expriment dans un dossier consacré aux rejets par la revue Contrôle du mois de juin 1996 : ils mettent tout d'abord en avant la décision prise depuis plus de dix ans par l'exploitant EDF de mettre en œuvre une «politique drastique» des rejets radioactifs, en application du principe ALARA («as low as reasonably achievable») ou «aussi bas que raisonnablement possible». Ils font observer au passage que «cette démarche volontariste a été menée à bien en dehors de toute pression réglementaire». Les dispositions prises ont conduit sur l'ensemble du parc nucléaire en exploitation à une diminution des rejets annuels d'activité d'un facteur allant de 50 à 100, grâce à l'amélioration des circuits de collecte et de traitement des effluents, à une gestion rigoureuse des effluents liquides produits lors des différentes phases d'exploitation en particulier pendant les arrêts de tranche, et enfin grâce à une sensibilisation de chaque site au regard des problèmes d'effluents. Mais ils avertissent qu'il serait difficile d'aller beaucoup plus loin, se posant en défenseurs de l'environnement et des travailleurs : «Vouloir poursuivre cette politique de réduction des rejets au-delà de l'optimum actuel apparaît aujourd'hui contre-productif : outre le fait que les conséquences radiologiques du fonctionnement de nos installations sur les populations environnantes sont d'ores et déjà négligeables (quelques microsieverts au plus par an, à comparer aux 2400 microsieverts dus en moyenne à la radioactivité naturelle en France), des réductions supplémentaires des rejets radioactifs iraient de surcroît à l'encontre de la politique de réduction de la dosimétrie collective du personnel et se traduiraient par une augmentation des volumes de déchets solides produits (augmentation significative des opérations de recyclage et traitement).» 1088 Et en effet, ce qui n'est pas dilué dans l'environnement est concentré puis manipulé par les travailleurs.

Le représentant de COGEMA argumente également pour défendre la logique de l'ancienne réglementation. Il montre que l'usine de la Hague a elle aussi considérablement réduit ses rejets : «Ces progrès sont le fruit de l'application continue du principe d'optimisation qui vise, en deçà des limites fixées par les autorités sanitaires, à obtenir les meilleurs résultats possibles à des conditions économiquement acceptables. (…) Ainsi, apparaissent bien distincts et de nature différente, d'une part la limite réglementaire garantissant les populations contre tout risque sanitaire, et d'autre part les objectifs opérationnels de l'exploitant concrétisés par des résultats contrôlés, publiés et bien inférieurs aux autorisations». Pour justifier le statu quo, il évoque le caractère spécifique des activités du domaine nucléaire : «Dans l'industrie nucléaire, la sensibilité du public est entretenue par l'inquiétude que certains répandent à plaisir, sans le moindre fondement. Il est donc particulièrement important que les limites de rejet figurant dans les autorisations administratives se réfèrent à des niveaux garantissant l'absence de risque, même si l'exploitant parvient à des résultats bien meilleurs. C'est pour lui une motivation très forte de pouvoir montrer son efficacité en s'éloignant le plus possible (dans la bonne direction) des limites autorisées.» 1089

Cinq ans après l'entrée en vigueur du décret, la DSIN tire un premier bilan. Elle exprime la politique qui est la sienne en matière d'autorisation de rejets des installations nucléaires dans un dossier de la revue Contrôle du mois de novembre 2000. 1090 Une nouvelle idée est exprimée qui légitime la nouvelle philosophie : les normes doivent faire en sorte que les autorisations ne couvrent pas les situations incidentelles : «l'ASN souhaite réduire les limites des rejets autorisés en se rapprochant des valeurs des rejets réels. En effet, bien qu'il n'y ait pas de problème sanitaire car les rejets des installations nucléaires n'ont pas d'effet néfaste reconnu sur la santé des populations environnantes, il importe que, comme dans l'industrie hors nucléaire, les limites fixées soient aussi basses que techniquement et économiquement possible, obligeant ainsi l'exploitant à optimiser ses procédés de rejets en utilisant les meilleures technologies disponibles à un coût acceptable dans le respect de la qualité des milieux naturels. Les autorisations accordées avant 1995 sont généralement excessivement élevées, ce qui fait que les exploitants peuvent se faire gloire de n'utiliser qu'un faible pourcentage de leurs autorisations. Ainsi un incident qui conduirait à rejeter dix fois l'activité habituellement rejetée serait couvert par l'autorisation existante et ne serait donc pas connu immédiatement du public et des pouvoirs publics. Cette situation est bien évidemment insatisfaisante et c'est pourquoi l'ASN souhaite que les nouvelles autorisations n'offrent pas de marge importante couvrant les situations incidentelles.» 1091 Par ailleurs, si les progrès sont manifestes, les centrales françaises rejettent toujours près de dix fois plus que les centrales allemandes, et c'est une question à laquelle l'autorité de sûreté française est souvent confrontée dans les réunions internationales.

Si tout le monde s'accorde sur le fait que les rejets d'effluents radioactifs ne posent absolument aucun problème sanitaire, pour l'autorité de sûreté, les réductions des autorisations de rejets vont dans le sens d'une démarche de progrès. Ainsi, les premiers arrêtés concernant les autorisations de rejets pour les nouvelles centrales de Chooz (1996), puis Civaux (1997), traduisent le durcissement de la réglementation : la radioactivité annuelle pouvant être rejetée dans l'environnement est réduite d'un facteur 5 (excepté pour le tritium et les effluents liquides) par rapport aux valeurs traditionnellement retenues. Initialement destinées aux nouveaux équipements, les dispositions du décret du 4 mai 1995 sont même appliquées lors du renouvellement des autorisations initiales des anciens réacteurs. L'autorisation de Saint-Laurent est la première concernée, en 1998 : l'autorisation globale de rejets est divisée par un facteur voisin de 35 par rapport aux anciennes autorisations de rejets hors tritium liquide et carbone 14. Les dispositions de l'arrêté de Saint-Laurent seront appliquées aux réacteurs à eau sous pression du palier 900 MW au fur et à mesure des renouvellements de leurs arrêtés. De plus, afin d'avoir une meilleure connaissance des rejets, l'Administration impose désormais des limites de rejets spécifiques pour chaque catégorie de radioélément. Ainsi le carbone 14, les iodes et le tritium gazeux qui n'apparaissaient pas explicitement dans les arrêtés initiaux font l'objet de limites de rejets. Parallèlement, de nouvelles normes plus contraignantes visent la limitation des effluents chimiques rejetés par les installations nucléaires.

Notes
1084.

Comme en témoignent leurs réactions lors des deux séances du Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires consacrées à ce sujet, les 8 juin et 28 septembre 1995.

1085.

Les rejets radioactifs gazeux suivaient la procédure mise en place par le décret n° 74-945 du 6 novembre 1974, les effluents radioactifs liquides celle du décret n° 74-1181 du 31 décembre 1974.

1086.

La loi du 3 janvier 1992 sur l'eau fixait ces règles par les décrets 93-742 et 93-743 du 29 mars 1993.

1087.

Déclaration commune des industriels du nucléaire devant le CSSIN, 25 septembre 1995.

1088.

Lecocq, P., Stricker, L., «Les actions d'EDF pour maîtriser les rejets des centrales nucléaires», Contrôle, N°111, Juin 1996, pp. 41-42.

Pierre Lecocq et Laurent Stricker sont respectivement directeur technique de l'équipement et directeur adjoint de l'exploitation du parc nucléaire à EDF.

1089.

Laurent, Jean-Pierre, «La maîtrise des rejets des usines du cycle du combustible de COGEMA», Contrôle, N°111, Juin 1996, pp. 43-44.

Jean-Pierre Laurent est directeur qualité-sûreté-environnement du Groupe COGEMA.

1090.

Un premier dossier avait été consacré aux rejets des installations nucléaires dans le N° 111 de la revue Contrôle en juin 1996. Les intentions de la DSIN n'étaient pas clairement exprimées, si ce n'est que M. Lacoste précisait en introduction que la DSIN comptait «utiliser pleinement» les possibilités offertes par les textes réglementaires de mai 1995 «pour améliorer la situation partout où celle-ci n'est pas entièrement satisfaisante.»

1091.

Jean-Luc Lachaume, «Les actions de l'ASN dans le cadre des autorisations de rejets des INB», Contrôle, N°137, novembre 2000, pp. 31-34.