19.5. Transparence et indépendance

Après la création en 1973 du Service Central de la Sûreté des Installations Nucléaires (SCSIN) au sein du ministère de l'industrie, sa transformation en Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires (DSIN) en 1991 sous la double tutelle des ministres chargés de l'industrie et de l'environnement, la création d'une Direction générale, sous l'autorité conjointe de trois ministres, témoigne de la montée en puissance de l'organisme en charge du contrôle de la sûreté et de la radioprotection en France. En cas de conflit entre ces ministres sur un dossier, celui-ci monte jusqu'au Premier ministre qui arbitre le litige. La sûreté et la radioprotection dépendent donc de fait de la plus haute autorité gouvernementale.

Avec l'instauration d'une Direction Générale de la Sûreté et de la Radioprotection, le choix a été fait de conserver la structure du contrôle au sein de l'administration. Une autre possibilité aurait été de créer une structure indépendante de l'Etat, qui ne soit rattachée à aucun ministère, une sorte de Conseil de la sûreté nucléaire et de la radioprotection sur le modèle du Conseil supérieur de l'audiovisuel. La question posée est en effet celle de l'indépendance de la structure de contrôle. Selon André-Claude Lacoste, 1097 l'indépendance d'une autorité administrative de contrôle doit s'examiner de deux points de vue : l'indépendance par rapport aux exploitants et l'indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. Comme le montrent un certain nombre de décisions, l'indépendance par rapport aux exploitants est un fait acquis, depuis longtemps. La question plus délicate est celle de l'indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, car tout le pouvoir dont dispose une administration lui vient du fait qu'elle peut parler au nom de l'Etat. Et il paraît quelque peu paradoxal d'être indépendant de l'entité au nom de laquelle on s'exprime. La question posée est donc celle de la crédibilité de l'Etat auprès de la population, et l'on doit constater dans les années 90 que sur les questions de radioprotection en particulier, l'Etat n'est plus considéré comme crédible. C'est pourquoi, à l'instar de ce qui se fait à l'étranger, aux Etats-Unis en particulier avec la NRC, des propositions ont été émises pour la création d'une autorité indépendante.

La question d'une éventuelle évolution dans ce sens en France reste ouverte. En attendant, deux critères permettent de mesurer l'indépendance qu'a acquise la DSIN par rapport aux ministres, selon M. Lacoste : la capacité à se faire une opinion, d'une part, et la capacité à s'exprimer librement de l'autre. Etre capable de se forger une opinion signifie avoir les moyens de faire une expertise : les moyens et les compétences sont disponibles, grâce à l'IRSN et aux groupes permanents, et grâce à la compétence acquise par l'autorité elle-même. En ce qui concerne la liberté d'expression, le rapport sur Superphénix de 1994 témoigne que le chef de la DSIN en dispose, personne n'en ayant connu la teneur avant qu'il le remette aux deux ministres et presque simultanément à la presse. En 1998, c'est un rapport sur la contamination des transports de combustible nucléaire dont M. Lacoste remet un exemplaire à 8h au premier ministre, une demi-heure avant la conférence de presse devant les journalistes.

Sur le plan juridique cependant, le contrôle de la sûreté en France reste dépendant des ministères, ce qui laisse planer un doute sur la réalité de cette indépendance. Le directeur d'une administration reste malgré tout nommé par le pouvoir qui peut formellement le démettre quand il le souhaite. Cette dépendance est souvent relevée par les milieux hostiles à l'énergie nucléaire ou lors des conférences internationales car dans certains autres pays les autorités de sûreté sont formellement beaucoup plus indépendantes du pouvoir de l'Etat. Ceci amène à distinguer ce que M. Lacoste appelle l'indépendance de jure de l'indépendance de facto. Dans certains pays, les autorités affichent une indépendance de jure très grande, mais ne sont pas de facto très indépendantes. A l'inverse, en France, le fait est plus avancé que le droit : l'indépendance formelle est peu lisible, mais dans les faits l'autorité de sûreté dispose d'une forte indépendance.

Evaluer le pouvoir de l'autorité de contrôle par rapport aux exploitants à la seule aune des textes de lois ou réglementations donnerait une idée fausse du poids de l'ASN. Dans les faits, la réglementation nucléaire est fondée sur un petit article de loi datant de 1961 et sur un décret de 1963 plusieurs fois remanié. Mais de facto, un certain nombre de dispositions sont appliquées qui n'existent pas de jure. Par exemple, l'un des prédécesseurs de M. Lacoste entre 1977 et 1986, Christian de Torquat, avait spécifié à EDF que toute centrale qui serait arrêtée plus de quinze jours pour un motif quelconque, verrait son redémarrage soumis à son autorisation. Cette pratique toujours de mise n'a aucun fondement juridique, mais la décision est appliquée par les exploitants. Il en est de même avec la création en 2000 d'un système de mise en demeure de l'exploitant : la DSIN rend publiques certaines décisions où l'exploitant est sommé de procéder à telle chose avant telle date sous peine de sanction. Dans le cadre des installations classées, cette pratique est inscrite dans la loi, ce qui n'est pas le cas des installations nucléaires. Malgré tout, même en l'absence de textes de loi, les exploitants nucléaires se soumettent aux injonctions de l'ASN, ce qui prouve que l'autorité dispose d'un pouvoir de fait : un certain rapport de force s'est établi au cours du temps.

Qu'en est-il de l'indépendance par rapport au pouvoir, la liberté de s'exprimer ? Nous l'avons vu, c'est désormais un fait acquis. De plus, s'exprimer devant l'opinion publique c'est la prendre à témoin, et il serait dans les faits plus difficile pour le pouvoir de démettre un responsable sans engager sa propre responsabilité. Les propres collaborateurs des services administratifs de sûreté, les journalistes toujours aux aguets, l'opinion publique, ne manqueraient de dénoncer tout acte de censure ou de sanction à l'égard d'un chef de la sûreté qui se serait prononcé par exemple pour l'arrêt d'une installation pour des raisons de sûreté. De fait aussi, il peut être pratique pour le pouvoir de disposer d'un «tampon» en cas de problème dans le contrôle : le responsable est le chef de l'administration et non le ministre.

Cette indépendance acquise par la DSIN est une construction de trente ans : depuis Jean Servant, en passant par Christian de Torquat et Michel Lavérie, chacun des responsables a conquis cette indépendance, lui a fait franchir un cap supplémentaire. 1098 Une dernière étape envisageable serait l'indépendance structurelle à l'égard du pouvoir. Mais la question se pose de savoir ce que signifie une indépendance totale, car on dépend toujours de quelqu'un, au minimum de la personne qui nous a nommé. 1099 Sur la forme, l'affichage serait sans doute plus efficace, mais l'indépendance y gagnerait-elle ? En tout cas, la question qui se pose du point de vue de l'organisation du contrôle a toujours été de ne pas mettre le contrôleur dans une position qui en ferait un opposant irréductible. Comme l'indiquait un responsable d'EDF qui pouvait craindre à une époque que, sous prétexte d'indépendance, le contrôle de la sûreté soit rattaché exclusivement au ministère de l'environnement, «à la limite, la meilleure façon qu'il n'y ait pas de problème, c'est que cela ne marche pas du tout !» Si les gens en charge de la sûreté n'ont aucun intérêt à ce que les installations fonctionnent, la position la plus confortable pour eux est que cela ne fonctionne pas. C'est pourquoi il faut nécessairement un arbitrage. C'est ce qui explique que le ministère de l'industrie ait conservé sa tutelle sur la DSIN et qu'elle ne soit pas passée sous la coupe du seul ministère de l'environnement, à la différence du contrôle de toutes les autres entreprises classées dangereuses.

L'indépendance de l'autorité de sûreté se traduit par une plus grande transparence : l'ASN informe sur ses activités, publie tous les incidents classés dès le niveau 1 de l'échelle de gravité, édite un volumineux rapport d'activité annuel, et une revue bimestrielle. A partir de l'année 2000, elle rend publiques les décisions importantes qu'elle impose aux industriels ainsi que les mises en demeure qu'elle formule parfois pour leur rappeler leurs obligations. L'ASN réfléchit en outre au moyen de diffuser les documents bruts, dans la forme où ils ont été émis. Les décisions de l'autorité de sûreté sont donc de plus en plus rendues publiques, mais on n'entend pas que le processus qui a conduit à la décision le soit. L'élaboration de la décision de l'autorité de sûreté est un processus complexe de dialogue entre l'ASN, son appui technique l'IPSN et le ou les exploitants concernés, et éventuellement d'autres experts. De nombreux échanges ont lieu entre l'ingénieur chargé d'une affaire au sein de l'ASN, son chef et la direction. L'ASN ne souhaite pas que ce processus de prise de décision soit rendu public. L'adjoint de M. Lacoste explique cette position :»[cela] conduirait immédiatement à faire éclater le système en poussant chacun à rendre son avis non plus en conscience, mais en fonction des réactions de l'opinion. Il est évident qu'un organisme et à plus forte raison une personne est contrainte dans son expression par le fait que celle-ci est publique. L'ASN ne souhaite pas que ses experts ou ses agents soient ainsi bridés. En revanche, l'ASN doit être en mesure de rendre compte a posteriori et de justifier les décisions qu'elle a prises (…)» 1100 C'est donc la poursuite de la doctrine traditionnelle qui veut que l'autorité protège la liberté d'expression en amont de ses décisions par peur de stériliser le débat. C'est pourquoi les avis de l'IPSN, les échanges de courrier entre les experts et l'ASN, comme ceux des Groupes permanents d'experts ne sont pas publics. Par contre, on estime à l'ASN qu'une étape supplémentaire dans la transparence doit être franchie en permettant des consultations beaucoup plus larges de la population : organiser sur de grands sujets de politique générale des consultations ou des débats offrirait à chacun la possibilité de faire part de ses interrogations ou de ses observations avant que l'ASN ne prenne une décision. C'est une évolution que l'ASN estime nécessaire.

Notes
1097.

Entretien avec André-Claude Lacoste, août 2001.

1098.

Un indice de la continuité de l'action de l'administration est le petit nombre et la longévité de ses chefs successifs : en près de 30 ans, il n'y a eu que quatre responsables différents.

1099.

La Nuclear Regulatory Commission (NRC) américaine, comprend cinq commissaires, nommés en fonction de leurs opinions, de leurs champs de compétence : toute la difficulté du choix consiste à ce que les différentes tendances soient représentées, certains sont choisis parce que plutôt favorables, d'autres plutôt défavorables, dans un subtil équilibre. Tous les témoins interrogés avouent avoir du mal à comprendre ce mécanisme, très anglo-saxon, et envisagent difficilement une transposition de ce genre de pratiques au contexte et à la tradition française. Dès qu'il s'agit de prendre une décision aux Etats-Unis, le collège des cinq commissaires de la NRC se réunit, il auditionne les chefs de ses services, la réunion est publique. Chacun vient lire à la virgule près un papier écrit à l'avance. Tous les échanges sont archivés, tous les documents rendus publics. Certains responsables français interrogés ne peuvent s'empêcher de penser que ce type de transparence absolue est factice, que nombre de choses ne peuvent que se passer dans les coulisses, qu'il n'est pas possible de travailler entièrement en public.

1100.

Goellner, Jérôme, «La politique de transparence de l'Autorité de sûreté nucléaire : d'une mission d'information à la diffusion de documents bruts et à l'organisation du débat public», Contrôle, N°141, juillet 2001, pp. 74-79, p. 77.