Première période : 1945-1959

Du point de vue des techniques et des organisations qui les mettent en œuvre, l'histoire de l'énergie atomique et celle de sa sûreté en France distinguent une première période qui va de 1945 à la fin des années cinquante. Le Commissariat à l'Energie Atomique est seul acteur sur la scène atomique française, quasiment isolé des réalisations étrangères. L'autarcie et la course aux réalisations atomiques sont des facteurs déterminants pour comprendre le style du développement technique au cours de ces quinze premières années. L'empirisme domine les réalisations atomiques, on apprend sur le tas. Développement et sûreté sont indifférenciés : scientifiques et ingénieurs gèrent à la fois ces deux aspects.

Entre 1945 et 1951, les activités du CEA recouvrent la prospection minière, des travaux d'usine pour la fabrication de matériaux et combustibles et un travail de recherche en laboratoire sur les piles atomiques. A ce stade, les risques ne concernent guère que les travailleurs eux-mêmes. Le danger de la filière atomique, la radioactivité, est identifié depuis le début du siècle et les mesures pour s'en prémunir consistent à interposer des écrans protecteurs et développer des instruments de détection et de mesure des rayonnements. Avec la mise sur pied des premières machines mettant en œuvre le phénomène de fission, le risque est l'emballement de la réaction en chaîne qu'on ne parviendrait pas à maîtriser. Mais pour la toute première machine, la crainte qui domine est que la réaction en chaîne ne se produise pas. Le développement des piles est une activité de laboratoire menée par de petites équipes de pionniers. Le nombre de scientifiques et d'ingénieurs ayant des connaissances dans le domaine est très restreint, les connaissances elles-mêmes sont ténues, la qualité des hommes chargés de ce développement est exceptionnelle. C'est une phase «normale» du développement technique : les premiers physiciens et ingénieurs qui élaborent cette technique sont les seuls capables de gérer la sécurité de leur machine.

Avec les premières réalisations de piles, on cerne mieux le champ de la sécurité de l'énergie atomique. En 1951, un service de protection contre les rayonnements est institué qui est chargé de la radioprotection : il évalue les effets biologiques des rayonnements et développe des moyens techniques de limitation de l'exposition. La maîtrise de la machine et les précautions prises pour éviter les accidents, ce qu'on appellera à partir de 1960 la sûreté, restent aux mains des techniciens eux-mêmes.

L'année 1952 voit un changement de contexte : le CEA est doté d'objectifs industriels et militaires. Le CEA doit fabriquer la bombe atomique grâce à la production de plutonium et impulser la création d'une industrie atomique française. Ce tournant correspond à un changement sociologique également : aux scientifiques et techniciens «de gauche» succèdent les jeunes ingénieurs polytechniciens, plus proches des milieux industriels et militaires. Les effectifs vont décupler en quelques années. L'Administrateur Général, responsable des impératifs industriels et militaires et dont dépendent les centres de production de plutonium, prend officiellement le pas sur le Haut-Commissaire. Francis Perrin reste responsable des aspects scientifiques et sanitaires et c'est lui qui impulsera la création des organisations de protection et de sûreté.

Le développement des grandes piles de production est marqué par la poursuite de l'empirisme. Il faut aller le plus vite possible. Tous les moyens disponibles sont consacrés au développement, personne n'est chargé de réfléchir en propre à la sûreté. Les techniciens n'ont pas le temps de faire tous les essais qui permettraient une connaissance approfondie des différents phénomènes intervenant dans le fonctionnement d'une installation, même les plus élémentaires. La construction et le fonctionnement d'une machine, certes imparfaite, doivent permettre d'acquérir l'expérience en grandeur nature plus rapidement. Pour faire face aux inconnues sur les données, les concepteurs incluent dans leurs projets de nombreuses marges de sécurité : ils surdimensionnent les installations. On ne se rapproche que progressivement des frontières où l'on estime que le fonctionnement de la machine peut poser des problèmes : les essais sont menés avec d'autant plus de précautions que le fonctionnement est mal connu ou qu'il peut s'avérer dangereux. Peu à peu, on autorise les installations à fonctionner en se rapprochant des limites. En parallèle, des expériences de physique sont montées sur des piles spéciales afin d'acquérir ou de préciser les connaissances de base encore lacunaires. Grâce à l'acquisition de ces connaissances, les marges de sécurité peuvent être diminuées, ce qui est le gage d'un meilleur rendement des installations.

Les années 1955-1959 constituent une phase charnière. Le contexte international change. Les questions atomiques s'internationalisent, ce domaine resté jusque-là autarcique s'ouvre. Les réflexions menées à l'étranger sur la sûreté deviennent publiques et les Français les découvrent à l'occasion des premiers congrès internationaux. Ces exemples vont jouer un rôle fondamental dans la prise en compte de la sûreté en France, tant sur le plan des concepts que de l'organisation.

Aux Etats-Unis et en Angleterre, pays disposant d'une avance considérable dans le domaine nucléaire, on a réfléchi aux accidents susceptibles de se produire sur les installations atomiques : on a en particulier envisagé les pires conséquences possibles dans les cas les plus défavorables pour essayer de mesurer le potentiel de danger que représente cette nouvelle technique. Le rapport américain WASH 740 de 1957 a par exemple chiffré les conséquences maximales d'un accident de réacteur. Des critères en voie de formalisation ont été étudiés : les installations atomiques doivent être d'autant plus éloignées des centres urbains que la puissance des machines augmente. Dans les réacteurs américains, une mesure préconisée depuis 1953 est d'entourer les machines d'une enceinte étanche qui soit une barrière ultime de rétention des produits radioactifs en cas d'accident. On suppose donc l'accident possible et on prend une mesure de limitation des conséquences, au-delà des mesures de prévention étudiées.

Des procédures ont été mises en place pour l'autorisation des centrales atomiques : les rôles de promoteur, d'expert et de régulateur ont été distingués, et institutionnalisés. Une innovation dans les procédures d'évaluation de la sûreté est l'obligation faite aux projeteurs de rédiger un «rapport de sûreté» où ils exposent les mesures prises pour prévenir les accidents ou pour en limiter les effets, et en particulier les accidents les pires envisageables. L'ensemble de ces mesures est évalué par les experts et les régulateurs, à différents stades de la vie de l'installation : à la conception, après la construction, et en fonctionnement. A la fin des années cinquante Outre-Atlantique, les réflexions sur les accidents graves s'orientent vers la définition d'un accident maximum crédible, l'accident le plus grave mais choisi sur des bases raisonnablement pessimistes. Les installations doivent être robustes face à cet accident extrême. Les conséquences doivent être acceptables, c'est-à-dire qu'une population située à une distance définie ne doit pas recevoir une dose supérieure à la norme fixée. C'est une tentative de normalisation du type de situations accidentelles à envisager et qui limite la gamme des accidents à étudier en considérant un accident extrême, mais plausible. Au-delà d'une certaine invraisemblance, les accidents ne sont plus pris en compte. C'est un moyen pour les régulateurs de juger de l'acceptabilité de cette technique : les conséquences du pire accident raisonnablement envisageable sont acceptables. Sur le fond, l'idée sous-jacente est qu'une protection contre les accidents extrêmes assure automatiquement la protection contre les accidents moins graves.

Aux Etats-Unis, l'organisme promoteur de l'énergie atomique, l'USAEC, impulse également des recherches spéciales consacrées à la sûreté dont les budgets sont multipliés par presque cent en dix ans : le but est de protéger la santé du public mais aussi d'atteindre cet objectif par des moyens les moins coûteux pour rendre l'énergie atomique compétitive le plus rapidement possible. Ces recherches comportent à la fois des études sur des phénomènes particuliers et des expériences globales d'accident allant jusqu'à la destruction d'installations.

Cette internationalisation des questions atomiques intervient au moment où en France les réalisations atomiques entament leur phase industrielle. Outre l'avance des autres pays en matière de réflexion, les organisations internationales jouent un rôle croissant dans le domaine atomique : Euratom, l'AIEA, s'immiscent dans les politiques atomiques des Etats pour promouvoir en priorité telle ou telle filière. Les mesures de sécurité, en matière sanitaire ou de sûreté sont l'un des axes d'intervention de ces organismes. Il devient urgent pour les Français de disposer de leurs propres organismes d'expertise dans ces domaines afin de pouvoir défendre leurs intérêts dans ces institutions.

Au-delà des exemples étrangers, les premiers accidents atomiques contribuent de façon prépondérante à la prise de conscience de la nécessité de créer une organisation spécifique chargée de la sûreté en France. L'accident de Windscale qui survient en 1957 en Grande-Bretagne a joué un rôle majeur dans cette voie, d'autant que les Français développent une filière proche de celle des Britanniques. A Windscale, un incendie de cartouches d'uranium a relâché des milliers de Curies d'iode radioactif dans l'atmosphère, contaminant des centaines de kilomètres carrés, et conduisant à l'interdiction de la consommation du lait de la région voisine de la centrale pendant plusieurs jours.

Au cours de la seconde moitié des années cinquante, le CEA connaît ses premiers accidents. Ceux-ci obligent à prendre des mesures. Ils signalent une délimitation des responsabilités insuffisante. Ils témoignent aussi d'un changement d'échelle de l'organisme en charge des réalisations atomiques, un changement de génération également. Ce ne sont plus seulement les grands scientifiques qui manient ces machines mais d'autres techniciens qui n'ont pas présidé à leur développement, moins conscients des risques, pour qui le fonctionnement est plus routinier. Il faut formaliser ces questions.

En 1957, Francis Perrin charge le chef du Département d'Etudes des Piles du CEA, le département qui conçoit les projets de pile, d'organiser la sûreté au sein du Commissariat. Après quelques mois de réflexions tirées de voyages aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, est mise en place une organisation centralisée au CEA pour les questions de sûreté : la CSIA.

La Commission de Sûreté des Installations Atomiques (CSIA) est l'archétype de l'organisation en charge de la gestion de la sûreté en France à partir de cette époque. Tous les départements partie prenante du CEA sont représentés dans la commission : départements de production, de recherche et développement, de fabrication des matières nucléaires. Le dialogue technique à propos des questions de sûreté est institutionnalisé au sein de la Commission. Cinq sous-commissions font office d'experts pour la sûreté des piles, la criticité, la contamination chimique, les sites, les transports. Sous l'autorité du Haut-commissaire, la Commission détient le pouvoir de décision. Les centres de production et de recherche plaident leur cause devant ce tribunal. Mais personne n'est accusé. La sûreté est présentée comme l'intérêt général entre les différentes parties. Le CEA est le seul organisme atomique en France : les rôles de producteur, d'expert et d'autorité, sont différenciés à l'intérieur même du Commissariat.

Ce n'est pas tant la pression du monde extérieur au domaine atomique qui insuffle, en France comme ailleurs, la conscience chez les ingénieurs de la nécessité de mettre sur pied des institutions chargées de s'assurer de la bonne prise en compte de la sûreté dans les projets atomiques. Dans le cas de la France, le rôle des exemples étrangers et des organisations internationales est indéniable. Les pratiques américaines sont importées : il est désormais nécessaire de rédiger un rapport de sûreté pour obtenir l'autorisation de construction puis d'exploitation d'une pile, l'étude de la sûreté passe par celle des accidents possibles avec une mention particulière à l'accident maximum envisageable; le terme «sûreté» choisi à cette époque dans le vocabulaire nucléaire est même l'exacte traduction de l'américain «safety».