Deuxième période : 1960-1970.

Instaurée au début de l'année 1960, la Commission de Sûreté des Installations Atomiques procède d'abord à l'examen de la sûreté des installations du CEA qui sont en fonctionnement. Preuve de la nécessité de ce regard spécial sur les questions de sûreté, certaines pratiques jusque-là tolérées sur les piles de recherche sont désormais prohibées.

L'examen de la sûreté des piles de production de plutonium du commissariat, les piles G1, G2 et G3 situées à Marcoule montrent la séparation des rôles entre producteurs et experts de sûreté. Des discussions très techniques ont lieu au sein de la commission : des appréciations différentes de certains paramètres apparaissent entre ingénieurs de la Sous-Commission de Sûreté des Piles et ingénieurs du centre de Marcoule. Bien que les uns et les autres appartiennent au CEA, les discussions entre ingénieurs de sûreté et producteurs sont sans compromission. Les solutions techniques ne s'imposent pas d'elles-mêmes, les critères non plus, des solutions différentes sont possibles pour atteindre un même niveau de sûreté. Les débats témoignent des rapports de force, mais aussi des divergences de fond, des appréciations différentes des problèmes.

La sûreté s'évalue d'après l'état d'avancement des connaissances scientifiques et techniques. C'est de la confrontation des points de vue que doit émerger un consensus ou que doivent apparaître ou se cristalliser les divergences, les inconnues, les champs de connaissances à défricher. La Commission de sûreté est le lieu où se confrontent les différents points de vue.

Dans toute cette période, les ingénieurs qui se spécialisent dans la sûreté doivent apporter la preuve à leurs collègues de l'utilité de leur tâche et ils présentent la sûreté comme l'intérêt général de toute la communauté nucléaire. L'absence d'accident est la condition sine qua non de la réussite du développement industriel de cette forme d'énergie. D'ailleurs, nombre de questionnements sont communs. Car les années soixante sont toujours une phase de développement pour l'énergie atomique. De nombreuses inconnues subsistent. De ce point de vue, les spécialistes de la sûreté peuvent s'appuyer sur les informations qu'ils tirent des études de sûreté pour apporter une aide aux projeteurs : les études de sûreté contribuent à la compétitivité économique de l'énergie atomique. En ce sens, les hommes de la sûreté font œuvre utile, ils sont les alliés des développeurs. Grâce à une meilleure connaissance du fonctionnement réel des réacteurs, les études de sûreté sont un moyen pour éventuellement réduire les marges de sécurité prises initialement par prudence.

Du fait de son monopole en matière de sûreté nucléaire, la CSIA du CEA est chargée d'examiner la sûreté des premiers réacteurs d'EDF au début des années soixante. Mais la CSIA ne dispose pas du pouvoir face à EDF, elle émet un avis. En décembre 1963, un premier décret vient réglementer la création des installations nucléaires : aucun critère, aucune norme n'est pourtant spécifié si ce n'est que la CSIA est faite experte pour l'évaluation de la sûreté des projets. Les rivalités entre EDF et le CEA quant aux modalités de l'industrialisation de l'énergie atomique en France expliquent la création à partir de 1967 d'un nouvel organisme d'expertise, moins dépendant du CEA : un groupe d'experts rassemble les différents participants au jeu nucléaire français - EDF, CEA, industriels - pour évaluer la sûreté des installations suivantes d'EDF.

Au milieu de la décennie, un processus de gestion de la sûreté a été mis en place en France : les spécialistes sont même en mesure de s'exprimer de façon indépendante. Dans l'analyse de la sûreté, ils mettent de plus en plus l'accent sur une méthode pragmatique consistant à vérifier la tenue des barrières physiques s'opposant à la libération des produits radioactifs. L'analyse de la sûreté passe toujours par l'étude des accidents, mais la mention spéciale à un accident maximal crédible est progressivement mise en cause. Cependant, faute d'une méthode alternative pour trancher sur la question de savoir jusqu'où prendre en compte les scénarios accidentels hypothétiques, les Français poursuivent avec l'outil américain. Les études de sûreté françaises s'orientent vers des aspects plus phénoménologiques, moins démonstratifs que celles pratiquées aux Etats-Unis. Des arguments scientifiques justifient ces choix : on estime nécessaire de comprendre les phénomènes élémentaires fondamentaux qui peuvent intervenir dans les accidents, avant de pouvoir extrapoler au comportement global d'une installation en situation accidentelle. Mais on fait également de nécessité vertu : les moyens sont moins importants, les scientifiques français sont en retard en matière de gros calculateurs et de modélisation.

En 1967, une révolution dans l'approche du risque provient de Grande-Bretagne : l'approche probabiliste. Cette nouvelle conception s'oppose en particulier à la notion d'accident maximum crédible : il faut étudier tout le spectre des accidents, et pas seulement certains accidents extrêmes, choisis de façon plus ou moins arbitraire. Il faut mesurer à la fois la probabilité et les conséquences d'un scénario accidentel pour avoir une idée réelle du risque et prendre les mesures adaptées. Certains accidents plus graves que le «Maximum Credible Accident» sont possibles (car pourquoi exclure la possibilité d'une rupture de cuve ?), certains ont des conséquences certes moins dramatiques mais sont plus probables. Une protection adéquate doit être telle que plus les conséquences d'une défaillance sont importantes, plus sa probabilité doit être faible.

A ce stade du développement de l'énergie atomique se pose la question des sites. Or des critères ont été émis aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne sur la base de l'accident maximum crédible. Ceux-ci imposent des zones d'exclusion et des zones d'évacuation dont la taille dépend de la puissance du réacteur et de la densité de population autour des installations. Ces critères limitent de fait le nombre de sites susceptibles d'accueillir des installations atomiques, en particulier pour les pays comme la Grande-Bretagne où peu de sites disposent d'un environnement dont la densité de population soit faible. Sur la base d'un raisonnement probabiliste, les représentants britanniques prônent l'allégement des contraintes sur les sites. Les Français s'opposent aux conclusions qui tendent à relâcher les critères d'éloignement. Ils mettent l'accent sur la distance comme facteur supplémentaire de sûreté. La différence d'appréciation s'explique par le fait que les Anglais sont confrontés à la nécessité de sélectionner de nouveaux sites alors que les Français ont encore de la marge. Par ailleurs, il n'existe aucun critère en France concernant l'éloignement des centrales, alors que Britanniques et Américains doivent respecter une norme réglementaire. Changer le type de raisonnement et les hypothèses sont un moyen pour les Britanniques de modifier la législation, de fixer d'autres critères que celui sur l'éloignement pour l'évaluation de la sûreté.

Ce sera une différence constante et fondamentale entre la France et d'autres pays : la faiblesse de l'outil législatif (il n'existe aucune loi nucléaire en France) et réglementaire induit un type particulier de gestion de la sûreté qui accorde de fait un rôle prépondérant à l'analyse technique, au cas par cas.