1970-1979

L'histoire de l'énergie atomique en France au cours des années 1970-1979 est marquée par l'abandon de la filière UNGG au profit de la filière à eau légère et uranium enrichi développée aux Etats-Unis par Westinghouse. La réussite de ce transfert de technologie est la clé du succès de l'énergie atomique en France. L'adoption de la technique américaine a de nombreuses répercussions sur la structure du monde nucléaire en France et en particulier sur l'organisation du contrôle de la sûreté.

Le CEA perd le rôle qui était le sien de promoteur majeur de l'énergie atomique en France. EDF est chargé du vaste plan d'équipement nucléaire. Le choix industriel est de construire un parc de réacteurs standardisés. Les industriels jouent désormais un rôle dans l'énergie atomique; Framatome, détenteur de la licence Westinghouse pour la partie nucléaire des centrales, et CGE pour la partie «conventionnelle». Les acteurs impliqués dans le jeu nucléaire français sont plus nombreux, les relations entre CEA, EDF et industriels se complexifient. Afin que leurs intérêts parfois divergents en matière de sûreté soient pris en compte, un Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires est institué au sein du ministère de l'Industrie. Le service administratif se porte garant auprès des industriels de la neutralité des choix en matière de sûreté. Le CEA, qui est concurrent des industriels, n'est plus juge et partie en matière de sûreté. Cependant, seul organisme disposant des compétences techniques dans le domaine de la sûreté, le CEA sort conforté dans son rôle d'expertise, à travers le Département de Sûreté Nucléaire puis à partir de 1976 à travers l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire. Il devient l'appui technique chargé de l'examen des dossiers des industriels pour le compte du Service central, ce dernier détenant le pouvoir de décision.

A côté de l'expertise au jour le jour par le CEA, d'autres groupes d'experts sont consultés par le Service central pour les problèmes techniques de sûreté que posent les moments clés de la vie de chaque installation, la création, la mise en service, le fonctionnement ou la mise à l'arrêt. Dans un premier temps, trois Groupes permanents sont créés, un pour les réacteurs, un second pour les usines, et un dernier pour les installations destinées au stockage des déchets. La composition des groupes permanents est révélatrice du style français de gestion du risque nucléaire. Les différents intérêts de la scène nucléaire sont représentés dans ces groupes permanents : les spécialistes de l'autorité administrative, du CEA, d'EDF, et des industriels sont réunis pour confronter leurs points de vue. Le dialogue se poursuit entre parties prenantes. Mais dans l'organisation du contrôle de la sûreté, le ministère de l'industrie conserve un rôle prédominant, alors qu'il est le principal responsable du développement du programme décidé en 1974 et considéré comme l'une des priorités du gouvernement : l'expert est au sein du CEA, agence gouvernementale, sous tutelle du ministère de l'industrie; EDF, producteur d'électricité et initiateur par ses commandes d'une industrie nucléaire française a également pour tutelle le ministère de l'industrie; le service de sûreté est une administration au sein de ce même ministère.

L'abandon des tâches de développement industriel par le CEA a des conséquences au niveau des hommes et en matière de diffusion des connaissances. Le CEA a libéré des techniciens compétents qui se consacrent désormais à la sûreté : projeteurs jusque-là, ils deviennent des experts de sûreté. Toute la communauté nucléaire française va bénéficier de ces transferts de compétence, que ce soit chez les industriels et EDF ou chez l'administration, dont les ingénieurs vont être formés à la sûreté par les hommes du CEA.

Le passage du pouvoir de décision au Service central et en particulier aux ingénieurs des Mines a lui aussi des conséquences notables : les ingénieurs des Mines disposent d'une longue tradition en matière de contrôle industriel, et ils vont créer une réglementation d'après leurs savoirs propres. L'une des «techniques en usage» au sein du Corps des Mines et qui s'avérera riche d'implications pour la sûreté nucléaire, est la pratique des visites décennales des installations comportant un appareil sous pression : tous les dix ans, les installations sont réexaminées, testées, et une décision est prise quant à la poursuite ou non de l'exploitation. Ce sera un des moyens de pression des autorités sur l'exploitant pour imposer la réévaluation et l'amélioration de la sûreté. Comme une épée de Damoclès sur la tête d'EDF, l'administration dispose ainsi d'une arme puissante face à l'exploitant, car elle peut décider la prolongation ou non de la vie des installations et exiger la mise en œuvre de certaines mesures de sûreté qu'elle juge nécessaires.

Plus généralement, le Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires a été chargé d'élaborer une réglementation nucléaire, et il procède avec une sage lenteur : alors que dans les autres pays les réglementations en matière de sûreté se multiplient, la jurisprudence française s'établit au fur et à mesure de l'examen technique des installations. Le souci de ne pas entraver le développement par une réglementation trop stricte, alors qu'on n'a qu'une connaissance approximative des installations, est très présent dans l'esprit de la réglementation française tout au long des années soixante-dix. Ceci est d'ailleurs conforme à la tradition nationale : la réglementation fixe des objectifs, non les moyens de les atteindre : l'industriel doit apporter la démonstration que les solutions qu'il a retenues sont aptes à remplir les objectifs fixés par l'administration. En ce sens, il est conduit à innover et ne peut pas se contenter d'appliquer des règles codifiées et approuvées a priori par l'administration.

Sur le plan de la doctrine, les règles américaines de conception et de construction, très formalisées, ont été importées par les industriels. Une des conséquences de ce transfert de technologie a été l'élan impulsé en France en matière de qualité industrielle de la construction. Les analyses techniques se sont également alignées sur les pratiques américaines et les nombreux débats qui se tiennent aux Etats-Unis sont suivis attentivement en France par les experts de la sûreté. Or il s'avère que plusieurs questions sont taboues aux Etats-Unis : la rupture de la cuve, la fusion du cœur, l'intégrité du confinement. La rupture de la cuve a été jugée suffisamment improbable pour qu'on ne considère pas comme indispensable de dimensionner l'ensemble de l'installation pour faire face à une telle éventualité : d'ailleurs, aucune enceinte ne résisterait à une telle rupture. La fusion du cœur apparaît également très improbable étant donné les dispositifs de sauvegarde redondants installés pour le refroidissement en cas d'accident. Les débats sont vifs sur ces questions Outre-Atlantique, entre experts au sein du monde nucléaire, mais également avec des scientifiques mobilisés par certains opposants.

A partir de 1974, un autre débat en provenance des Etats-Unis, le débat autour de l'approche probabiliste de la sûreté à la suite du rapport Rasmussen, divise nettement les protagonistes de l'énergie nucléaire en France. Il apporte la preuve que leurs points de vue respectifs se sont différenciés. D'un côté, les industriels sont hostiles à cette approche car ils craignent que de nouvelles règles viennent se superposer aux anciennes. Ils estiment que l'approche probabiliste, à la différence des règles déterministes en vigueur jusque-là, n'est pas un outil opératoire pour la conception. De l'autre, les experts et l'administration voient dans cette méthode un moyen pour aborder la sûreté de façon plus cohérente, mettant l'accent sur certaines failles à la conception. Ils s'appuient d'ailleurs sur les résultats des études américaines pour exiger de l'exploitant un renforcement global de la sûreté : ils entendent qu'EDF et les industriels approfondissent la prise en compte de certains scénarios au-delà des accidents conventionnels prévus dans les rapports de sûreté américains.

Tous ces débats se tiennent alors que des études et recherches sont lancées spécifiquement sur les questions de sûreté pour faire progresser les connaissances. Dans le cas des réacteurs à eau sous pression, les hypothèses retenues par les concepteurs américains (c'est le cas de la possibilité de rupture de la cuve, considérée comme non croyable aux Etats-Unis), leurs évaluations en matière d'accidents, ou encore les codes de calcul, doivent être vérifiés. Pour les réacteurs à neutrons rapides qui sont développés en France avec une certaine avance sur les pays étrangers, les études de sûreté déterminent la conception : les hypothèses retenues en matière d'accident grave servent à dimensionner le confinement du réacteur. Le progrès des connaissances doit permettre de s'affranchir de marges de sécurité trop contraignantes. Les positions respectives des experts, autorités et industriels français apparaissent là beaucoup moins distinctes que pour les réacteurs à eau. On entend prendre sa revanche sur les concepts américains avec un futur développement industriel de réacteurs de cette filière.

Fondamentalement, le processus de contrôle de la sûreté est géré par les parties prenantes dans le jeu nucléaire français, à l'abri de l'opinion. Les débats, les divergences entre les différentes parties sur les questions de sûreté restent confinés dans des cercles restreints de spécialistes, et ignorés du public.

Dans les milieux industriels, certains sont de plus en plus persuadés que l'accident nucléaire est quelque chose d'hypothétique. Des plaintes surgissent même : on exige trop en matière de sûreté dans le domaine nucléaire par rapport aux autres domaines à risque.