1979-1986

La période 1979-1986 marque l'entrée de l'énergie nucléaire française dans une nouvelle phase : la phase d'exploitation industrielle. L'accident de Three Mile Island qui survient le 28 mars 1979 vient bouleverser les certitudes qui s'étaient établies chez les industriels. L'accident s'est produit, venant confirmer certaines estimations de l'étude probabiliste de Rasmussen qui montraient que les accidents n'étaient pas si improbables qu'on l'estimait mais que les conséquences d'un accident seraient moins sévères. Grâce à la présence de l'enceinte de confinement, les rejets à l'extérieur de la centrale ont été minimes. Mais le scénario de l'accident a déjoué toutes les prévisions. C'est le cumul de défaillances minimes qui a conduit à un accident plus grave que ne le prévoyaient les études de sûreté.

L'accident américain vient renforcer la position des experts de sûreté français qui militaient en vain depuis quelques années pour le renforcement de certaines mesures de sûreté.

D'âpres débats avaient opposé les experts de sûreté aux dirigeants d'EDF sur cette question, et ceux-ci avaient obtenu que les améliorations soient reportées sur le palier 1300. Mais le nouveau palier s'avérant plus cher que le précédent, des enquêtes sur la dérive des coûts, menées par EDF et différentes administrations gouvernementales, avaient pointé du doigt l'augmentation des exigences de sûreté pour expliquer ce renchérissement. On exigea même qu'EDF privilégie désormais le critère coût en subordonnant l'adoption de toute nouvelle mesure à une étude économique «coût-avantage». Or c'est l'une des leçons tirées de l'accident par les différentes commissions américaines qu'il est au contraire nécessaire de «revaloriser le critère sûreté par rapport au critère coût».

Les difficultés de sélection des sites étaient également soulignées comme étant la cause de l'augmentation des coûts et des délais : or les sites s'avèrent plus ou moins favorables à la sûreté, et là encore des débats vigoureux opposent promoteurs et experts de sûreté sur le type de site susceptible d'accueillir une centrale nucléaire. Un projet de critères d'évaluation des sites émis par l'organisme expert ne sera jamais publié du fait de l'opposition du ministère de l'industrie. Le site du Pellerin en particulier fera l'objet d'avis défavorables répétés de la part des techniciens qui considèrent que la population autour de la centrale est trop nombreuse et qu'en cas d'accident elle serait directement menacée par les produits radioactifs volatils. L'accident de Three Mile Island intervient alors que la discussion des sites fait rage entre experts, autorité de sûreté et EDF. Le site du Pellerin sera finalement abandonné. D'autres, un peu moins défavorables, recevront des installations.

La question des sites apporte l'exemple le plus clair montrant l'action des autorités gouvernementales et d'EDF dans cette période pour «passer en force», malgré les avis défavorables des experts.

A la suite de l'accident américain, l'ensemble des principes de sûreté est réétudié : les accidents graves ne sont plus hypothétiques, il faut prendre des mesures pour les prévenir, et également pour les gérer au cas où ils surviendraient malgré tout. Des procédures Hors Dimensionnement (c'est-à-dire prenant en compte des scénarios non retenus comme plausibles à la conception) et Ultimes (pour gérer un accident qui se serait produit) sont mises à la disposition des équipes de conduite.

Du point de vue de l'expertise, on tire de l'accident d'Harrisburg la leçon qu'il faut désormais déplacer la priorité vers la sûreté en exploitation : ce ne sont plus simplement les principes de conception et de construction (vérification que la construction est conforme aux plans), mais le fonctionnement réel de l'installation, aux mains d'opérateurs, qui doivent être évalués. C'est l'irruption du «facteur humain» dans le domaine nucléaire. Dans un premier temps, l'accent est mis sur la conduite, sur l'interface homme-machine dans le pilotage de processus complexes. L'incompréhension de l'opérateur face à la situation dans laquelle se trouvait sa machine a aggravé l'accident. Il ne disposait pas des informations pertinentes. D'ailleurs, les indications qui lui étaient fournies n'étaient valables que pour le fonctionnement normal, elles étaient inadaptées à une situation accidentelle, ce qui traduit aussi le fait que l'accident était considéré comme hypothétique par les concepteurs.

En France, l'accident d'Harrisburg conduit à la refonte des procédures de conduite, à l'amélioration de la formation, et à la mise sur pied d'une nouvelle approche : en cas d'accident, la conduite ne reposera plus sur une séquence préalablement prévue, mais elle sera basée sur les différents états physiques de la chaudière repérés par une nouvelle instrumentation.

En 1979, alors que les tranches nucléaires vont démarrer les unes après les autres à raison de plusieurs unités par an, on découvre en France un certain nombre de défauts de fabrication sur les générateurs de vapeur. Ces défauts engendrent des fissures dans le métal susceptibles de mettre en cause la sûreté de l'installation. C'est le constat de failles dans les procédures d'assurance qualité à la fabrication de cet appareil très important pour la sûreté. L'incident nécessite la mise au point de nouvelles procédures de fabrication et de réparations et conduit à des retards très coûteux dans la mise en service des tranches.

Les experts de l'administration ont procédé à l'analyse technique du phénomène, des débats techniques contradictoires ont eu lieu avec les experts de Framatome et d'EDF.

Une nouvelle fois, ce sont les errements dans la communication des structures administratives qui frappent. Réticente à alimenter en informations d'éventuels contradicteurs, l'administration tait les problèmes : elle n'émet pas vis à vis de l'extérieur les hypothèses concernant la gravité potentielle des phénomènes. Ces habitudes du secret sont d'autant plus préjudiciables que les faits sont de toute façon révélés à l'opinion publique par les opposants avec l'appui des syndicats. Ce refus est même théorisé par le ministre de l'industrie arguant de la nécessité que l'expertise se déroule dans un climat serein, en invoquant l'exécution des généraux victorieux des îles Arginuses. On se refuse à trahir les débats entre experts, les doutes, les questionnements, les problèmes en cours de traitement, mais on n'entend pas non plus expliquer les décisions prises par l'administration sur la base des avis de ces experts. La communication vise à rassurer l'opinion quant à l'innocuité du grand programme électronucléaire.

L'affaire des fissures n'est que le précurseur d'autres problèmes qui se révéleront dans les années suivantes. Les hypothèses prises à la conception n'auront pas permis de prévoir les différentes sollicitations auxquelles le matériel sera soumis ou les propriétés de certains matériaux; l'assurance de la qualité n'aura pas permis de s'assurer complètement qu'à l'issue de la fabrication il n'y avait aucun défaut susceptible de devenir nocif en service.