II. Considérations générales

Les mécanismes d'apprentissage

Ce long résumé de plus de cinquante ans de gestion de la sûreté nucléaire en France, loin de réduire l'histoire de l'énergie nucléaire à une succession de défauts, d'erreurs ou d'incidents, invite à une réflexion sur le mécanisme d'apprentissage des ingénieurs, français en particulier.

Les artisans du développement de l'énergie atomique ont souvent relevé que l'énergie nucléaire a bénéficié dès le départ de deux facteurs déterminants. Premièrement, les risques liés à l'utilisation de l'énergie atomique étaient identifiés : la nocivité de la radioactivité était connue depuis longtemps, à la différence de nombreuses industries comme par exemple l'industrie chimique où la toxicité de nombreuses substances n'est pas encore aujourd'hui parfaitement identifiée. Deuxièmement, physiciens et ingénieurs ont été particulièrement sensibilisés à l'importance que revêtait la sûreté pour que l'énergie atomique puisse un jour se développer de façon industrielle. Maintes fois depuis les débuts des recherches atomiques, la communauté nucléaire a exprimé la profession de foi que l'énergie atomique devrait se développer en évitant les accidents. Cette technologie ne pourrait pas se permettre de progresser grâce à la méthode des essais-erreurs, à la différence des techniques du passé. Or, malgré ces préventions, la conscience du risque atomique chez les ingénieurs a aussi été le fruit de l'expérience concrète de fonctionnement des installations atomiques, parfois au travers des accidents.

Le rôle de l'expérience réelle du fonctionnement des installations s'est trouvé renforcé par la volonté d'aller au plus vite dans la voie des réalisations. Tout le processus d'innovation des premières années de l'énergie nucléaire où le CEA est l'acteur hégémonique est marqué par cette course de vitesse qui se traduit par l'empirisme de l'apprentissage. Comme l'indiquait Jacques Yvon, qui a pourtant œuvré à partir de 1950 à asseoir les études de piles sur des bases plus mathématiques, plus théoriques, les premières constructions «furent loin d'être précédées de la collection d'essais qui auraient permis de réduire la part de l'empirisme. C'est qu'il faut un temps au moins aussi long pour monter et rendre productif un laboratoire susceptible de fournir des réponses décisives que pour construire un engin en tâtonnant. Le résultat est moins parfait mais l'expérience en vraie grandeur est acquise plus tôt.» 1101 La construction pratique et le fonctionnement réel font partie du mécanisme d'apprentissage : la théorie mathématique qui régit la multiplication des neutrons existe, mais trop de paramètres, de conjectures demandent à être vérifiés. Il faut ensuite les coupler avec les questions d'échanges thermiques, de résistance et de qualité des matériaux. Seule la construction et le comportement en marche du réacteur lui-même devaient permettre d'apporter des connaissances solides. De ce point de vue, la technique nucléaire n'est pas une science appliquée : les piles d'essais ne sont pas simplement des instruments pour vérifier des lois connues. Comme l'indiquait Kowarski sous forme de boutade lors de la construction du prototype EL2 : «Si le réacteur marche comme prévu, alors cette expérience aura été superflue.» 1102 Elle ne le fut pas et de nombreuses connaissances furent tirées de la construction et du comportement en marche du réacteur. Pour parer aux zones d'incertitude, les ingénieurs-physiciens font appel à la vieille méthode d'ingénierie consistant à prendre des marges de sécurité. Des expériences de physique plus fondamentales sont menées en parallèle sur des piles de recherche.

La conscience du risque chez les ingénieurs a évolué : certaines pratiques des débuts de l'énergie atomique en matière de sûreté ont été rapidement prohibées. Par exemple, la pile EL2 démarre sans mécanisme de détection de rupture de gaine, et ce n'est qu'après le début de fusion d'un barreau d'uranium que le système qui était en préparation est installé; les premières piles de recherche ne disposent pas d'enceinte étanche supportant la pression; la pile G1 démarre sans filtre de rétention des iodes et l'accident de Windscale accélère l'étude de tels filtres; les échangeurs de chaleur des piles G2-G3, si essentiels au refroidissement, sont situés à l'extérieur des bâtiments et donc particulièrement vulnérables. De la même façon, les critères de sélection des sites étaient à l'origine assez souples. Les pratiques de la période précédente paraissent ainsi inconcevables pour les techniciens de la période qui suit. La prise en compte des accidents graves le montre : l'histoire de la sûreté nucléaire est celle du renforcement et de l'approfondissement des mesures adoptées pour faire face à des scénarios toujours plus hypothétiques. S'ils avaient été exclus de prime abord car allant au-delà de l'accident maximal crédible, on a ensuite prévu les mesures pour les prévenir, et même les gérer au cas où ils surviendraient malgré tout. Les études probabilistes tout d'abord rejetées par EDF font aujourd'hui partie des outils utilisés dès la conception des réacteurs. Ces études viennent en complément des analyses de type déterministes pour approfondir la démarche de sûreté. Par ailleurs, on a non seulement appris des incidents, mais on prône depuis l'accident de Three Mile Island le retour d'expérience comme étant une mesure clé de la sûreté des installations nucléaires.

Notes
1101.

Yvon, Jacques, «Les piles à graphite», Echos du CEA, Numéro Spécial, octobre 1965, pp. 25-27, p. 25.

1102.

Kowarski, Lew, «Zoé : le départ des piles françaises», Echos du CEA, Numéro Spécial, octobre 1965, pp. 21-23, p. 23.