Le retard est parfois une chance

Dans le cas français, le retard dans le développement des filières atomiques par rapport aux concurrents américains, britanniques ou encore canadiens, a finalement été plus une chance qu'un handicap pour la sûreté. La France a pu tirer les leçons des accidents qui se sont produits dans les autres pays. Pour les réacteurs graphite-gaz, l'Angleterre était précurseur, les Français s'inspiraient des conceptions et des pratiques d'Outre-Manche. L'accident de la pile plutonigène de Windscale en 1957, lors d'une opération de recuit que les techniciens du CEA expérimenteront pour la première fois deux ans plus tard sur le même type de machine, les fait bénéficier de riches enseignements, en ce qui concerne la nécessité de mesures de précaution comme l'installation de filtres à la cheminée.

Pour les réacteurs à eau légère, le modèle est venu des Etats-Unis. L'accident de Three Mile Island de mars 1979 survient alors que la première tranche PWR française a démarré deux ans plus tôt, et qu'une série d'autres centrales doit entrer en service dans les années suivantes. Outre les enseignements pratiques pour la sûreté, l'accident apporta du crédit aux experts de sûreté qui insistaient pour qu'EDF renforce les mesures de sécurité pour faire face à certains scénarios d'accident. Mais il faut noter que dans l'histoire des réacteurs à eau en France, le «retard» a été une stratégie : EDF a choisi consciemment de s'appuyer sur une licence de machines éprouvées, et les ingénieurs français pouvaient tirer des enseignements de l'exploitation des centrales modèles américaines, les «centrales de référence» qui devaient avoir fonctionné préalablement aux Etats-Unis. Ce décalage temporel était une façon de se prémunir contre les mauvaises surprises, et cette précaution était d'autant plus importante aux yeux d'EDF que l'opérateur avait choisi de construire toutes les tranches sur le même modèle. D'ailleurs, les leçons tirées de l'accident de Three Mile Island verront leur mise en œuvre facilitée par l'identité des centrales en France. La «discrétisation» du progrès technique, c'est-à-dire la conception d'un parc de centrales découpé en paliers de tranches identiques, a pu accélérer le retour d'expérience.

La durée est un aspect fondamental dans l'industrie nucléaire. Le décalage temporel joue un rôle majeur car entre la conception, puis la construction et l'exploitation d'une centrale nucléaire, s'écoulent de nombreuses années, ce qui laisse le temps de réfléchir, de corriger d'éventuelles erreurs grâce à de multiples lectures. La rédaction puis l'examen des différents rapports de sûreté, en particulier grâce à la réflexion préalable sur les accidents à considérer, que ce soit avant la construction, après la construction et avant le démarrage sont des étapes cruciales dans cette relecture d'un même dossier, qui plus est par des experts différents.