Des méthodes de gestion de la sûreté qui ne sont jamais neutres, toujours le fruit d'un contexte

L'histoire de la sûreté nucléaire révèle que le passage du laboratoire à l'industrie a partout dans le monde constitué une étape importante dans la prise de conscience de la nécessité de formaliser les questions de sûreté. Avec la phase industrielle du développement technique, c'est l'irruption de la société, du contexte économique, politique, social dans le monde technique. La forme de l'institutionnalisation dépend du contexte propre à chaque pays et explique la plus ou moins grande efficacité du contrôle comme du développement ultérieur de la filière nucléaire.

Tant que le développement a lieu dans le cadre du laboratoire, certaines pratiques en matière de sûreté sont acceptées car le personnel est formé, conscient des dangers. A partir du moment où l'industrie a souhaité développer ses propres machines, Francis Perrin a par exemple jugé que certaines pratiques qu'il acceptait dans le cadre du CEA seraient dangereuses si elles étaient mises en œuvre par l'industrie. Cet exemple illustre le fait que la sûreté de la technique dépend de qui la gère. Autant le manque de formalisation est accepté quand on connaît qui est en charge de la sûreté, autant la formalisation doit être plus poussée en ce qui concerne des organismes extérieurs en qui on n'a pas confiance à priori.

Nous avons montré comment la définition-même des accidents majeurs envisagés dès le départ des projets, aspect le plus original de la sûreté nucléaire, fut le produit du contexte propre à chaque pays : aux Etats-Unis, un consensus plus ou moins arbitraire s'est établi entre régulateurs, experts, et industriels sur un accident maximum crédible à la fin des années cinquante. Cet accident maximum crédible s'avéra l'outil de dialogue entre les nombreux protagonistes de l'industrie nucléaire américaine : les dizaines de sociétés privées proposant des conceptions d'installations différentes, les nombreux vendeurs de centrales, les dizaines d'exploitants, l'organisme réglementaire et ses corps d'experts. Ce concept fut par la suite adopté par l'ensemble de la communauté dans le monde. Or de la définition de cet accident découlaient des zones d'exclusion fonction en particulier du nombre de personnes résidant dans l'environnement de la centrale. Même si ces règles étaient contestées par les industriels américains, le problème était moins prégnant aux Etats-Unis qu'en Europe où la densité de population est plus forte. C'est pourquoi, en premier lieu en Angleterre, on en vint à s'opposer à ces normes et par là au concept d'accident maximum crédible. Dans d'autres pays comme l'Allemagne, l'accident maximal crédible sera adopté, mais sans son corollaire, les distances d'exclusion. En France, si le concept d'accident maximum crédible est également utilisé, aucun critère formalisé ne viendra réglementer les distances. L'accent est mis sur la solidité de barrières successives, lors d'un examen entre experts basé sur un dialogue technique, où s'élabore un consensus sur les meilleures méthodes entre parties prenantes de la scène nucléaire, la sûreté étant envisagée comme l'intérêt commun. Ce dialogue est facilité dans le cas français car les principaux acteurs partagent les mêmes valeurs, appartiennent à des organismes qui tous plus ou moins dépendent de la même tutelle étatique. Les partenaires sont par ailleurs peu nombreux, il y a un seul maître d'ouvrage, un constructeur principal, un organisme d'expertise et une administration. Par ailleurs, les installations sont standardisées, et la jurisprudence tirée de l'examen d'une installation peut être appliquée sans trop de modification pour toutes les installations du même type.

La similitude de l'objet technique - le type de centrale nucléaire qui s'est imposé dans le monde est le PWR ou le BWR américains - montre les similitudes ou les dissimilitudes du contexte industriel, social, culturel, politique, propre à chaque pays. De ce point de vue, l'adoption d'une même machine n'a pas déterminé le processus de gestion de sa sûreté. On remarquera que même en France, avec un parc standardisé et un contrôle pratiqué de façon identique par une administration centrale, les performances de sûreté d'un site à l'autre s'avèrent différentes, révélant, au-delà de l'identité de la machine, différents styles d'organisations, différentes traditions ou cultures techniques.

En ce sens, il faut à nouveau souligner l'importance jouée par le CEA dans la mise sur pied de l'organisation du contrôle de la sûreté en France, et il apparaît que c'est ce «style», le dialogue constructif mais néanmoins ferme qui a prévalu entre protagonistes de la scène nucléaire française.