Le rôle du contexte réglementaire : le «French cooking»

Il est difficile de tirer des conclusions définitives d'une situation en constante évolution, mais on peut constater que pour les cinquante années écoulées, l'environnement favorable sur les plans politique, juridique et réglementaire du nucléaire français a joué un rôle important dans son succès. Au cours de toutes ces années, la politique nucléaire de la France, au-delà des changements de majorité, a été marquée par une grande constance. Nous retrouvons cette même constance dans le domaine de la sûreté nucléaire. Elle traduit la volonté des élites de faire en sorte que la sûreté nucléaire soit traitée de façon indépendante du contexte politique. Les conflits entre les divers acteurs (la structure étatique de contrôle, les organismes d'experts, EDF, et l'industrie) sont restés confinés entre experts du sérail nucléaire, hors de portée du public, qui ne disposait pas des moyens institutionnels pour contester les décisions prises par les plus hautes instances politiques et administratives.

Il est sans doute impossible de mesurer le poids des contraintes en matière de sûreté sur le succès ou l'échec des programmes nucléaires dans chaque pays, tant les critères économiques et politiques ont été déterminants. Mais la contrainte réglementaire est souvent évoquée par les industriels américains ou français pour expliquer l'échec du programme nucléaire aux Etats-Unis. En fait, face aux demandes croissantes des spécialistes de sûreté au cours des années soixante-dix, les concepteurs et réalisateurs américains ont exigé de l'administration des règlements figés auxquels ils puissent se conformer. De leur côté, les régulateurs américains ont pensé qu'en multipliant et en durcissant leurs exigences réglementaires vis-à-vis de l'industrie américaine, ils assuraient une meilleure sûreté, répondaient aux souhaits de l'industrie nucléaire, tout en regagnant la confiance du public.

En France, l'administration chargée de contrôler la sûreté des installations nucléaires a été instituée en 1973 et, à partir de cette date, elle a élaboré une réglementation dans l'idée que celle-ci ne devait pas être une entrave au développement de cette industrie naissante. La souplesse de la méthode d'élaboration de la réglementation en France a été un atout pour l'industrie nucléaire. L'administration a considéré qu'il n'était possible d'établir une réglementation utile à la sûreté que pour un objet dont on ait une connaissance suffisante. Ajoutant à cette philosophie le fait que l'administration disposait à l'origine de peu de compétences en sûreté nucléaire, le choix en matière de réglementation nucléaire a laissé une large part de l'activité de contrôle à l'organisme d'expertise ou d'analyse technique. L'évaluation de la sûreté est demeurée fondée sur l'analyse technique des problèmes. La réglementation a seulement ensuite entériné cette analyse qui créait une jurisprudence. Selon l'un des experts historiques français critiquant l'évolution à l'américaine ayant conduit à l'accident de Three Mile Island, cette méthode d'élaboration de la législation a même été bénéfique à la sûreté : «le danger est de confondre sûreté et conformité à une réglementation. (…) La recherche de la conformité à tout prix aux règles sans avoir recours à l'analyse technique de sûreté, a conduit à oublier les bases mêmes de la réglementation : l'accident de dimensionnement est devenu un accident maximum au-delà duquel rien ne pouvait arriver, les non-safety related systems, comme par exemple les vannes de décharge du pressuriseur, ont été considérés comme ne pouvant avoir d'importance pour la sûreté, le critère de défaillance unique et les redondances comme suffisants pour éviter des pertes de fonctions de sûreté.» 1103

La France ne dispose pas de loi nucléaire, et son arsenal réglementaire, en augmentation constante, reste mince comparé à celui des autres pays. L'autorité de sûreté reste sur le papier juridiquement peu armée face aux industriels. Si certains observateurs ont pu remarquer dans les années quatre-vingt que les régulateurs français refusaient de prendre leurs responsabilités en n'édictant pas de règles en matière de sûreté, ceux-ci échappent au reproche adressé à leurs collègues américains et allemands selon lequel les efforts en matière de sûreté se sont orientés vers le respect de normes formelles, qui répondent principalement au besoin d'une bureaucratie de se protéger elle-même de plaintes éventuelles devant un tribunal, plus que d'assurer la sûreté réelle des installations et du public.

Le faible cadre législatif ou réglementaire français a de fait instauré un dialogue technique entre experts sur chaque problème : une expertise continue par un institut de recherche et des groupes d'experts réunis ponctuellement pour les questions plus complexes. Les avis de ces experts servent alors de support pour les décisions de l'autorité administrative de sûreté.

Mais le système de gestion de la sûreté nucléaire français reste opaque à l'extérieur, que ce soit pour le public ou pour les autorités étrangères : le poids du contrôleur dépend d'un rapport de force qu'aucun acte de droit ne vient sanctionner. Les industriels acceptent de se soumettre, après des discussions d'autant plus âpres que les enjeux sont importants, aux injonctions des autorités de sûreté, mais ils n'y sont pas toujours légalement tenus et pourraient dans un autre contexte remettre en cause le statut juridique de certaines décisions de l'autorité de sûreté.

Notes
1103.

Cogné, François, «Evolution de la sûreté nucléaire», Revue Générale Nucléaire, janvier-février 1984, pp. 18-31, p. 21.