Une nécessaire immersion dans les questions techniques

L'analyse sociologique est une nécessité pour l'historien des grands systèmes techniques : la séparation des rôles permet aux experts et à l'autorité de sûreté d'acquérir une vision propre de la machine, qui les invite à focaliser leur attention sur des aspects allant au-delà de ceux privilégiés par les concepteurs. Dès 1960, la spécialisation des hommes du Groupe Technique de Sûreté des Piles illustre l'adage selon lequel la fonction fait l'homme : en se différenciant des projets, ils ont acquis une identité professionnelle nouvelle qui les a amenés à recommander certaines modifications jugées superflues par les exploitants.

Les rapports de force entre institutions et la plus ou moins grande séparation des rôles entre promoteurs, experts et autorité sont importants, mais ils n'expliquent pas tout : quand bien même les rôles seraient totalement séparés, quand même les contrôleurs disposeraient d'un pouvoir de coercition total, il serait illusoire de croire en la valeur de décisions de sûreté qui ne reposeraient pas sur un jugement technique de qualité. La capacité d'expertise technique est le fondement d'une véritable sûreté.

Un «hasard» de l'histoire fait l'originalité de l'expertise du nucléaire en France : celle-ci a été confiée à l'organisme qui avait développé les premières applications de l'énergie atomique. Le CEA a dû renoncer à jouer ce rôle après la décision du gouvernement d'opter pour la construction d'un programme nucléaire s'appuyant sur une licence achetée aux Etats-Unis. De fait, l'abandon de la filière UNGG du CEA, après une bataille retentissante, a libéré nombre de techniciens compétents qui étaient impliqués dans les tâches de développement et qui avaient acquis une expérience unique dans les questions atomiques. Une partie d'entre eux sont passés à la sûreté, dans le contrôle des activités d'EDF, leur ancien concurrent. Si la compétence des hommes est un facteur important, la nature de l'organisme expert l'est encore plus. Pour mener une expertise de qualité, outre une taille critique et un budget suffisants, il faut être capable de vérifier les projets présentés par les concepteurs ou les promoteurs, qui sont souvent des techniciens très compétents, disposant de moyens considérables. L'expertise consiste à pouvoir proposer une analyse contradictoire, être au moins aussi compétent que le projeteur. Or cette compétence ne peut s'acquérir qu'au contact de la réalité scientifique et technique la plus récente dans le domaine. Lié au Commissariat à l'Energie Atomique, l'organisme d'expertise a pu bénéficier des recherches de pointe de cette agence scientifique, tout en lançant de son côté des études dans son optique particulière, la sûreté.

L'une des nouveautés de cette étude est justement d'avoir mis l'accent sur les divisions internes de la communauté nucléaire, fondées sur l'appartenance à des organismes aux intérêts et aux visions différents, mais aussi sur l'évaluation contrastée des problèmes techniques. Les experts de sûreté étaient eux-mêmes divisés sur un certain nombre de questions.

Seule une immersion dans les questions techniques permet de situer les enjeux pour les différents acteurs, qui plus est dans le temps. Les controverses entre experts proviennent de questions techniques parfois épineuses. Au moment où un problème technique survient, les explications ne sont pas nécessairement disponibles, les hypothèses quant aux causes de certains phénomènes sont nombreuses, les solutions inexistantes ou multiples, rarement uniques. En fonction de ces hypothèses, les conséquences peuvent être plus ou moins graves. Le lancement d'études, la mise au point de nouveaux moyens de détection, permettent de conforter ou d'infirmer certaines hypothèses ou solutions proposées. Car la sûreté n'est pas la simple application de normes dont un gendarme peut se contenter de vérifier l'application. L'évaluation de la sûreté passe par une analyse technique détaillée d'un phénomène, dont il faut évaluer l'incidence sur le fonctionnement de l'installation et alors décider s'il met en danger les barrières et les protections prévues, examiner si on ne sort pas du cadre des études de risque à priori.

La description technique des problèmes permet de cerner les zones de consensus, les zones de divergence entre experts, et la part de politique des décisions prises, à savoir de quel côté se place l'autorité étant donné les avis de ses experts. En effet, les décisions de sûreté ne reposent pas toutes sur des considérations parfaitement «scientifiques» : l'acceptabilité du risque de tel ou tel phénomène repose nécessairement sur une décision comportant une part d'arbitraire. Cette immersion minimum de l'historien dans les discussions techniques a été particulièrement importante dans le cas français où peu de normes, peu de textes réglementaires existent et où le processus d'analyse et d'expertise puis de décision constitue le cœur du travail de sûreté, ce fameux «dialogue technique».

La description de la gestion technique de ces grands équipements est indispensable pour comprendre comment ils s'insèrent dans les sociétés actuelles.