Un rôle pratique pour l'histoire des techniques

L'histoire des techniques, qui montre les réussites, les échecs, en tout cas l'évolution des conceptions au fil du temps, doit rappeler au technicien qu'à chaque époque des certitudes tombent, certaines affirmations péremptoires s'avèrent fausses, d'autres sont validées. Rien n'est en tout cas éternel. Jusqu'à Three Mile Island par exemple, les hommes du nucléaire pouvaient s'adresser à la population de façon arrogante, avec des arguments d'autorité : eux savaient que le risque était hautement improbable, voire impossible, les autres étaient ignorants. Après l'accident, le discours a dû changer, plus personne n'a plus parlé de risque nul ou d'accident impossible.

A la différence des histoires édifiantes de héros qui ont toujours raison, ou qui n'ont rencontré des obstacles que pour mieux les surmonter, une histoire des techniques faisant place aux débats entre experts, aux incertitudes, aux erreurs, peut ainsi participer concrètement à la formation des techniciens. Elle contribue à maintenir éveillé l'esprit critique qui est une condition de l'expérience scientifico-technique. Interrogé par Heisenberg sur sa définition d'un spécialiste, Niels Bohr a un jour apporté la réponse suivante : «Beaucoup vous répondraient peut-être qu'un spécialiste est un homme qui sait beaucoup de choses à propos d'un domaine particulier. Je ne pense pas être d'accord, car on ne peut jamais vraiment savoir beaucoup dans un domaine. Je formulerais plutôt la chose ainsi : un spécialiste est un homme qui connaît quelques-unes des plus grosses erreurs que l'on peut commettre dans un domaine donné, et qui par conséquent s'y entend à les éviter.» 1104

La science de son temps est toujours plus fine que celle de ses prédécesseurs, mais en général plus lacunaire que celle dont disposeront les générations futures. Il faut rompre avec cette sorte d'histoire qui présente souvent la science comme éternelle, ne conservant que ce qui a été validé et qui sert aujourd'hui, laissant de côté les échecs, les idées confuses, les processus qui ont permis de valider ou d'infirmer certaines connaissances du jour.

Pour le grand public, une telle histoire des techniques peut montrer en quoi consistent les débats techniques et permet d'en éclairer les enjeux. D'ailleurs, le cas de la sûreté nucléaire n'est pas si particulier qu'il y paraît : les problèmes de générateurs de vapeur, de cuve, de corrosion, de fissures, sont communs à beaucoup d'industries.

Seule une présentation ouverte des zones de doutes, des questionnements, des erreurs parfois, peut permettre de gagner la confiance du large public, en lui faisant partager en quoi consiste le travail technique concret, où les jugements sont rarement immédiatement ou «tout noir» ou «tout blanc». Un tel récit est un facteur de vulgarisation et d'éducation, et en ce sens, rend réellement le public apte à cerner les enjeux globaux du risque nucléaire. En l'absence de transparence, même dans la façon de raconter l'histoire, on ne peut pas prétendre éduquer le public. Au-delà des points techniques forcément complexes, les principes et les moyens qui constituent la sûreté nucléaire le sont beaucoup moins, et les remettre en perspective permet de rendre accessible à tous le débat sur l'acceptabilité du risque nucléaire.

Notes
1104.

Heisenberg, Werner, Der Teil und das Ganze, Gespräche im Umkreis der Atomphysik, München, 1967, p. 246, cité par Radkau, Joachim, Aufstieg und Krise der deutschen Atomwirtschaft, Rowohlt, Reinbeck bei Hamburg, 1983, p. 472. (Traduit par nos soins).