La part de l’identification et les raisons de la soif de reconnaissance

Evoquer le concept d’identité revient à évoquer de nombreux champs théoriques : l’anthropologie, la psychologie génétique, la psychanalyse, la sociologie, etc. La volonté d’apporter une définition contentant ces différents champs ou répudiant d’autres relèverait de l’utopie et dépasserait le cadre de cette modeste recherche, toutefois une tendance se dégage :

‘« Ce que l’on peut dire aujourd’hui c’est que, dans chacune des disciplines qui utilisent la notion d’identité on semble s’acheminer vers une approche moins substantialiste et plus dynamique, plus interactionniste, plus sociale. » 454

Il semble inutile, voire stérile, d’isoler la notion d’identité. L’identité fait référence au processus d’identification exposé par la psychanalyse et rend compte de l’expérience de la pluralité de personnes psychiques. L’identification relie par le biais de l’affection un sujet à un objet d’attachement. Ainsi se fonde une communauté affective. Le sujet ne se créé donc pas seul mais au travers autrui. Autrui sert de modèle. Si la construction du moi est autonome, elle n’en reste pas moi dépendante d’autrui. Cette apparente contradiction s’efface souvent lorsque les interrogations naissent à propos de l’identité, comme si cette notion n’apparaissait qu’au travers des crises qu’elle traverse où dont elle est l’objet. Les processus d’identification qui modèlent les choix du sujet n’amoindrissent en rien l’influence de l’inconscient et de ses choix. Le désir n’est jamais orphelin. L’identité ressemble davantage à un produit, celui de l’identification, celui des identifications multiples qui scandent la vie psychique du sujet : elle est, selon ERIKSON 455 et montrant par la même son aspect dynamique, la résultante des identifications. Edmond-Marc LIPIANSKY, Isabelle TAOBADA-LEONETTI et Ana VASQUEZ reprennent cette idée :

‘« Elle surgit de la répudiation sélective et de l’assimilation mutuelle des identifications de l’enfance ainsi que de leur absorption dans une nouvelle configuration qui, à son tour, dépend du processus grâce auquel une société (souvent par l’intermédiaire des sous-sociétés) identifie le jeune sujet en le reconnaissant comme quelqu’un qui avait à devenir ce qu’il est, et qui, étant ce qu’il est, est considéré comme accepté. » 456

Le rôle d’autrui, au delà du processus d’identification déjà mentionné, est aussi celui qui délivre son autorisation à être.

En ce qui concerne les rééducateurs, et en extrapolant, nous observons que, si l’identification est opérée, elle n’est pas complète puisque l’enseignant rééducateur se voit dénié le droit de changer de nom. L’autorisation finale, mettant un terme à l’identification manque et perturbe le sujet en changement. L’enseignant advenu rééducateur, c’est le nom le plus simple à donner à celui qui engage des actions rééducatives ‑ mêmes si elles ne sont qu’à « dominante rééducative » pour reprendre la dénomination officielle ‑ est maintenu dans une zone liminale. Si les rééducateurs, grâce à la formation professionnelle agissant comme un rite de passage 457 , franchissent l’étape du rite de séparation avec l’ancien métier (enseignants en classe), ils n’abordent qu’incomplètement le stade du rite d’agrégation (rééducateurs), ils sont maintenus dans le stade du rite de marge (ni enseignants ni rééducateurs). Sans cette reconnaissance du nom, ils restent dans l’entre-deux, provoquant une soif de reconnaissance aussi importante qu’inextinguible. Ce phénomène, étranger voire intriguant aux personnes qui ne l’éprouvent pas, est pourtant commun à tout un chacun comme le rappelle fort justement Renaud SAINSAULIEU : « Les gens montraient qu’ils étaient très sensibles à la reconnaissance, à ne pas perdre la face. » 458

Le rééducateur prend l’apparence d’un être hybride, incomplet et insatisfait. En réaction à deux articles parus dans la revue « Envie d’école », Josette LASSALIS 459 se plaint, en des termes virulents, de l'abandon de la motion votée par la F.N.A.R.E.N. de reconnaissance de la rééducation. Elle reproche à l'auteur de l’article (M. GILLIG, I.E.N.), l'intention de transformer le rééducateur en être hybride: «maître E le matin et maître G l'après-midi et psychologue dans l'entre-deux». Quelques temps suivants, Marc-Olivier ROUY 460 , psychologue clinicien au Centre de formation de Beaumont sur Oise, expose les difficultés identitaires du rééducateur et met en lien cette hybridité avec sa pratique. Selon lui, le rééducateur doit créer son identité professionnelle dans deux réalités contradictoires : si son statut est celui d'un enseignant, sa pratique et ses compétences ne relèvent pas de l'enseignement. Il peut être la proie d'un double lien ‑ être et ne pas être un enseignant ‑ et éprouver les vertiges du non-être ‑ moitié thérapeute, moitié pédagogue défroqué donc proche de la figure de la chimère. Ce statut paradoxal est aussi celui des élèves en difficulté qui sont pris en charge par les rééducateurs : des enfants qui ont le statut d'élèves mais qui n’en n’ont pas les compétences. L'Education Nationale a institué un statut paradoxal de rééducateur en parallèle au paradoxe des élèves ‑ non élèves. De fait, il est créé un lieu scolaire ‑ non scolaire dans l'école pour prendre en charge ces élèves. La rééducation à l'école ouvre une trinité où l'élève ‑ non élève rencontre l'enseignant ‑ non enseignant dans un lieu scolaire ‑ non scolaire. La rééducation à l'école doit donc instaurer un cadre qui permette à l'enfant de se reconnaître comme un élève ‑ non élève. Ensuite, un processus est à engager pour que l'enfant puisse prendre une position viable et sensée d'élève. Pendant les séances, l'enfant rejouera la problématique de l'école et celle du savoir.

L'auteur justifie la place paradoxale du rééducateur par celle de l'élève ‑ non élève -. La fonction ferait corps avec le paradoxe, par nécessité professionnelle. Si cette hypothèse est vraie, elle expliquerait le malaise récurrent des rééducateurs dans l'institution qui ne sont pas reconnus comme tels. Dans ce cas, l'institution, par la voix des Inspecteurs généraux, refuserait ce jeu institutionnel paradoxal. Ce faisant, elle rend intenable la position déjà inconfortable des rééducateurs dans l'école. Elle produit un double lien décrit par Paul WATZLAWICK : il est exigé de ne pas être enseignant mais en même temps il est interdit de le montrer. Seuls, la folie, l'humour ou la fuite sont possibles. Ici, la folie serait la malaise vécu par les rééducateurs, l'humour serait la dérision très commune chez les membres du R.A.S.E.D. (certains articles en attestent) et la fuite serait l'abandon de ce statut instable pour retourner dans une classe (refus d’occuper des postes dans les zones les plus difficiles ou retour en classe comme en atteste les réponses des rééducateurs au questionnaire et le recueil des trajectoires professionnelles).

Les rééducateurs aspirent encore plus à la reconnaissance. Selon la présidente de la F.N.A.R.E.N. 461 , il y a vingt ans, les rééducateurs étaient définis par ce qu'ils n'étaient pas, entre pédagogie et soin. Cette fédération participe de fait à lever les zones d'ombres autour des pratiques des rééducateurs. Ils attendent reconnaissance et respect des compétences. Dans ses propos, il est explicitement attendu une reconnaissance et un respect sans indiquer le destinataire, ici l'employeur. Ce plaidoyer fait office d’auto-reconnaissance et s’apparente à une déclaration de politique générale sous-entendant que chaque rééducateur, membre de la fédération, aspire à cette reconnaissance.

Ces remarques précédentes illustrent à leur manière cette citation d’Edmond-Marc LIPIANSKY, d’Isabelle TAOBADA-LEONETTI et d’Ana VASQUEZ :

‘« Dans cette perspective, la notion d’identité semble renvoyer en même temps à un sentiment conscient de spécificité individuelle (à partir et au delà de la multiplicités des identifications), à un effort inconscient tendant à établir une continuité de l’expérience vécue (au delà de la diversité des rôles et des discontinuités temporelles) et à la participation de l’individus aux idéaux et aux modèles culturels du groupe, conçus comme « positifs ». » 462

La psychologie sociale confirme le lien de la notion d’identité avec autrui :

‘« Selon MEAD, l’individu s’éprouve lui-même comme tel non pas directement, mais seulement en adoptant le point de vue des autres ou du groupe social auquel il appartient. Il ne se perçoit comme Soi qu’en se considérant comme objet, qu’en prenant envers lui les attitudes des autres à l’intérieur d’un contexte social. » 463

Ainsi, les rééducateurs redoublent de perplexité car, si le doute ne les étreint pas autant que les hypothèses le pressentaient ‑ ils savent qui ils sont (ou ne sont pas) ‑, si l’Inspection Générale met en doute ce sentiment d’identité, aucun enseignant, ni dans le quotidien ni dans les écrits, remet en cause leur spécificité. Le contexte social ne relaie donc pas leur trouble, soit qu’il n’ait pas l’importance que nous lui prêtons, soit que les incidences soient sans effet sur le cours du quotidien.

Notes
454.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), TAOBADA-LEONETTI (Isabelle) et VASQUEZ (Ana), in CAMILIERI (Carmel) et al., Stratégies identitaires, 1ère éd., Paris, PUF, 1990, p 7.

455.

ERICKSON (E.H), Adolescence et crise : la quête de l'identité, Paris, Flammarion, 1972

456.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), TAOBADA-LEONETTI (Isabelle) et VASQUEZ (Ana), op. cit., p 11.

457.

VAN GENNEP (Arnold), Les rites de passage, 4ème éd., 1920; Paris, Terre humaine, 1988

458.

JOBERT (Guy), "L'identité et les relations au travail," Education permanente 128 (1996): 188.

459.

LASSALIS (Josette), "Libre propos," Envie d’école n°1 (1995) : p 23.

460.

ROUY (Marc-Olivier), "Témoignage", Envie d'école n°11 (1997): pp 6-8.

461.

METRA (Maryse), "Editorial," Envie d'école n°9 (1996): p 3.

462.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), TAOBADA-LEONETTI (Isabelle) et VASQUEZ (Ana), op. cit., p 11.

463.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), TAOBADA-LEONETTI (Isabelle) et VASQUEZ (Ana), op. cit., p 13.