La part de l’interaction et le risque d’aliénation

La théorie des rôles apporte sa contribution en articulant perception et définition de soi. Le rôle est le nom qui est donné à l’interaction liant deux personnes selon des normes culturelles. De fait, tout sujet est un acteur social qui joue des rôles en fonction de son âge, son sexe, son métier, etc. Plusieurs modalités adhésion coexistent laissant une latitude de choix dans les rôles assumés. Les travaux d’Erwin GOFFMAN se sont attachés à la notion de présentation de soi mettant l’accent sur les aspects visibles de l’adhésion au rôle : le sujet présente la « face » attendue de lui par l’environnement social. L’activité sociale deviendrait une scène de théâtre dont la finalité serait le respect des rituels et des lignes de conduites institués par la norme sociale. En s’intéressant aux populations stigmatisées par la norme sociale « […] GOFFMAN parle d’identité réelle et d’identité virtuelle, où le faux-semblant apparaît comme la stratégie permettant de survivre ‑ tout en n’y croyant pas ‑ au sein d’un certain consensus social » 464 . Selon ce sociologue, l’acteur social disposerait de la faculté de se voir jouer un rôle permettant d’établir une distance entre le Moi et l’identité. Si tel est le cas, il faudrait admettre « l’existence de deux sortes d’identités, l’identité existentielle et profonde qui fait la continuité de la personne, et l’ensemble des différentes identités qu’elle fait siennes au cours de la vie » 465 . Si d’aventure, des discordances existent entre ces deux types d’identités, une hypothèse d’aliénation peut être posée, notamment lorsque les sujets subissent des relations de pouvoir qui leur interdisent de se percevoir comme ils sont mais comme il est voulu qu’ils soient :

‘« Dans ce cas, l’identité imposée équivaut à une sorte d’aliénation de soi, car ces groupes sociaux ne peuvent pas prendre conscience de leur identité à partir de ce qu’ils possèdent, mais par ce dont ils ont été privés. » 466 .’

Nous constatons que la population des rééducateurs subit le mouvement rapporté par LABOV, BERNSTEIN et HOGGART, soit une imposition d’une identité sociale, mais dans une moindre mesure bien sûr que les populations défavorisées étudiées par les sociologues cités. L’aliénation de soi nous semble patente et provoque une opposition, comme cela a été rapporté plus haut au travers des critiques parues dans la revue « Envie d’école ». La sociologie dialectique définirait l’aliénation ainsi :« la conscience que l’individu a de la réalité ne correspond pas aux conditions objectives qui la déterminent » 467 . Cette opposition signale une prise de conscience au moins des contradictions sinon celle d’une identité sous tutelle. Nonobstant la valeur de cette opposition, nous pouvons la considérer comme une chance d’accéder à l’identité : « De toute façon, pour qu’un groupe ou un individu devienne acteur de l’histoire de sa société, il doit cesser d’accepter l’identité que lui assigne son système » 468

Inversement, l’identité peut être considérée comme la soumission à la société, comme le résultat de l’apprentissage social. L’identité serait fausse, sans conscience de soi : une absence d’identité. Ce risque conduit à l’émission de l’hypothèse d’une double identité :

‘« Pour TOURAINE, il existe en quelque sorte deux identités : une fausse identité imposée par le système, et une vraie identité, arrachée par les luttes. Selon lui, la formation de l’identité ne se réalise qu’à travers les luttes sociales qui permettent de révéler les illusions de l’identité. » 469

Si tous les auteurs sont d’accord pour admettre la multiplicité des identités, il n’est rien dit de la notion elle-même d’identité, notamment l’identité substantielle, celle qui assure la permanence dans le temps. La multiplication n’apporte pas l’élucidation. Gardons en mémoire que la notion d’identité reste insérée dans l’histoire qui lui a donnée naissance :

‘« S’appuyant sur des travaux d’ethnologie, GADLIN met également en question l’universalité du « sentiment » d’identité et suggère que cette façon particulière d’aborder la psychologie est largement tributaire de l’ensemble des valeurs de la société occidentale, GADLIN pose l’hypothèse que notre conception de la « personne » et de son « identité » est également un produit historique (de l’histoire occidentale et de l’histoire des idées). » 470

Claude LEVI-STRAUSS avait montré le doute des sociétés primitives pour une identité substantielle unique :

‘« On connaît, notamment en Indonésie, des sociétés qui croient en des « âmes » innombrables logées dans chaque membre, chaque organe, chaque jointure du corps individuel ; le problème est alors d’éviter qu’elles ne s’échappent, de vaincre leur tendance constante à la dispersion. Car seulement à la condition qu’elles restent ensemble, l’individu conservera son intégrité. » 471

Nous pouvons avancer qu’actuellement, la notion d’identité est conçue comme dynamique dans le temps et résulte d’un processus initié par le sujet lui-même au cours de ses expériences sociales. Ce dernier, au gré des interactions qu’il a pu engager avec les différents environnements familiaux, sociaux et groupaux, reconstruit perpétuellement son identité par le jeu de l’acceptation et du rejet des modèles et rôles sociaux qui lui sont assignés. Ainsi, la conscience de soi est dépendante de l’autre. L’expérience sociale agit autant dans la production de soi que dans la conscience de soi. S’il est admis que l’identité est multidimensionnelle et structurée, il n’existe aucune garantie quant à l’harmonie des agencements. La multiplicité des expériences sociales, augmentant les références identitaires, peut mettre en péril la cohérence de la structuration. Les conflits provoqueront des souffrances qui peuvent aller jusqu’à faire douter la personne de son sentiment d’identité.

L’identité, examinée sous l’angle de l’interaction, est aussi un système de négociation avec soi-même :

‘« En effet, l’incorporation des modèles sociaux est un processus qui peut produire des perturbations profondes, dans la mesure où certains rôles, incompatibles avec un sentiment profond de soi, créent un malaise et s’accompagnent d’un sentiment d’aliénation. » 472

Néanmoins, l’identité permet de résoudre le paradoxe du changement incessant en suscitant chez le sujet la conscience de son unité et de sa continuité dans le temps. La notion d’identité se situe au carrefour des champs psychologique (le sentiment d’être, le sentiment de moi) et sociologique (l’interaction sociale). La sociologie conçoit la notion d’identité comme une notion en situation, résultat des interactions sociales : «  Si la formule « soi c’est l’autre » est peut-être excessive, il reste que c’est dans le rapport à l’autre que s’élabore le soi. » 473 La multitude d’interactions suscite autant d’occasions de mettre en valeur un ou plusieurs éléments identitaires, ainsi, « l’identité apparaît comme une « boîte à outils », selon l’expression de DEVEREUX, chaque « outil » étant un élément identitaire que le sujet choisit en fonction de son adéquation à « l’opération » demandée, autrement dit, suivant la situation d’interaction dans laquelle il est. » 474

Cette conception dynamique de la notion d’identité qui peut être perçue comme utilitaire, laisse planer une dérive instrumentale : quels seraient les obstacles à ce que la personne n’utilisent les outils dans l’intention de tromper ou manipuler soi-même, l’interlocuteur ou la situation ? De même, quels seraient les garanties offertes au sujet afin d’être assuré que l’élément identitaire mis en avant convient à la situation ? Il n’est donc pas exclus qu’une faible conscience de soi joue contre le sujet et l’engage, malgré lui ou inconsciemment, dans une interaction faussée ou prédéterminée par des normes ou des attentes sociales. L’interaction sociale devient alors l’espace dialectique où les places sont définies en constante évolution. Il reste donc nécessaire qu’un autre s’oppose au soi pour que l’un comme l’autre existent.

Le champ s’ouvre à l’activité stratégique de l’identité dans la mesure où le sujet dispose d’une liberté d’action suffisante, nécessaire à la propre définition de soi. Ces stratégies identitaires ne sont pas réservées à des actions individuelles mais rencontrent l’action collective des acteurs lorsque les situations instaurent des enjeux importants pour les sujets comme le collectif. Parmi ces enjeux, les finalités assignées par les acteurs, constituent des enjeux majeurs. Un comportement stratégique de la présentation de soi sur le lieu de travail a été exposé par Michel CROZIER et est à mettre en valeur pour sa singularité : « […] les relations qui se déroulent à l’intérieur d’une organisation s’établissent, entre les individus, selon des modalités qui leur permettent d’adopter des positions échappant aux pouvoirs des autres. » 475 Le comportement, devenant incertain, une marge de sécurité est préservée rendant acceptables les relations de pouvoir, celles qui sont capables d’être tenues de part et d’autre. Nous pourrions retenir cet argument pour catégoriser les rapports qui s’établissent entre la F.N.A.R.E.N. et le Ministère de l’Education Nationale. Aucun ne s’affronte de face ‑ bien que des attaques fortes sinon violentes soient présentes tant dans la revue « Envie d’école » que dans les propos tenus par les Inspecteurs Généraux lors de conférences, hors mandat ministériel, chacun ménageant l’autre, préservant une zone de sécurité garantissant des relations de pouvoir préétablies.

La dynamique identitaire est néanmoins maintenue par les rééducateurs. Ils ont engagé par le biais des nombreux regroupements (associations, groupes de travail, formations, colloques, séminaires, etc.) une réflexion collective qui relève d’une stratégie identitaire de conquête ou reconquête d’une identité propre. La création et le maintien d’un fédération des rééducateurs marque la volonté des rééducateurs à appartenir à un groupe et rend compte de la valeur interactive de leur identité sociale. Ils renforcent ainsi le niveau d’estime d’eux-mêmes nécessaire au maintien de valeurs propres et assure leur appartenance sociale au milieu scolaire. Ils mettent en œuvre une lutte sociale comme l’énonce Alain TOURAINE. Dans la partie précédente, les phénomènes d’alliance qui ont été décrits montrent un risque des interactions professionnelles non maîtrisées, une dérive de la notion de « boîte à outils ». Les nombreux renvois aux arguments soutenus dans les publications de la F.N.A.R.E.N. attestent de cette stratégie identitaire.

Enfin, nous pouvons rapprocher la situation des rééducateurs dans l’institution scolaire de celle de l’étranger :

‘« Parce qu’elle entraîne une rupture avec son milieu et les modèles où l’individu a été socialisé, la situation prolongée d’étranger […] constitue une situation quasi expérimentale, car c’est en situation de crise que les motivations et les mécanismes deviennent plus facilement apparents. » 476

L’analyse des mémoires professionnels présentée plus loin comme la critique de la forme rééducative en première partie, rendent compte de cette situation de rééducateurs étrangers dans l’institution. Leur culture professionnelle originale et faiblement référencée, issue du pot commun des enseignants, leurs valeurs professionnelles propres, leurs savoirs professionnels authentiques mais ambigus, rendraient compte de cette posture d’étranger. De même, les réponses au questionnaire, notamment celles relatives à l’abandon de ce métier ou aux cas de remise en cause de l’identité renvoient toutes à l’impossibilité de mettre en œuvre leur démarche originale de rééducation scolaire comme si elle était étrangère à celles qui dominent à l’école.

Il demeure que disposer d’une identité est fondamental pour tout individu. Son corollaire est l’aspiration à sa reconnaissance. Nous pouvons aussi relier la situation des rééducateurs dans l’institution de celle de dynamique des groupes. Une déstabilisation des repères identitaires se trouve dans ces deux situations et le mécanisme engendré est commun : « On constate que le besoin de reconnaissance est d’autant plus fort que les individus se sentent en position d’insécurité, d’infériorité, d’exclusion ou de marginalité. » 477 Cette recherche de reconnaissance s’exprimera à quatre niveaux : tout d’abord en exprimant le besoin d’exister aux yeux des autres (la visibilité sociale qui manque aux rééducateurs), ensuite en souhaitant être pris en compte et d’avoir sa place (respect de la spécificité de la rééducation et du rôle singulier des rééducateurs), et puis en étant approuvé et valorisé (mise en valeur tant du rôle que de la fonction institutionnelle de la rééducation et des rééducateurs) et enfin en étant reconnu dans son identité propre (reconnaître le changement d’identité des enseignants qui deviennent autre en étant rééducateurs). Les citations issues des mémoires professionnels, les réponses apportées au questionnaire comme les extraits de la revue « Envie d’école » relatent cette aspiration à la reconnaissance légitime dans les différents niveaux cités.

En tout état de cause, le caractère incertain de la négociation identitaire reste à relever :

‘« L’identité se définit enfin comme un processus incertain, car on se sait jamais au départ jusqu’à quel point la dynamique identitaire confrontée à la machine sociale va faire de nous plutôt des individus interchangeables et passifs que des êtres qui affirment leur singularité. » 478
Notes
464.

Ibid., p 16.

465.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), TAOBADA-LEONETTI (Isabelle) et VASQUEZ (Ana), op. cit., p 16.

466.

Ibid., p 17.

467.

FISHER (Gustave-Nicolas), Les concepts fondamentaux de psychologie sociale, Paris, Dunod, 1996, p 179.

468.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), TAOBADA-LEONETTI (Isabelle) et VASQUEZ (Ana), op. cit., p 17.

469.

FISHER (Gustave-Nicolas), op. cit., p 179.

470.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), TAOBADA-LEONETTI (Isabelle) et VASQUEZ (Ana), op. cit., p 19.

471.

LEVI-STRAUSS, L'identité, (Séminaire dirigé par), Paris, Grasset, 1977, p 11.

472.

LEVI-STRAUS (Claude), "Avant-propos," L'identité, Séminaire dirigé par, 3ème éd., 1977; Paris, PUF, 1995, p 11.

473.

TAOBADA (Isabelle), Stratégies identitaires et minorités : le point de vue du sociologue, in CAMILIERI (Carmel) et al., op. cit., p 44.

474.

Ibid., p 46

475.

FISHER (Gustave-Nicolas), op. cit., p 188.

476.

VASQUEZ (Ana), Les mécanismes des stratégies identitaires: une perspective diachronique, in CAMILIERI (Carmel) et al., op. cit., p 146.

477.

LIPIANSKY (Edmond-Marc), Identité subjective et interaction, in CAMILIERI (Carmel) et al., op. cit., p 179.

478.

FISHER (Gustave-Nicolas), op. cit., p 199.