La part de la revendication

Les rééducateurs ne sont pas seuls à subir une crise identitaire : tous les acteurs sociaux la ressentent avec plus ou moins d’acuité. La société est en mutation et les changements n’épargnent aucun niveau sans ménagement (individuel, social, économique, culturel, etc). Les styles de vie se transforment en façonnant des familles éclatées et recomposées ; les lieux de travail sont de plus en plus distants des lieux de vie ; l’entrée dans la vie active est de plus en plus tardive ; le chômage n’épargne aucune branche professionnelle provoquant des déplacements et des ruptures de familles voire de populations (la crise du textile, de la sidérurgie ou des bassins miniers). L’effet du chômage ne se résume pas seulement dans la perte d’un emploi mais se double par la perte de la référence au salaire qui reste une reconnaissance forte et centrale comme le rappelle Renaud SAINSAULIEU : « Nous sommes bien dans une société salariale, ce qui évidemment est un problème dans la société contemporaine où les emplois se raréfient et où l’on se pose la question de savoir comment définir le social par d’autres expériences, d’autres activités que le travail. » 479 . La socialisation par le travail se trouve mise en péril, abandonnant les chômeurs à une « errance sociale » : « Ceux qui perdent l’emploi perdent, à travers l’emploi, l’identité au travail et ne sont guère en état de se créer des identités de compensation. » 480 La socialisation par le travail se trouve brutalement interrompue, sans aucune alternative pour les victimes. RenaudSAINSAULIEU reste pessimiste en ajoutant :« Le blocage identitaire au travail me paraît constituer un trait dominant de la société contemporaine. » 481 Enfin, ceux qui sont épargnés par les plans de licenciement, dont la légitimité reste à prouver, ne sont pas à l’abri comme l’annonce Bernard TAP :

‘« Mais pour ceux qui restent, la menace du chômage modifie les valeurs : l’esprit maison est atteint puisqu’on n’y trouve plus son avenir assuré, l’initiative cède le pas aux réflexes de sécurité et de protection, les solidarités se brisent contre un sentiment général de défiance et de soupçon à l’égard des collègues, l’autorité est souvent plus cassante dans un contexte de crainte et de passivité. » 482

Le brouillage des références semble se répandre comme une traînée de poudre dans le champ social provoquant une dévalorisation de la légitimité de l’autorité notamment celle de type réglementaire et hiérarchique puisqu’elle ne sait plus éclairer le découpage des fonctions, des grades et des carrières : « Les signes extérieurs de la reconnaissance (grades, fonctions, métiers, diplômes, carrières) ne paraissent plus éclairer l’action. On ne sait plus nommer les gens et les choses. » 483 Tel est le cas des rééducateurs qui ont perdus leur nom au cours des différentes définitions réglementaires de leur fonction dans les textes officiels comme cela a été montré en première partie. Les analyses des réponses apportées au questionnaire et celles des articles de la revue « Envie d’école » rappelleront l’attachement des rééducateurs à ce nom historique bien qu’il soit connoté comme imparfait.

L’introduction de l’informatique dans tous les secteurs économiques crée des opportunités nouvelles en invalidant des pratiques efficientes rendues plus coûteuses. Elle enlève la légitimité des métiers soudainement rendus inutiles. L’outil informatique bouleverse les rapports au travail et introduit du virtuel dans la réalité sociale. La nouvelle économie bouleverse la valeur traditionnelle attribuée au travail. Le foisonnement culturel augmente l’offre culturelle et soumet à rude épreuve le consommateur déboussolé. Les valeurs légitimées du passé sont remises en cause par l’efficacité des techniques actuelles. Les références s’auto-instituent et effacent les anciennes sans égard. La rentabilité à court terme devient la seule qualité au lieu d’être un paramètre parmi d’autres. Le lien social se délite dans les quartiers défavorisés et remet en cause la fonction intégrative de la société.

L’avenir est de plus en plus incertain rendant caduque tout pronostic, toute prévision. Les systèmes et institutions de référence deviennent instables, incertains au repères changeants. Les individus subissent cette incertitude faute de stabilité sociale : « Le propre de cette mutation, qui touche tous les niveaux, est l’impossibilité pour les individus et les groupes de se projeter dans l’avenir en s’appuyant sur les constructions présentes. » 484 Le discours dans cette situation devient celui de la préservation, celui du temps où la stabilité régnait. La revendication identitaire n’est hélas pas tournée vers la création, la nouveauté ou la conquête mais, phagocytée par l’angoisse, par la perte de sens et de substance, se retourne vers le passé. L’ancien se trouve idéalisé, assimilé à un paradis perdu. Ce mouvement est le frère jumeau du besoin d’affirmation identitaire initié par le Moi et permettant de rester soi par unification et liaison. Nous avons décrit l’aspect dynamique de l’identité qui se réalise ici « par une oscillation entre tension unifiante et fragilité dissociante. » 485 Cette fonction dynamique du Moi est refoulée lorsque l’angoisse survient : la quête de stabilité inhibe la régulation. Les mutations sociales livrent leurs représentations qui s’affrontent aux anciennes et provoquent la crise identitaire. L’ampleur et la profondeur de la crise sont davantage le produit du dévoilement des failles de l’unité perdue que l’effet du choc avec les nouvelles représentations. La violence de la défense contre la nouveauté devient révélatrice : « Ces bouleversements dans les structures sociales et leurs fonctions interrogent de ce fait la qualité des systèmes défensifs érigés par les individus et les groupes pour préserver une certaine cohérence. » 486 Si toute construction nécessité des défenses, tous les moyens ne sont pas bons pour les défendre : il est des défenses pathogènes qui refusent tout compromis même salvateur. Lorsque les attentes de la société sont trop éloignées des possibilités des individus et les aides insuffisantes, les individus doivent puiser en eux les forces nécessaires. La crise peut devenir conflit mettant en demeure l’individu soit de se soumettre au risque d’intérioriser la crise soit de riposter en créant un nouveau social. Deux aides peuvent être offertes. La plus immédiate qui consisterait à reconstruire le détruit ou à consolider le défait ne ferait que renforcer les défenses qui ne savent plus réguler et augmenterait la crispation sur les certitudes perdues. Le deuil serait à engager des capacités créatrice du processus identitaire. La plus engageante consisterait à développer un travail avec les individus ou les groupes afin d’élaborer la crise identitaire : il s’agira « d’un travail de mise à plat des différents déterminants et de leurs intrications. » 487 Le dépassement de la crise identitaire impose une démarche créative :

‘« Autrement dit, parce qu’elle se présente comme une faillite des constructions individuelles et collectives, la crise nécessite un travail de décomposition des modèles intériorisés et des fonctions qu’ils remplissaient, puisque les systèmes défensifs ont perdu de leur efficacité. » 488

Alors la parole leur permet de mesurer leurs investissements antérieurs et de redonner du sens au présent. Le mouvement de liaison se renouvelle permettant une recomposition des identités. Les groupes de parole apportent la contenance nécessaire aux examens des échecs sociaux. Contenance d’autant plus importante que certaines élaborations personnelles, écartées lors de la réussite sociale précédente, remontent et perturbent l’analyse des déterminants de la crise. Le recours au groupe s’avère positif lorsqu’il sait éviter les replis défensifs. Ce travail dans des espaces intermédiaires ouvre des voies que la culpabilisation avaient fermées : « Cet accès à une représentation de leur identité, davantage traversée par la division et la contradiction, les prédispose à mieux intégrer et à accueillir la complexité extérieure de façon moins persécutive. » 489 Une approche sommaire et fausse ferait croire que le repli s’oppose au redéploiement identitaire : il n’en est rien, c’est dans le repli que le processus identitaire permet le dégagement. La responsabilité des groupes de parole ne s’en trouve que plus importante.

Ce recentrage de la situation des rééducateurs parmi l’ensemble des acteurs sociaux qui subissent les mutations de la société nous permet de porter un avis distancié sur la crise identitaire qu’ils vivent. Nous aurions pu penser que la revendication qu’ils expriment dans leurs publications, leurs mémoires professionnels, leurs colloques ou leurs réponses au questionnaire n’est que l’expression de leur angoisse. Cette dernière révèlerait une crispation sur un avant repeint aux couleurs de l’illusion. Tel n’est pas le cas. A aucun moment, il n’a été perçu ce mouvement de recul et de repli décrit précédemment (il n’est pas exclu qu’il s’exprime dans des cercles restreints comme à l’occasion de réunions locales). S’il existe, nous constatons qu’il n’est ni relayé ni amplifié. Il est fort probable qu l’usage professionnel de la parole et la reconnaissance de ses vertus libératrices permettent aux rééducateurs de les utiliser à leur profit. La connaissance que nous avons des stagiaires C.A.P.S.A.I.S. G nous incite à croire en leur capacité d’élaboration, d’élucidation et de dépassement des situations angoissantes ou conflictuelles. Cette capacité est réelle d’autant plus qu’elle fait partie de leurs compétences professionnelles. La pratique des groupes de supervision contribue à l’entretenir.

Ce nécessaire détour par la notion d’identité individuelle nous permet d’aborder la notion d’identité professionnelle. L’accent mis à de nombreuses reprises sur le regard des autres nous incite à favoriser l’approche sociologique sur les approches psychologique et psychanalytique, sans les exclure toutefois.

Notes
479.

JOBERT (Guy), op. cit., p 192.

480.

Ibid., p 192.

481.

Ibid., p 192.

482.

TAP (Bernard), "L'identité et les relations de travail," Education permanente 128 (1996): 195.

483.

TAP (Bernard), op. cit., p 197.

484.

GIUST-DESPRAIRIES (Florence), "L'identité comme processus, entre liaison et déliaison," Education permanente 128 (1996): 63.

485.

GIUST-DESPRAIRIES (Florence), op. cit., p 64.

486.

Ibid., p 66.

487.

Ibid., p 67.

488.

GIUST-DESPRAIRIES (Florence), op. cit., p 67.

489.

.Ibid., p 69.