Conclusion de la seconde partie

Le parcours de mémoires professionnels nous a permis de mesurer la volonté des enseignants qui aspirent à devenir rééducateurs. Nous pouvons assurer que le hasard n’est pas à l’origine de ce changement identitaire. Le candidat doit savoir puiser en lui les forces nécessaires au remaniement identitaire. Le risque résiderait dans l’ancrage personnel. Des futurs stagiaires pourraient croire que la formation C.A.P.S.A.I.S. G puisse les aider à résoudre des problèmes personnels auparavant irrésolus. Et ensuite, reconstruits, ils seraient à même d’apporter leur aide à des élèves en difficulté. Il n’en n’est rien. Les exigences de toute formation et encore plus comme celles de la formation C.A.P.S.A.I.S option G, ne sont pas favorables à des personnes en difficulté. Nous devons reconnaître que les choix expliquant l’entrée en formation n’ont pas été complètement élucidés sauf à avancer qu’ils sont ancrés dans une sensibilité à l’approche psychologique ‑ comme si les candidats à la formation exprimaient ce qui manque au quotidien scolaire : la prise en compte de l’être chez l’enfant. Les mémoires professionnels, l’enquête et la théorisation rééducative ont mis en avant le respect que les rééducateurs accordent à l’enfant, particulièrement à l’enfant en marge de la classe. Certains rééducateurs ont exprimé à mots couverts un fantasme de réparation de l’élève et d’eux mêmes peut-être. Aider un enfant reviendrait à s’aider soi-même, et, par rebond, l’institution entière. Certains ont exprimé le souhait de réparer les erreurs qu’ils auraient commises ou au moins celui de les comprendre. Le fantasme démiurgique est convoqué.

Lors de la formation, les stagiaires découvrent et éprouvent une quête identitaire. Celle dernière n’est jamais satisfaite, n’est jamais satisfaisante. La situation d’entre-deux de la formation, ni enseignant ni rééducateur, n’est hélas point passagère mais persistera à l’avenir. L’identité du rééducateur est construite autour de cette ambivalence, cet entre-deux. Loin de constituer un obstacle, cet entre-deux rencontre la posture de l’élève en difficulté. Cet entre-deux est moteur mais s’apparente à un paradoxe qui dérange l’institution et les rééducateurs eux-mêmes. Nous pensons que le maintien de cette ambiguïté garantit l’efficacité du rééducateur. La supprimer reviendrait à condamner le rééducateur à l’impuissance. Le rééducateur est un passeur, il doit le rester pour continuer à apporter une aide unique aux élèves en difficulté à l’institution scolaire victime des clivages qu’elle institue.

Comme dans la première partie nous tirerons partie de la provocation de la seconde hypothèse : la rééducation est « contre » l’école mais doit rester « tout contre » pour exister. La description de l’identité professionnelle du rééducateur nous a montré un professionnel qui aspire à la reconnaissance, qui sait se défendre contre les assauts et qui revendique les qualités qu’il met au service de l’école. En l’absence de témoignages et de constats, nous ne pouvons affirmer qu’il joue un rôle de bouc émissaire ; toutefois, les rapports de l’Inspection Générale ont montré une réticence à leur égard et une certaine cécité envers les I.E.N. et les Inspecteurs d’Académie. Si les rééducateurs sont critiqués, à tort selon nous au regard des alertes émises, il serait opportun d’être juste. Les rééducateurs prennent en charge des élèves qui échapperaient à l’action de l’école sans leur action : ils jouent un rôle unique et cette singularité les montre du doigt. Au lieu de développer une stratégie défensive et défaitiste, ils ont su se regrouper et promouvoir leurs spécificités tout en restant dans le cadre institutionnel de l’école. Ils portent un regard original sur l’enfant. Ceci leur permet de réguler les affrontements entre adultes et avec l’enfant en difficulté qui se résoudraient dans la défaite inéluctable de l’élève. Leurs actions font référence à un cadre unique – le cadre rééducatif ‑ mais délicat au sein d’une institution où les rôles sont souvent écrits à l’avance et où les acteurs s’interdisent des variations. Si aucun interlocuteur ne change de position, l’enfant ne peut espérer d’aide de la part des adultes. La posture originale des rééducateurs, celle de passeur, rend possible des rencontres improbables voire impossibles. Ils savent donner du temps et des espaces aux êtres qui souffrent sans les engager dans un travail psychothérapeutique.

Comme nous le postulions en introduction, les rééducateurs réalisent dans leur posture institutionnelle l’état vécu par les élèves en difficulté à l’école. Il y a similarité entre la position liminale du rééducateur dans l’institution et celle de l’élève pris en charge. Leur identité professionnelle s’en trouve brouillée. Elle est maintenue dans une dualité. Elle illustre la dualité de leur rôle comme le vivent les élèves pris en charge : en classe et hors classe. Le rééducateur est enseignant et non-enseignant dans le même temps. Les incertitudes vécues par l’enfant s’actualisent chez le rééducateur :

‘« Les échanges que j'avais pu avoir avec les rééducateurs au sein du réseau d'aides m'avaient convaincue de l'importance de cette fonction dans l'école mais il me restait à comprendre comment la place spécifique du rééducateur au sein de l'école peut permettre à un enfant de trouver sa place d'élève ? Ce dossier est le témoignage d'une re-naissance en parallèle. Au fil des séances, cherchant à aider Adrien à s'affirmer dans son identité, j'ai construit peu à peu mon identité professionnelle de rééducatrice. » 784 ’ ‘« Comme dans un film on peut parler d'Art, non pas le flou artistique, mais l'Art qui se travaille. L'Art du rééducateur à s'identifier à l'enfant, à être en empathie, à mettre des mots justes, à lui donner confiance, à avoir une fonction miroir; tout cela pour aider l'enfant à devenir autonome. » 785

Si le vécu d’une identité professionnelle en constante évolution, condamnée à rester ambiguë, est pénible, nous devons admettre qu’il est inhérent à la fonction rééducative. L’identité ambiguë du rééducateur lui permet d’apporter une aide unique aux enfants qui éprouvent des difficultés.

L’étude de la définition de l’identité professionnelle nous a invité à nous éloigner d’une approche statique afin d’aborder une conception dynamique. Au gré des interactions sociales, le rééducateur réactualise et établit son identité. Parmi ces interlocuteurs, une attention particulière reste à porter aux élèves pris en charge. Yves de LA MONNERAYE et les nombreux témoignages issus des mémoires professionnels nous incitent à signaler un paradoxe apparent ‑ c’est l’enfant rééduqué qui créé le rééducateur :

‘« Les parties suivantes montreront alors quelles ont pu être les réponses apportées à mes questions et surtout comment en travaillant avec Isaac sur sa difficulté à s'affirmer dans son identité, j'ai construit petit à petit ma propre identité professionnelle. » 786

En prolongeant cette affirmation, nous pourrions déceler un dédoublement qui expliquerait l’attachement au statut d’enseignant : le rééducateur serait enseignant hors du travail rééducatif comme ses collègues et rééducateur pendant les séances rééducatives.

L’ambiguïté identitaire des rééducateurs est donc consubstantiel à leur fonction comme le rapportait Marc-Olivier ROUY. Nous pouvons avancer, fort des constats que nous avons opérés, tant sur les plans théorique et pratique, que ce paradoxe identitaire est le moteur de leur fonction et attribue une valeur originale aux rééducateurs au sein de l’institution scolaire. S’ils le perdaient soit par un affadissement de leurs missions, soit par une amplification de leurs tâches, soit par une relégation dans des services extérieurs à l’école, ils seraient condamnés à disparaître. Leur métier est un métier de l’aide tirant profit de cet entre-deux. Toute simplification, au lieu de clarifier leur identité, leur ôterait leur pertinence institutionnelle et tarirait leur apport à l’école. Logiquement leur identité professionnelle se nourrit de l’entre-deux que nous avons illustré avec la figure de JANUS, le rééducateur est un passeur :

‘« Le rééducateur se tiendrait dans le passage ou plutôt les passages. Ma place de rééducateur se dessine aujourd'hui un peu mieux, il me faudra tenter d'être ce passeur, ce médiateur qui intervient entre deux…et qui doit accepter de disparaître lorsque le passage a été franchi. C'est cette place, ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors, que j'ai essayé de tenir pour donner à Julien de nouveaux repères ». 787

Ce paradoxe déstabilisant dans un premier temps ouvre des espaces nouveaux aux enseignants devenus rééducateurs s’ils savent profiter de l’ambiguïté au lieu d’en souffrir. Cette instabilité identitaire a été muée en source de création et de compréhension des élèves en difficulté.

‘« Il n'a pas toujours été facile de la déterminer [la place] et surtout de la garder. Je me suis souvent sentie écartelée, « entre-deux » : entre deux identités professionnelles, entre deux enfants très différents, entre l'enfant et sa famille, entre l'enfant et l'école ou encore entre la famille et l'école. Mais peu à peu, cette position qui pouvait être parfois inconfortable, m'est apparue comme un des fondements de la fonction rééducative : cet entre-deux n'était-il pas l'espace nécessaire entre chacun pour pouvoir prendre ses distances et s'affirmer, affirmer sa différence. » 788

Cette posture institutionnelle rend les rééducateurs extrêmement sensibles quant à la définition de leurs missions, conscients de leur originalité et de leur faiblesse parmi les statuts identitaires solidement implantés de leurs partenaires. Nous avons mesuré les réticences et le trouble qu’ils suscitaient chez les Inspecteurs Généraux.

Le vécu de crise identitaire chez les rééducateurs ne leur est pas exceptionnel. Il parcourt toutes les professions subissant des mutations. Leur quête de reconnaissance est à mettre au crédit de leur créativité et ne peut être comparée à un repli défensif sur des acquis antérieurs. Les corpus documentaires analysés ont davantage montré une profession consciente de ses missions qu’un corps professionnel frileux, tourné vers le passé.

La comparaison des trois textes officiels (circulaires de 1970, 1976 et 1990) a mis en évidence l’abandon du terme « rééducateur ». Ce retrait du nom correspond à un bannissement symbolique. La lecture attentive des rapports de l’Inspection Générale confirme la volonté de changement de dénomination : ce sont des maîtres spécialisés option G, chargés des actions à dominante rééducative. Cette obstination à utiliser la périphrase confine à la circonlocution. De fait, elle constitue un obstacle à leur reconnaissance de la part des enseignants et des partenaires. Elle montrerait surtout la volonté de fondre les rééducateurs dans un moule commun indistinct formant la pâte de l’enseignant spécialisé. En introduction, Anika LEMAIRE livrait deux attributs du nom : la subjectivité et le signifiant. Les rééducateurs sont atteints sur ces deux plans. En conduisant des enquêtes, l’institution parcourt l’étendue de cette subjectivité en cristallisant ses critiques sur certaines dérives marginales. En transformant les cadres institutionnels de la rééducation, elle modifie le signifiant. Dans la vie quotidienne des écoles, hormis le terme « rééducateur », il est impossible de nommer et d’interpeller le « maître spécialisé chargé des actions à dominantes rééducatives ». Aucun échange oral ne supporterait cette dénomination. Si un autre nom ‑ ce dont nous doutons ‑ est préférable, il faut que le Ministère le prononce. L’étude théorique de la définition de l’identité professionnelle et les réponses apportées par les rééducateurs au questionnaire confirment l’importante attente de reconnaissance. Le premier acte de reconnaissance est toujours le nom. Les rééducateurs doivent retrouver un nom dans les instructions officielles (le fonctionnaire qui inspecte est nommé inspecteur, celui qui enseigne est nommé professeur !). Leur revendication de reconnaissance est en soi légitime. Le plus navrant est l’aveuglement du Ministère devant l’évidence. Une réflexion pourrait s’engager quant à l’appellation exacte mais l’usage de la périphrase n’est pas respectueux ni pour les personnes ni pour leur travail. De même, le vocabulaire précisant les missions des rééducateurs est à stabiliser. L’analyse a montré sa polysémie et ses ambiguïtés.

La mission cachée mais néanmoins principale des R.A.S.E.D. et des rééducateurs est la démocratisation de l’école. Les rééducateurs ont rappelé dans l’enquête l’attachement à cette mission politique. Leur rôle de médiateur ouvre un espace original favorable au rôles éducatif et social de l’école. La reconnaissance à laquelle ils aspirent est à référer à cette mission supérieure. Tout abaissement de leur rôle mettrait en péril cet objectif démocratique.

La présence du rééducateur au sein de l’école est une chance pour l’enfant et l’institution. Il offre l’occasion d’ouvrir un espace où les préoccupations de l’élève en difficulté pourront être dite sans poser d’hypothèque sur sa normalité. Enseignant, enfant et famille peuvent dialoguer dans une perspective de progrès : la détresse de l’élève trouvera un espace d’écoute, la famille pourra renouer le dialogue avec l’école et l’enseignant épousera une posture davantage ouverte. Le rééducateur permet, de part sa présence active, de repousser les sources d’insécurité qui mobilisent les résistances chez chacun des partenaires éducatifs.

Notes
784.

JOUTY-MERLOZ (Pascale), op. cit., p 3.

785.

THIMONIER (Suzanne), op. cit., p 25.

786.

PRON (Catherine), op. cit. p 1.

787.

KRIVOZOUB (Pierre), op. cit., p 37.

788.

LOPEZ (Christiane), op. cit., p 1.