INTRODUCTION

Partir à la rencontre des Yaqui reste une démarche empreinte de nombreuses difficultés et trop souvent soumise, pour celui qui désire effectuer une enquête ethnographique, aux bonnes dispositions des Autorités yaqui. Notre intérêt pour la communauté yaqui est, avant tout, la volonté de découvrir une autre façon de penser le monde, c’est-à-dire celle des Amérindiens. Ángel María Garibay, dans son prologue au livre de Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, écrit, à ce propos, que « chaque culture possède sa façon particulière et incommunicable de voir le monde, de se percevoir soi-même, d’appréhender ce qui transcende tout à la fois l’univers et l’individu » 1 .

Notre rencontre avec la communauté yaqui, ou plus exactement avec certains de ses membres, a été tributaire de la disponibilité et du comportement des personnes qui sont venues délimiter le cadre de ce travail de recherche. En outre, passer sous silence les modalités d’enquêtes à la source de l’organisation de cette étude serait priver le lecteur de la réalité à laquelle nous avons été confronté. Sans le soutien du Mtro. Manuel Carlos Silva Encinas 2 , ce qui a fait la particularité de cette étude serait alors apparu comme un rapport de recherche pris dans le cadre officiel des organismes culturels d’Hermosillo, la capitale de l’État du Sonora (Sonora Tour, ISSSTE, DIFOCUR, etc.). Le Mtro. Manuel Carlos Silva, depuis environ une quinzaine d’années, grâce à une démarche personnelle, a créé des liens très étroits avec des membres de la communauté yaqui. Lors de notre premier séjour dans le village de Huírivis, pour la Semaine Sainte, nous avons pu apprécier la place et le rôle que le Mtro. Manuel Carlos Silva tenait dans le déroulement des festivités. A notre grande surprise, il officiait comme quatrième danseur Pajkoola 3 . Nous n’avons pas souvenir que ce genre de situation — un yori (Blanc) danseur Pajkoola — se soit déjà présenté, surtout connaissant la méfiance et l’hostilité légendaires des Yaqui envers les yorim (pluriel de yori).

L’appui du Mtro. Manuel Carlos Silva avec la spécificité du procédé d’interaction qui s’est mis en place entre nous et les Yaqui, par sa façon d’agir, nous a situé dans un espace où notre comportement a lui aussi précisé la nature de nos relations avec les Yaqui.

Les conditions de vie des Yaqui sont très difficiles et cette réalité détermine, pour une grande majorité des membres de la communauté yaqui, l’attitude qu’ils adoptent envers les intervenants étrangers. Jane Holden Kelley, à propos de son enquête ethnographique auprès des Yaqui, écrit : « Le mot que les Yaqui utilisent le plus pour décrire leur mode de vie, c’est le mot dur . La Loi yaqui est dure ; la façon d’élever les enfants est dure, les individus décrivent leurs vies comme dures ;… » 4 . Cet aspect de la communauté yaqui nous renvoie à la « force de leur identité ethnique » 5 qui est l’un des traits identitaires que nous avons observés auprès des individus qui nous ont abordé. Ce trait nous permet également de considérer, comme le souligne Jane Holden Kelley, les individus de la communauté yaqui non pas en tant que « groupe compact, mais comme une population mobile, dispersée, en contact avec d’autres groupes ethniques » 6 . Nous insistons sur ce point, celui de la mobilité des individus, car déjà à l’époque de l’expulsion des jésuites, en 1767, nous savons, d’après Edward Spicer et selon les registres de l’évêque Tamarón y Romeral 7 , que 40 000 yaqui travaillaient dans tout le Sonora et le Sinaloa ainsi qu’à l’Est de la province de Nueva Vizcaya. Edward Spicer ajoute, d’ailleurs, qu’il ne s’agis­sait pas d’un phénomène nouveau mais d’un véritable mode de vie du peuple yaqui. Ainsi, il y avait plus de yaqui hors de la communauté que dans les Huit Villages du Río Yaqui dont la population s’élevait à 22 500 individus.

Les Yaqui sont des individus épris de liberté, des hommes dont l’attitude peut dès lors introduire les différences entre, par exemple, le discours officiel des Autorités yaqui et la parole qu’un yaqui peut transmettre, dans un cadre précis, au chercheur. Le sentiment de liberté des individus, au sein de la communauté yaqui, nous en avons été témoin lors de l’affrontement armé entre les Yaqui et les Ejidatarios 8 de Líliba 9 qui avaient investi un terrain communal yaqui pour construire un parc aquicole dans la Bahía de Lobos.

Dans un autre registre, le Mtro. Carlos Silva nous a rapporté, lors de notre séjour à Huírivis pendant la Semaine Sainte, que le chef des Chapayecam (Carlos García, un sorcier très dangereux d’après certains), depuis qu’il dansait avec les Pajkoola (trois ans déjà), ne lui avait jamais adressé la parole. Ce comportement traduit l’intérêt que peuvent porter certains Yaqui à la présence de yorim sur leur territoire. Les Yaqui veulent préserver leur liberté et chaque individu porte en lui cette volonté, d’autant plus qu’au sein de leur propre communauté ils ne ressentent pas la nécessité de se sentir valorisés par un agent externe. Ils existent en tant qu’individus et ces individus constituent la Nation yaqui.

La particularité de cette étude s’est donc manifestée à partir, d’une part, du comportement que nous avons adopté auprès des Yaqui et, d’autre part, par la façon dont certains d’entre eux ont institué le cadre de nos échanges. Confronté à cette situation, il nous a semblé opportun, pour définir le procédé méthodologique de ce travail, de prêter une attention toute particulière à ce qui fonde le particularisme yaqui et qui prend racine dans la façon dont les Yaqui appréhendent par le mythe leur origine, leur identité et leur relation avec le monde naturel et surnaturel. Soumis également à la difficulté d’obtenir des informations directement auprès des membres de la communauté yaqui nous nous sommes tournés vers les études antérieures pour compléter et élargir notre propre vision des Yaqui. Cet examen des divers articles, documents et ouvrages de références nous a amené à considérer les Yaqui dans un contexte beaucoup plus large et à prendre en compte une vision plus étendue de la pensée amérindienne ; le mythe tel qu’il est appréhendé par les Amérindiens semble reproduire des similitudes qui ne doivent pas pour autant masquer les dissemblances entre les différents peuples.

Dans notre deuxième partie, nous nous sommes donc attachés à restituer la cosmovision yaqui autour du binôme huya aniya/yo aniya — avec ses autres mondes — car il introduit ce que nous avons dénommé la fonction ré-évaluative des individus confrontés aux manifestations de la « surnature » 10 et des formes enchantées, surtout celles qui se trouvent dans le yo aniya. Edward Spicer ajoute, à ce propos, que le yo aniya, « l’ancienne source de toute la grande tradition yaqui, se confond parfois avec un groupe de sorciers et d’adeptes de la magie noire » 11 . Le yo aniya apparaît alors comme la source du pouvoir du monde naturel, mais aussi du Seya Wailo, le « Monde de l’Aube » 12 , et de ce monde magique « des sources montagneuses » 13 des Pajkoola. Il est, dans la vision yaqui, le monde des forces de l’Univers qui circulent, entre autres, à travers le don du sewataka ou seataka, « corps de fleur », et du « rêve éveillé ». Les Yaqui, même au détriment de leur survie, auraient préféré disparaître que de laisser les yorim profaner leur espace sacré, Source des Surem 14 et du Seya Wailo. C’est l’univers du Malichi, « Seig­neur du Cerf », des sewam, « fleurs », du yoawa, « essence de la terre » etc., où celui qui maîtrise le « rêve éveillé » parvient s’il ne tombe pas sous l’emprise de la peur, au lieu de pouvoir de sa métamorphose. Pour les Yaqui défendre cet espace des « relations spéciales avec le surnaturel » 15 c’est préserver les formes de leur identité ethnique que l’on retrouve dans l’art de la danse, du chant, de la musique et de la poésie, mais aussi dans d’autres domaines comme l’art de la guérison, de la chasse, de la guerre, de la parole, en un mot dans « l’Esprit du yo aniya » 16 .

Aujourd’hui encore, les yorim ont beaucoup de difficultés à comprendre les raisons de l’acharnement qui pousse les Yaqui à défendre un particularisme identitaire que beaucoup de yorim considèrent comme une « anomalie ». D’ailleurs, il faut ajouter que les Sonorenses, depuis le XIXe siècle, comme l’a écrit Edward Spicer, même s’ils portent un regard plus aiguisé sur ce que sont réellement les Yaqui, continuent à considérer les Yaqui « como no del todo humanos » 17 , c’est-à-dire « comme pas tout à fait humains ». Les Yaqui ont vécu « dans un monde différent » 18 et c’est peut-être à cause de cela que nous ne parvenons pas toujours à comprendre ce qui pour les Yaqui donne son sens au monde. Le particularisme identitaire des Yaqui, tel qu’il s’est présenté à nous, manifeste avant tout la volonté de ce peuple de protéger, jusqu’à la mort si nécessaire, ce temps mythique du bat-naátaka, du Kuta nokame, « l’Arbre prophète », des Surem ainsi que des formes animales à l’origine de l’instruction des « arts magiques » 19 . Les Yaqui, après avoir subi les pires atrocités, sont devenus la mémoire vivante où dans le monde dans lequel nous vivons se cachent les mécanismes de la Liberté.

Dans notre troisième partie, nous avons tenté de valoriser la part du mythe, cette réalité vécue, telle qu’elle nous est librement apparue dans la mythologie yaqui et nahuatl. Ce procédé a assez rapidement dégagé une cosmovision où les deux sources citées ont défini un domaine de convergence qui nous a permis de construire la visée de notre réflexion. Pour ne citer qu’un seul exemple, Leticia Varela, dans La música en la vida de los Yaquis, a relevé bon nombre d’analogies entre la poétique florale in xóchitl in cuícatl des Nahua et les chants traditionnels des Yaqui ; la présence du colibri dans les chants yaqui révèle une fonction similaire à celle qu’il occupe comme symbole du poète divin dans la poésie nahuatl 20 .

Ainsi, dans l’expression mythico-poétique des Nahua et des Yaqui sont alors apparues les formes et les figures symboliques capables de provoquer les tensions nécessaires pour évaluer les liens opérateurs de la cosmovision amérindienne. Dès lors, autour du mythe de Quetzalcóatl, le « Seigneur de l’aube », et de la Toltecáyotl 21 , les attributions de Seya Wailo ou Sewa Wailo, qu’Edward Spicer traduit par « Terre sous l’aube ou Lieu des fleurs » 22 , nous ont permis de considérer autrement celui qui dans la mythologie yaqui est appelé Sewa yo’eme, homme-cerf-fleur. Quetzalcóatl, homme-oiseau-serpent, et Sewa yo’eme, homme-cerf-fleur, participent l’un comme l’autre à un référent symbolique par lequel ils impriment le mouvement du monde dans sa création, sa destruction et sa régénération. A partir du binôme, Quetzalcóatl/Sewa Wailo, se sont alors mis en place les différents noyaux d’analyses dans lesquels notre propos a été de valoriser la pensée amérindienne du Mexique pour restituer, autour de l’homme/animal, de la fleur, du Cerf, du rêve, de Xochiquetzal et de Vari sehua, les « Divinités fleurs », de Tamoanchan et de Itom’achai, « l’Arbre ancestral », de la Voie Lactée, etc., une part infime du regard que les Amérindiens portent sur le monde. En outre, par le truchement de ces divers éléments, d’autres pistes sont apparues où les phénomènes du mouvement translatif, de la métamorphose, de la « mimésis d’imprégnience », de l’autre moi, de la dualité, de l’en-dehors, du pouvoir des plantes, des animaux et des minéraux, etc., ont enrichi les cadres de notre travail de réflexion. La pensée amérindienne reste encore à explorer et à sauvegarder dans ce que Miguel León-Portilla a lui-même tenté de valoriser en s’opposant à certains philosophes qui « continuent à croire que l’élaboration systématique, fondée sur une logique rationnelle, constitue la seule forme possible de philosophie authentique. Evidemment, pour les philosophes de ce type, les idées des sages nahua ne peuvent être qualifiées de philosophiques . Selon cette même prévention, des philosophes de l’envergure de saint Augustin, de Pascal, de Kierkegaard, d’Unamuno, d’Ortega et de Bergson, qui se sont tenus à l’écart des jongleries conceptuelles des systèmes, ne pourraient appartenir à la discipline philosophique  » 23 .

Notre regard sur la pensée amérindienne, et plus précisément sur les Yaqui, induit une démarche similaire qui veut croire que, par l’expression de leur identité ethnique et par le lien qui les unit au huya aniya/yo aniya (le monde naturel et enchanté des pouvoirs ancestraux), au sewa aniya (le monde des fleurs et de l’altération), au tenku aniya (le monde du « rêve éveillé »), au tuka aniya (le monde de la nuit et de l’ombre), à Sewa Wailo, à Itom’achai, etc., ils participent à la préservation d’une perception du monde définie par leur particularisme identitaire. Ce regard résulte, avant tout, de la façon dont se sont présentés à nous les éléments révélateurs de l’attention que les Yaqui accordent aux formes ancestrales de leur identité ethnique, c’est-à-dire celles du Sewa Wailo, des Surem, de Yomumuli 24 , des Kobanaom 25 , des Junak eame, les « Sages », etc. Ainsi, les Yaqui forts de leur particularisme identitaire et de leur auto-déterminisme ont, dès leurs premiers contacts avec les Espagnols, toujours défendu leur liberté ainsi que la terre sacrée de leurs ancêtres, sources des formes enchantées et des « pouvoirs divins » 26 . De plus, la résistance des Yaqui n’est pas seulement un combat pour défendre la terre qu’ils ont reçue comme héritage « d’êtres surnaturels » mais, comme l’a écrit Edward Spicer, il s’agit notamment de préserver les lieux de pouvoir dans lesquels se manifeste la force magique du yo aniya.

Ce travail de recherche s’est donc construit autour de notre rencontre avec les Yaqui et de nos séjours successifs auprès de certains membres de cette communauté, mais aussi à partir du regard personnel que nous avons porté sur des individus qui, dans la majorité des cas, étaient peu enclins à nous donner des informations. Mais, ce manque de coopération nous a permis d’appréhender, en fait, l’importance que les Yaqui accordent, aujourd’hui encore, à la présence du huya aniya/yo aniya, ce monde de la nature/surnature, à travers lequel les Yaqui souhaitent préserver l’équilibre précaire de leur identité. Et, pour aboutir, un tant soit peu, à la compréhension du binôme huya aniya/yo aniya, de cette « surnature » à la fois singulière et indissociable de la nature, de cette représentation du temps mythique du bat-naátaka 27 , nous nous sommes alors tourné vers l’ouvrage de López Austin, Cuerpo humano e ideología, et sa définition de la « surnature ».

Il écrit : « La surnature s’imaginait matérielle, potentiellement visible, tangible, audible. Elle était lointaine pour l’homme à cause des limites de celui-ci ; mais il se trouvait immergé en elle. Quand l’être humain croyait briser ses propres barrières de la perception, il sentait qu’il voyait le monde plus parfaitement. Le secteur imperceptible, tout comme le perceptible obéissait à la lutte des opposés complémentaires, à l’alternance dans la domination, aux hiérarchies ; il y avait les appétits, les carences, la lutte pour l’obtention du complément ; il y avait la possibilité d’accords, de récompenses, de mystifier l’adversaire. La partie de la surnature qui se trouvait à la surface de la terre était également son monde ; à ceci près qu’elle se cachait à son regard […].

L’homme devait vivre parmi des êtres invisibles, mû par des forces dont il ne pouvait capter et contrôler l’intensité. Il trouvait la surnature dans les montagnes et dans les courants de l’eau, dans les pierres qui le faisaient trébucher sur le chemin, dans ses outils de travail , dans les champs de culture, dans son propre organisme. Pour se défendre, il devait recourir à des moyens très précis : une conduite morale qui maintiendrait l’équilibre de son organisme et qui le préserverait du châtiment ; l’astuce ; le respect religieux de rituels et les offrandes ; la résignation face à l’adversaire ; et, surtout, la protection des pouvoirs et de la connaissance d’hommes réputés spécialistes dans le maniement de la surnature » 28 .

Les Yaqui, comme l’a souligné Jean-Pierre Chaumeil, à propos des Yagua 29 , participent d’une cosmovision, autour du binôme du huya aniya/yo aniya, qui ne conçoit pas la séparation entre la nature et la « surnature », c’est-à-dire la rupture avec ce qui détermine leur façon d’appréhender le monde, ce qui, en fait, oppose le dual et le binaire. L’espace de l’identité yaqui, ou plutôt de leur particularisme, repose sur la réalité vécue du monde mythique, de la « surnature », de cet univers ouvert à ce que López Austin a appelé le mouvement de l’invisible intériorité 30 où le corps (tonal et nahual, pour les Nahua, ou ombre et lumière, pour les Yaqui) prend conscience de sa dualité. Ainsi, par leur appréhension du temps mythique du bat-naátaka, les Yaqui se sentent toujours en liaison avec la fluidité de la sur-réalité du huya aniya s’exprimant au travers du yo aniya. Nous voilà pris dans une expression du monde qui s’articule autour de phénomènes responsables de la création d’un corps réceptif (grâce à l’ombre et à la lumière) à sa translation ou à sa métamorphose aussi bien dans le monde du rêve que celui du mythe, c’est-à-dire dans la réalité vécue de l’autre espace. La « surnature » c’est le domaine de la translation, de la métamorphose, du mouvement (comme l’un des sens que renferme l’étymologie du mot chaman) 31 , de celui que l’on nomme l’homme/animal, mais aussi de celui qui chez les Yaqui devient l’homme/fleur, deux éléments auquel il faudrait ajouter l’homme/pierre, le Técpatl 32 , « Seigneur Pierre », des Nahua. Enfin, la présence de la « surnature », celle qui enrobe et soutient la nature, vient valider le sentiment profond des Yaqui de pouvoir maintenir et de continuer à faire exister le temps mythique du bat-naátaka par la protection du huya aniya/yo aniya.

D’autres auteurs nous ont également permis de mieux appréhender la cosmovision du peuple yaqui grâce à leur réflexion autour d’éléments comme ceux que Bertrand Hell explore avec les notions ou les concepts de « l’efficacité symbolique », du « désordre », de « l’adaptabilité » ou bien encore Michel Boccara avec son interrogation sur la part animale de l’homme. Une interrogation grâce à laquelle nous avons pu générer le néolo­gisme d’anatisme 33 , dans notre perception de l’homme/animal, et qui nous renvoie aussi à la notion « d’imprégnience » que René Girard nous a inspirée par sa théorie de la « mimésis d’appropriation » 34 . Enfin, Stéphane Labat et son livre, La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage, nous a amené à valoriser la force poétique du mot et de la parole, celle que le nahualli, le « sorcier », le guerrier-poète, etc., expriment pour s’imprégner du mouvement de la « surnature ». Ce langage de la double réalité qui provoque le changement ouvrant alors sur le chemin de la liberté, de la vie/mort, et sur lequel, comme l’a écrit Stéphane Labat, le « chaman, lui, ne désire pas Dieu mais,… la liberté  » 35 . Il considère alors que la définition du chaman — nous préférons le terme de sorcier 36 pour les Amérindiens — « n’est donc plus seulement technicien de l’extase mais technicien de la Source . Par sa ou ses techniques (les mots ou le rythme pour le poète), mais surtout par sa vie, le chaman voit et transmet la Source  » 37 .

La parole du sorcier, du guerrier-poète, dévoile enfin « la parole du double, l’apprentis­sage de l’Autre  » 38 , de l’altérité, ce monde des formes enchantées et magiques qui pour les Yaqui apportent la clef de la métamorphose et de la liberté. Le guerrier-poète pénètre, en fait, l’autre côté du monde et précipite son corps vers les manifestations du pouvoir parce qu’il reconnaît dans le monde de la nature/surnature le véritable enjeu de sa présence sur terre : affronter la mort.

Mythologie yaqui, mythologie nahuatl, particularisme identitaire, persistance culturelle, mais aussi rythme, mouvement, translation, métamorphose du corps, nature/surnature, ombre/lumière, tonal/nahual, interne/externe, vie/mort, en une phrase la double réalité du monde, tels sont certains des thèmes forts vers lesquels notre travail de recherche s’est orienté avec une terminologie dans laquelle nous avons tenu à privilégier des termes comme ceux de nahualli, « sorcier », (au lieu de chaman), de nahualisme (au lieu de chamanisme), d’anatisme (au lieu d’animisme), etc., pour marquer notre séparation avec un discours parfois captif d’une dialectique induisant un regard biaisé sur la réalité des peuples amérindiens. Cette réalité des Amérindiens qui, au mépris de leur véritable identité, sont, au fil des siècles, relégués vers le domaine folklorique de l’attraction pour touristes, du néo-chamanisme, de la bio-écologie, de la contre-culture, du New Age, etc. Et, aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’étonnent ou ne comprennent pas l’attitude des Yaqui qui refusent que leurs cérémonies soient photographiées, filmées, que leurs musiques soient enregistrées, que l’intrusion abusive de yorim, sur leur territoire, puisse provoquer la colère des Yaqui prêts à donner leur vie comme ce fut le cas en juin 2000.

Notre enquête ethnographique a donc été tributaire de cette situation et au-delà du sentiment d’échec, c’est l’attitude des Yaqui qui a forcé notre respect, qui nous a révélé que réduire un peuple à une compilation de notes, d’enregistrements, de photographies, de documentaires, s’est sans aucun doute réduire l’appréhension du monde de l’Autre.

Notes
1.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, Ed. du Seuil, 1985, p. 12.

2.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva Encinas est enseignant chercheur à l’Université du Sonora, Unidad Regional Centro, Departamento de Letras y Lingüística. Il s’est spécialisé en langue et littérature contemporaine chinoise à l’Institut des Langues de Beijing (Chine) ainsi qu’à l’Université Normale de Beijing de 1984 à 1987.

3.

Pajkoola, danseur yaqui que Miguel Olmos Aguilera présente comme « l’Ancien ou le sage de la fête ».

4.

Jane Holden Kelley, Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, Colección. Popular, FDE, 1982, p. 17.

5.

Ibidem.

6.

Jane Holden Kelley, Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, op. cit., p. 17.

7.

Edward H. Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, UNAM, México, 1994, pp. 151-159.

8.

Propriétaires terriens.

9.

Cf. 1ère et 3ème partie.

10.

Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Ed. Flammarion, 1999, p. 25.

11.

Edward H. Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 399.

12.

Ibid., p. 414.

13.

Ibidem.

14.

Ancêtres mythiques des Yaqui.

15.

Edward H. Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 416.

16.

Ibid., pp. 414-418.

17.

Ibid., p. 385.

18.

Ibidem.

19.

Leticia Varela, La música en la vida de los yaquis, Ed. Sonora, SFEC, 1986, p. 28.

20.

Leticia Varela, La música en la vida de los yaquis, op. cit., pp. 132-139.

21.

La Toltéquité : « symbole du savoir et de l’origine de tout bien ».

22.

Edward H. Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., pp. 127-128.

23.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, op. cit., pp. 7-8.

24.

« Abeille enchantée », le principe double féminin/masculin.

25.

Les « Autorités civiles ».

26.

Edward H. Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 460.

27.

Cf. 2ème partie.

28.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, tomo 1, UNAM, México, 1989, pp. 441-442.

29.

Cf. 2ème partie : « L’en-dehors ».

30.

Cf. 3ème partie : « L’arbre cosmique ».

31.

Jean-Pierre Chaumeil, Voir, savoir, pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua de l’Amazonie péruvienne, Genève, Ed. Georg, Collection Ethnos, 2000, p. 15.

32.

Cf. 3ème partie : « Le retour à l’axe ».

33.

Cf. 2ème partie.

34.

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Ed. Grasset & Flasquelle, 1978, p. 14.

35.

Stéphane Labat, La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1997, p. 13.

36.

Cf. 2ème partie. Nous utilisons ici le mot sorcier dans le sens que lui donne sa racine latine, « sorcerius » ou « sortiarius », c’est-à-dire « devin ou diseur de sorts ».

37.

Stéphane Labat, La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage, op. cit., pp. 13-14.

38.

Ibid., p. 320.