PREMIÈRE PARTIE : L’AUTRE, UN INCONNU

« Los yaquis son aquellos que desconfían de los yoris

por los engaños que les hicieron y son muy serios,

corajudos y celosos de sus costumbres, tradiciones

y sobre todo de sus tierras; los yaquis son muy valientes

porque no se dejan ganar en las guerras.

Si alguien viene de fuera y les habla, por ejemplo un yori

y les propone algo, lo hacen esperar mucho hasta

que hablan entre ellos, si se ve que va a ser bueno para su pueblo,

que no les van a hacer daño, lo aceptan.

Pero con una sola persona de las autoridades tanto tradicionales

como eclesiásticas que no esté de acuerdo, no acepta » 39 .

Manuel González Molina

En 1994, trois ans avant mon inscription en doctorat, j’ai effectué un séjour au Mexique, dans l’État du Sonora, pour établir une première prise de contact avec les Yaqui, groupe amérindien reconnu pour son auto-déterminisme et ses qualités guerrières.

Avant de délimiter le cadre méthodologique de ce projet et d’aborder l’enquête de terrain proprement dite, je dois préciser les modalités qui m’ont permis de rencontrer les Yaqui. Dès mon arrivée à Hermosillo, capitale de l’État du Sonora, les personnes qui sont venues à ma rencontre ont déterminé ce qui quatre ans après devait provoquer ma première participation à une fête religieuse yaqui.

Toutefois, les choses auraient pu prendre une toute autre tournure si, face à l’attitude du « manipulateur » 40 , je ne m’étais pas tenu sur mes gardes. Carlos Valenzuela Gutiérrez, le « manipulateur » 41 , responsable du département d’action culturelle de la ISSSTE à Hermosillo, est la première personne qui est intervenue comme médiateur dans mes démarches pour établir le contact avec les Yaqui. Dès le début de notre coopération, Carlos Valenzuela s’est situé dans un processus de manipulation qui me rendait tributaire de ses décisions. Pendant plus d’une semaine il s’est appliqué à me fixer des rendez-vous, plusieurs fois dans la même journée, pour d’une part, me faire prendre conscience de la faveur qui m’était accordée et, d’autre part, consolider l’image des Yaqui en tant que tribu difficile à approcher.

Ce procédé d’approche a pris fin le jour où le « manipulateur » m’a fait rencontrer Cutberto Tolano Audeves qui a fixé la date de mon départ pour El Valle del Yaqui. Mon interprétation de cette mise en situation s’oriente vers l’occasion qui leur était donnée de rencontrer Santos García Wikit dont j’avais prononcé le nom au cours de nos entretiens. Cet homme, Santos García Wikit, comme j’ai pu très rapidement m’en rendre compte, représentait pour monsieur Cutberto Tolano, dans le cadre de son travail de chroniqueur et de divulgateur de la culture yaqui, une source d’informations inestimable.

Par ailleurs, j’ai également mis à profit ce séjour pour découvrir les installations de la Uni-Son, c’est-à-dire l’Université du Sonora, et faire ainsi la connaissance du professeur Manuel Carlos Silva Encinas. Nous nous sommes vus deux fois : la première dans son bureau à la Uni-Son, et la deuxième chez lui. Les informations que Manuel Carlos Silva m’a alors données ouvraient un champ d’exploration qui rendait compte des phénomènes magiques propres à la mythologie yaqui. Ainsi, Manuel Carlos Silva a fait référence aux mondes de pouvoir des Yaqui tels que le yo aniya et le yo joara 42 (termes qui à cette époque m’apparaissaient très hermétiques), à la « métamorphose de l’univers », et aussi à celle du Venado 43 (du sewa yo’eme) dans sa mimétique avec d’autres formes animales comme les oiseaux, le serpent, le crapaud, etc. Ces indications révèlent en fait un univers où « l’essence du Cerf » induit un rapport à l’autre côté du monde qui pour les Yaqui se manifeste dans le huya aniya/yo aniya. Enfin, Manuel Carlos Silva, à propos des « curanderos » 44 , a insisté sur l’importance du « rêve » chez les Yaqui, surtout quand le « curandero » s’immisce dans le rêve du patient pour, par son propre rêve, agir sur les causes du mal.

Je n’avais pas encore prêté attention à la pratique du « ensueño », c’est-à-dire du « rêve éveillé », qui est le fondement du lien qui unit les Yaqui aux pouvoirs ancestraux du yo aniya et du Yooeta. Le Yooeta dont la double expression, en tant que « Maestro » et « Benefactor » 45 , introduit le phénomène du double, de la dualité. A ce moment là, je ne savais pas encore que Manuel Carlos Silva jouerait le rôle du « passeur », modalité d’interaction qui devait me donner la liberté d’être un individu parmi d’autres individus.

Le procédé méthodologique mis en place dans cette première partie, s’est donc construit autour de mon expérience auprès de la communauté yaqui et, avant tout, à partir des modalités d’interaction que j’ai définies ou qui m’ont été rapportées. Le rôle de Manuel Carlos Silva, en tant que « passeur », a été décisif dans la réussite de mon travail de terrain. Ce dernier m’a alors informé du risque que je prenais si je faisais une demande officielle d’enquête auprès de l’Autorité yaqui, c’est-à-dire que tout refus de la part de l’Autorité en question était définitif et sans appel. Le dispositif d’enquête, avec les modalités du « passeur », du « manipulateur », de « l’intégrateur », etc., répond dès lors au comportement que j’ai librement adopté pour avoir au moins une chance de me confronter avec la réalité communautaire et religieuse du peuple yaqui. L’intention de ce travail est, d’une part, de rapporter les difficultés rencontrées pour accéder aux pratiques curatives et traditionnelles des guérisseurs ou sorciers yaqui et, d’autre part, de re­produire les précautions qu’il faut prendre avant de restituer tout discours sur les Yaqui. Et, je tiens à insister sur ce dernier point, car il témoigne de ce que j’ai appelé le particularisme identitaire du peuple yaqui, c’est-à-dire des hommes et des femmes prêts à mourir pour leur terre et leur liberté.

Enfin, avant d’aborder cette première partie, j’invite le lecteur non spécialiste, afin de faciliter sa compréhension du particularisme identitaire yaqui, à lire le premier chapitre, intitulé « La Terre Ancestrale », de la deuxième partie qui décrit le contexte géographique et ethno-historique du peuple yaqui. J’ai volontairement fait le choix de placer ce chapitre au début de la deuxième partie pour respecter l’unité de mon travail d’enquête. Il m’était impossible, d’après les dispositifs méthodologiques et thématiques retenus, de proposer et de décrire les faits ethno-historiques du peuple yaqui dans la première partie, témoignage d’une expérience personnelle, sans provoquer une rupture dans la continuité du récit. Par contre, au lecteur familiarisé avec la tradition orale et la réalité sociale des Yaqui ainsi que l’histoire de l’État du Sonora, je propose de suivre le fil du récit tel qu’il se présente.

Notes
39.

PACMYC, Tres procesos de lucha por la sobrevivencia de la tribu yaqui. Testimonios, Colección etnias, Ed. Uni-Son, México, 1994, p. 39.

40.

Ce terme introduit les autres modalités d’interaction, c’est-à-dire le « passeur », « l’accompagnateur », « l’opérateur » et « l’intégrateur » qui, pour les deux premières, sont les modalités à l’origine de mon insertion dans la communauté yaqui.

41.

Je ne cherche pas à formuler un jugement de valeur sur la personne concernée, mais simplement à décrire un comportement qui, du fait de mon intérêt pour les Yaqui, cherche à établir une atmosphère spéciale autour de cette communauté.

42.

Cf. 2ème et 3ème partie.

43.

Le Cerf.

44.

Les guérisseurs.

45.

C’est-à-dire le « Maître » et le « Bienfaiteur ».