Santos García Wikit

García Wikit nous attendait assis sur une souche à l’ombre d’un arbre. Nous sommes partis tous les trois, en voiture, jusqu’à Obregón pour déjeuner. Dès le début de la conversation entre García Wikit et moi-même, la présence du « manipulateur » a constitué un « élément parasitaire », même si pendant tout l’entretien il n’a cherché à aucun moment à interférer dans notre discussion. Mais, tacitement, sa présence déterminait la nature de mon échange avec García Wikit, car à partir de cette situation je m’in­terdisais de poser certaines questions. García Wikit a commencé par me dire qu’il était né le 1er janvier 1918. Dans la revue hermosillense, « Sonora Varios » 57 , le chroniqueur restituant les propos de García Wikit, nous apprend qu’il serait né le 1er janvier 1923 à Pitahaya. García Wikit, par ces différences entre les dates de sa naissance, introduit le particularisme identitaire yaqui qui fait que l’enquêteur ne peut jamais être sûr à cent pour cent que son informateur lui dit la vérité. Le particularisme yaqui introduit également ce que Manuel Carlos Silva Encinas à appeler la « valeur axiologique » 58 des individus, c’est-à-dire leur capacité à réévaluer constamment le cadre de leurs échanges et de leur attitude, surtout avec les yorim.

L’Autorité yaqui de Pascua Nueva (Tucson Arizona) s’adressant à Jane Holden Kelley 59 lui avait demandé comment elle pouvait être sûre que les Yaqui interrogés par ses soins lui avaient dit la vérité ; il avait longuement insisté sur le fait que les Yaqui étaient très habiles pour raconter des histoires et que lui-même s’en méfiait énormément. L’Autorité yaqui avait également critiqué, pour avoir été l’informateur de nombreux ethnologues, les travaux édités par la suite en faisant le commentaire suivant : « Comment un anthropologue peut-il réellement comprendre la religion yaqui, si je n’en connais pas un seul qui soit vraiment religieux ? » 60 .

Jane Holden Kelley dans son livre, Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, a été très attentive aux « décalages » entre la source d’information, c’est-à-dire les individus dans leurs particularités, et la restitution des propos des personnes interrogées. Sa démarche ethnographique s’est appliquée, dans la restitution de son travail d’enquête, à rendre lisibles les divergences observées autour des valeurs individuelles qui, dans la « subjectivité culturelle de la tradition orale yaqui », deviennent un référent discursif ambivalent. En ce qui me concerne, la validité des informations obtenues est assujettie à ce même rapport d’ambivalence instauré ou entretenu avec les anthropologues par les Yaqui. Je reviendrai sur ce point plus loin dans ma réflexion avec la mise en place des modalités d’interaction du « passeur », de « l’accompagnateur », de « l’opérateur » et de « l’intégrateur », qui déterminent d’une certaine façon le comportement des Yaqui envers les enquêteurs.

Jane Holden Kelley, par exemple, malgré son insistance, a été perçue comme la fille du patron de Rosalío Moisés, dont elle avait écrit la biographie, mais en aucun cas, alors qu’elle l’aurait souhaité, en tant qu’anthropologue de l’Université de Calgary 61 .

Sa volonté affichée auprès des femmes yaqui (pour recueillir leurs témoignages) de ne pas être considérée comme la fille du patron de Rosalío Moisés (dont le propre fils a discrédité la biographie qu’elle avait publiée) n’y a rien changé. Rosalío Moisés, même absent, agissait comme élément « intégrateur ». Ainsi, la modalité d’interaction qui opérait dans ce cas précis, celle de « l’intégrateur », déterminait, même si elle voulait s’en défendre et tenir son rôle d’anthropologue, le cadre de ses échanges avec les membres de la communauté yaqui.

García Wikit, m’a aussi situé dans ce rapport d’ambivalence mais d’une manière encore plus complexe où j’ai dû, en plus, prendre en compte le discours que certains membres de sa communauté véhiculent sur sa personne. Lors de mon entretien avec García Wikit, je n’étais pas encore tributaire de toutes ces contradictions et je vais restituer notre entretien tel que je l’ai vécu.

Donc, après m’avoir donné sa date de naissance, il a insisté pour me parler de son arrière arrière grand-père, le grand chef guerrier Sibalaume, l’insoumis. D’après la légen­de, Sibalaume, étant devenu un très vieil homme et sentant l’appel de la Sierra del Bakatebe, où il avait jadis héroïquement combattu contre les yorim, s’en est allé mourir, ou plutôt subir la métamorphose du pouvoir ancestral de la Sierra qui l’a transformé en Coyote. Désormais, dans les nuits sombres de la Sierra del Bakatebe, il lui arrive parfois de faire entendre ses hurlements. Les gens pensent aussi que le grand guerrier Sibalaume a été condamné à cette métamorphose, parce que, dit-on, il arrachait le cœur des yorim qui étaient encore vivants.

Au-delà de la légende, Sibalaume a été perçu comme un chef yaqui intransigeant parce qu’il n’a jamais voulu traiter avec les yorim ; il est un de ces chefs yaqui qui ont rendu la terre et la liberté à leur peuple. Sibalaume et tous les autres Yaqui (Ignacio Mori, Luis Matuz et Luis Espinoza) qui jusqu’au bout ont refusé de traiter ou de combattre avec les Blancs ont été, par la suite, appelés les Civilistes 62 par opposition avec les Militaristes (Luis Bule, Lino Morales et Francisco Urbalejo) qui, entre autres, avaient accepté de signer la paix avec le Général Torres. L’histoire de Sibalaume, dans la version que nous donne García Wikit, représente une véritable aventure épique où la férocité, le courage et l’intelligence de ce valeureux guerrier dépasse l’imagination.

Ayant écouté le récit de García Wikit avec attention, mais je dois l’avouer avec une cer­taine perplexité, je me suis aventuré à lui poser une question à propos des Surem 63 . Sa réponse ou plutôt son « acte de parole » 64 , comme tout au long de notre entretien, a pris une dimension encore plus surprenante que le récit qu’il venait de faire sur son trisaïeul. Les Surem ou Sulem, comme García Wikit les nomme, ces premiers habitants de Pusolana 65 , sont les ancêtres des Yaqui. Parmi eux se trouvaient les Junak eame, les « Sa­ges », c’est-à-dire ceux qui possédaient la connaissance des lois qui révélaient à toutes les formes vivantes les forces de l’harmonie cosmique.

Pour García Wikit, les Surem participaient d’un monde autre qu’ils ont définitivement réincorporé lors de la prophétie du Kuta nokame, « l’Arbre prophète ». La prophétie, délivrée par le bourdonnement caractéristique du Kuta nokame, que seul Yomumuli 66 , les Ietchim 67 et les Junak eame avaient la capacité de comprendre, annonçait que des hommes venant de l’Orient allaient bientôt arriver sur leur terre pour imposer une autre loi. Les Junak eame, prenant à témoin le peuple Suré et tous ceux qui allaient rester, leur ont dit que face à l’apparition d’un temps nouveau, ils devaient se souvenir que ce serait seulement par leur obéissance aux lois éternelles du Cosmos qu’ils réussiraient peut-être leur métamorphose dans un hors du temps, là où ils atteindraient la vérité, ce lieu où l’on devient vraiment l’essence d’un être. Les Junak eame, en cette époque où ils existaient en dehors du temps, ont alors pris le Jiak Batwe 68 pour en laisser l’autre moitié à ceux que les Espagnols ont appelé les Yaqui. Les Surem ne font plus partie de ce monde car ils ont réincorporé le lieu sacré de la Sierra del Bakatebe en cet instant où prononçant les dernières paroles ils ont dit : « dans le Tenjawei de l’eau apparaîtra et dans le Yasikue apparaîtront des pierres, ceux qui parviendront à en déchiffrer les inscriptions trouveront alors le chemin de leur transformation ».

Poursuivant son récit, García Wikit affirmait que les Surem venaient de la Voie Lactée dont l’énergie cosmique les avait projetés sur la Terre pour en faire des êtres révélés dans l’harmonie de la voix ancestrale de la Terre. Il concevait aussi l’existence du Cosmos, de son énergie, comme participant d’un processus organique spontané et auto-généré.

García Wikit pensait que l’homme était l’émanation d’un processus d’auto-génération innée, c’est-à-dire de « l’incréé » 69 . Le récit de García Wikit m’a semblé, sur le moment, très hermétique et son évocation de l’avènement d’un peuple, les Surem, qui projetait une cosmovision aussi étrange, me paraissait incroyable. Je n’étais pas encore au bout de mes surprises. García Wikit, laissant peu d’espace dans son « acte de parole » pour que je puisse l’interrompre et lui poser des questions, poursuivait avec éloquence. Pour lui, les Surem n’avaient pas été créés par les dieux ; ils étaient, selon San’tuk seenu 70 , le prophète qui répondait aux interrogations du peuple Suré, l’émanation de l’énergie cosmique créant l’harmonie du monde. García Wikit, toujours d’après San’tuk seenu, a fait allusion à certaines clefs énigmatiques que les Amérindiens avaient en leur possession, des clefs énigmatiques qui devaient leur ouvrir les yeux sur les différentes perceptions du « mouvement du monde » 71 et sur la « continuité de l’être ». J’allais lui demander de préciser ces notions abstraites du mouvement du monde et de la continuité de l’être, mais toujours dans sa dynamique de locuteur unique, il ne m’en a pas laissé le temps.

García Wikit a orienté alors son récit vers le domaine des mythes et mentionné le Yoo­bwa, un oiseau immense, d’un autre temps qui dévorait les Surem. Mon interlocuteur est resté malheureusement très discret sur la valeur symbolique du mythe mais a eu tout de même la gentillesse de m’en donner une copie dactylographiée.

A partir de cet instant, l’entretien a pris une tournure beaucoup plus débridée et rétrospectivement j’ai l’impression que, face au temps qui m’était imparti, il a tenté de me donner, par l’accélération de son récit, certaines notions fondamentales pour orienter mes recherches futures.

García Wikit a tout d’abord fait allusion à la sorcellerie avec le choni 72 et Yukujeca 73 . Selon lui, Yukujeca était une sorcière qui avait le pouvoir de revenir tous les cent ans en employant le déplacement d’un « corps astral » qui lui donnait également la possibilité de rajeunir 74 . Puis revenant sur les clefs énigmatiques, García Wikit a affirmé que les Yaqui devaient retrouver leur énergie première, celle, m’a-t-il semblé, du peuple Suré, en provoquant un « processus d’interface » avec leur univers ancestral et surnaturel. Enfin, il a mentionné pêle-mêle les Yo’emem 75 et la langue cáhita 76 que les Yaqui, en parlant de leur propre langue, nomment différemment, la danse du Venado (Cerf), le mot temps qui en langue yaqui n’existe pas, Ania Luute, Ietchi de la tribu yaqui, « l’in­trusion du rêve » 77 qui révèle, à celui qui reçoit le message, les qualités pour devenir un Yeé sisíbome, un « chaman ».

García Wikit au terme de cette énumération s’est tourné vers le « manipulateur », en lui lançant un regard interrogateur, comme pour voir s’il avait quelque chose à dire, mais sans attendre sa réaction il a repris la parole et s’est lancé dans une évocation curieuse des diverses rencontres qu’il avait eues avec des chercheurs étrangers. Il avait surtout été sollicité par des ethnologues américains qui pour certains d’entre eux l’avaient invité à se rendre aux États-Unis ; mais aussi certains ethnologues européens qui avaient la patience de le rechercher.

Puis, il a de nouveau fait allusion aux Surem pour me préciser qu’ils ne doivent pas être réduits au simple contexte mythique du peuple yaqui car ils appartiennent aussi à la matrice originaire des tribus de Pusolana, c’est-à-dire des « Apaches, Pima, Pápago, Ópata, Hueleve, Seri, Mayo et Yaqui », comme le stipule la Légende yaqui des prédictions 78 . Mais l’intervention d’un groupe de personnes, à notre table, a mis un terme à notre échange et, à partir de cet instant, le « manipulateur » a repris en main la suite des événements. J’étais à nouveau soumis aux exigences du « manipulateur » qui, de toute façon, avait déjà tout programmé. Cutberto Tolano, ainsi que d’autres personnes, nous attendaient à une heure bien précise dans une petite Taquería d’Obregón.

Notes
57.

García Wikit Santos, Sonora Varios. Tribu yaqui, Ed. Cámara junior de Ciudad Obregón, 1964.

58.

Manuel Carlos Silva Encinas, El contenido didáctico de la tradición oral yaqui, Uni-Son, Hermosillo, Sonora, juin 1993, p. 2.

59.

Jane Holden Kelley, Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, Col. Popular, FDE, 1982.

60.

Ibid., p. 41.

61.

Ibid., p. 21.

62.

Cf. Cécile Gouy-Gilbert, Une résistance Indienne. Les Yaquis du Sonora, pour se faire une opinion plus précise des conflits entre Civilistes et Militaristes et de la complexité des relations entre membres d’une même communauté pendant la Révolution.

63.

Cf. 2ème partie.

64.

Carlos Montemayor dans son livre, Arte y trama en el cuento indígena, insiste sur l’importance de la tradition orale au sein des cultures amérindiennes ; cet « art de la parole » dont la fonction première est de conserver la connaissance ancestrale des peuples de l’oralité. (Cf. Carlos Montemayor, Arte y trama en el cuento indígena, Ed. FCE, México, 1998, p. 7).

65.

Cf. 2ème partie.

66.

Ibidem.

67.

Ietchi, en yaqui, signifie « Chef » de guerre.

68.

Nom du Río Yaqui.

69.

Cf. 3ème partie. Je dois reconnaître que c’est seulement quatre ans après cet entretien que j’ai pu apprécier la teneur de son propos pour découvrir d’une part, sa correspondance avec la pensée nahuatl autour d’Ometéotl et, d’autre part, pour me rendre compte que García Wikit évoquait une notion, l’incréé ou l’inné, que Cioran mais aussi Artaud ont également exploré.

70.

Mis à part la mention faite par García Wikit, je n’ai obtenu aucune autre information sur San’tuk seenu.

71.

Cette idée de mouvement est-elle en relation avec le Nahui ollin des Nahua ?

72.

Cf. 2ème partie.

73.

Je n’ai obtenu aucune autre information sur la sorcière Yukujeca.

74.

Nous retrouvons dans cette référence au « corps astral » et au rajeunissement des concordances évidentes et des similitudes frappantes avec la mythologie nahuatl et son concept de l’efflorescence cosmique.

75.

Cf. 2ème et 3ème partie.

76.

Ibidem.

77.

Je n’ai pas réussi à obtenir plus de précisions sur cette notion de « l’intrusion du rêve ».

78.

Cf. 2ème partie.