Un homme intrigué

Notre arrivée était impatiemment attendue et dès que nous avons mis les pieds dans la Taquería, Cutberto Tolano et les personnes qui l’accompagnaient se sont levés pour venir nous saluer. Cutberto Tolano m’a serré la main en m’appelant « maestro » (titre que l’on donne au Mexique, dans l’échange de politesse, à toute personne titulaire d’un diplôme de troisième cycle). Les autres personnes présentes m’ont également salué en m’appelant « maestro ». Venir de France et faire un travail universitaire me donnait du prestige à leurs yeux.

Nous nous sommes assis autour d’une table dans le patio de la Taquería dont l’une des entrées donnait sur la rue. Très vite une première tournée de Tecate 79 est apparue sur la table. Le patron de la Taquería nous a aussi apporté à manger, des tacos très savoureux qui allaient nous aider ou plutôt aider les personnes présentes à supporter une consommation excessive de bière. De trois heures de l’après-midi (à peu près) jusqu’à onze heures du soir nous sommes restés assis dans la Taquería ; la consommation d’alcool a été la principale activité des personnes présentes, sauf Cutberto Tolano et moi-même.

Cutberto Tolano, dans un premier temps, a engagé une discussion informelle entre nous trois (García Wikit, lui et moi), puis il a absolument tenu à nous prendre en photo ; je ne comprenais pas très bien son empressement de vouloir tirer le portrait d’un étranger aux côtés de García Wikit. Il a chargé l’un des hommes en sa compagnie d’aller chercher un photographe. Une heure après, un jeune homme est arrivé muni de son matériel photographique et nous a fait prendre plusieurs fois la pose ; je me suis plié de bien mauvaise grâce à cette petite séance tout comme García Wikit qui n’a pas esquissé le moindre sourire. Après que le photographe a confirmé à Cutberto Tolano que nous étions bien dans la « boite » notre hôte a avoué sa satisfaction de se trouver en compagnie de García Wikit et s’adressant directement à celui-ci, il a reconnu que cela faisait sept ans qu’il essayait de le localiser. Il a ajouté que les personnes interrogées par ses soins lui avaient dit, pour certaines d’entre elles, que García Wikit devait sûrement déjà être mort, d’où sa surprise quand il a appris qu’un jeune « maestro » étranger cherchait à le rencontrer. Ces premières considérations passées, Cutberto Tolano a pris l’initiative pour établir le cadre de l’échange qu’il allait instaurer entre lui et García Wikit ; j’insiste sur ce point car à partir de cet instant là je n’ai plus été sollicité (sauf en quelques rares occasions) pour intervenir dans leur conversation. Par moments, j’ai eu l’impression d’être là sans y être vraiment ; le « manipulateur » pour sa part était déjà dans un état d’ébriété très avancé, disparaissant et réapparaissant pour venir boire une bière. Il avait engagé sur une table voisine, située sur le trottoir de la Taquería, la conversation avec une jeune fille accompagnée de sa mère.

A de rares instants j’ai réussi à suivre certains thèmes de leur conversation : les problèmes politiques au sein de la communauté yaqui, l’autorité des gouverneurs yaqui et leur opposition aux manœuvres frauduleuses des banques pour acheter leur terre, la pauvreté à laquelle les Yaqui étaient soumis et dont l’attitude des gouverneurs était responsable depuis des siècles. Cutberto Tolano arrivait à soutenir une discussion à peu près normale avec García Wikit malgré l’ivresse de ce dernier. Ma concentration pour essayer de suivre en même temps les propos échangés par Cutberto Tolano et García Wikit et ceux que mes compagnons de table m’adressaient, subissait les effets de la chaleur et de la fatigue ; je me suis alors laissé emporter par mes pensées tandis que mon regard s’est promené sur le peu de mouvement qu’offrait la rue.

C’est précisément à cet instant que la femme yaqui, dont le regard m’avait transpercé le matin même, est venue s’asseoir à une table de la Taquería juste en face de la nôtre. La femme yaqui a posé à nouveau son regard sur moi avec la même intensité que quelques heures auparavant ; je pensais être le seul à avoir remarqué sa présence quand le « ma­nipulateur » a dit : « Regarde, c’est la femme de ce matin ».

Jusqu’à ce qu’il me fasse cette remarque, j’étais persuadé qu’il n’avait pas remarqué la présence de cette femme le matin devant l’épicerie.

Je lui ai répondu : « Oui, c’est la deuxième fois que nous la voyons ».

« Non, c’est la troisième fois », m’a-t-il répondu.

Le « manipulateur » a insisté sur l’étrangeté de la femme yaqui et sur le fait qu’elle réapparaissait à un moment bien particulier, à plus de 15 kilomètres du lieu où nous l’avions vue pour la première fois.

Mon trouble est devenu encore plus manifeste. Premièrement, le « manipulateur » avait tout comme moi repéré la présence de la femme yaqui et deuxièmement, c’était pour lui, la troisième et non pas la deuxième fois qu’il la voyait. J’essayais alors de me souvenir de tout ce que nous avions fait depuis ce matin avec García Wikit, mais je ne parvenais pas à situer ni l’instant, ni l’endroit, où nous avions pu, comme l’affirmait le « manipu­lateur », voir la femme yaqui.

Décidément, en ce qui me concernait, je n’avais vu la femme yaqui que deux fois.

García Wikit, sans doute sous l’effet de la chaleur et de l’alcool, s’est endormi sur sa chaise peu de temps après l’apparition de la femme yaqui ; elle avait d’ailleurs, cette fois-ci, beaucoup plus concentré son attention sur García Wikit que sur moi ou sur les autres personnes présentes. Le regard qu’elle avait posé sur García Wikit avait été tout aussi agressif et inquiétant que celui qu’elle m’avait lancé le matin même. Jusqu’au moment où il s’est endormi, García Wikit a été la cible de son regard. L’attitude de la femme yaqui et l’animosité de son regard venaient, pour ma part, confirmer la déconsidération et l’hostilité que les Yaqui affichaient à l’encontre des membres de la communauté qui entretenaient des liens trop étroits avec des yorim.

La femme yaqui a disparu comme elle était venue, sans se faire remarquer. Je situe son départ dix minutes, a peu près, après que García Wikit se soit endormi. A son réveil (au moins une heure après), il a insisté pour partir immédiatement. Cutberto Tolano a tout de même réussi à le retenir encore quelques instants, mais en vain ; Santos García Wikit n’était plus disposé à répondre aux questions de son interlocuteur.

Il faisait nuit depuis un long moment et j’ai senti que notre rencontre touchait à sa fin.

Cutberto Tolano, ayant également évalué la situation a explicitement tenu à raccompagner García Wikit ; c’était une très bonne initiative compte tenu de l’état du « manipula­teur », occupé ailleurs par d’autres intérêts.

García Wikit m’a serré la main avec fermeté et m’a dit qu’il avait été très heureux de faire ma connaissance et qu’il serait toujours disponible pour répondre à mes questions. Je lui ai exprimé mes remerciements tout en éprouvant un sentiment étrange de ma ren­contre avec lui.

Notes
79.

Bière mexicaine.