Manuel Carlos Silva Encinas

De retour à Hermosillo, j’ai contacté le Mtro. Carlos Silva Encinas qui, lors de notre première rencontre, m’avait aimablement donné son adresse et numéro de téléphone. Mon appel ne l’a pas surpris et il m’a invité à lui rendre visite, chez lui, le dimanche en tout début d’après-midi.

Rendez-vous pris, j’ai demandé à Francisco 80 de m’accompagner car son sens de la sociabilité et le fait qu’il soit un « hermosillense » de pure souche, créait tout de suite un rapport beaucoup plus direct avec les personnes qu’il m’était donné de rencontrer.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva Encinas nous a reçus très cordialement et le déroulement de l’entretien a été très agréable. Ma connaissance de la culture yaqui était encore très limitée et les informations que Manuel Carlos Silva m’a données ne prendraient sens que quelques années plus tard. Pour définir le cadre de notre entretien, je lui ai fait part de mon intérêt pour tout ce qui concernait la mythologie, les pratiques religieuses et la sorcellerie dans la communauté yaqui. Le Mtro. Manuel Carlos Silva, dans sa prise de parole, a adopté une attitude quasi similaire à celle que García Wikit avait adoptée au cours de notre échange ; il m’a été également très difficile d’interrompre mon interlocuteur pour lui poser des questions. Manuel Carlos Silva avait institué une modalité de discours qui, à nouveau, me plaçait dans une situation d’écoute silencieuse mais dont le mode opératoire (de l’entretien) me laissait par contre entrevoir ce qui quatre années plus tard deviendrait la marque d’interaction avec les Yaqui.

Puisque je m’intéressais aux mythes et à la sorcellerie, Manuel Carlos Silva m’a parlé, dans un premier temps, du yo joara. Il est cependant resté très discret sur l’importance que ce monde autre a pour les Yaqui. Il a simplement dit que le yo joara représente un monde autre où l’on peut ressentir la manifestation de pouvoirs puissants et ancestraux. C’est un lieu de pouvoir où il se produit des choses très étranges, voire dangereuses, où l’on entend des sons enchanteurs, où l’on aperçoit des animaux (serpents, coyotes, carcajous, tarentules, etc.) qui ne sont que le fruit de notre imagination. Le yo joara est le lieu propice des cérémonies individuelles pour acquérir du pouvoir. Là, dans la nuit noire, isolé sur un méplat rocheux, l’initié doit surmonter sa peur et affronter le pouvoir ; celui qui, par exemple, veut devenir un très bon musicien voit apparaître une harpe (un violon, une guitare, un tambour, etc.) qui se transformant en serpent vient s’enrouler autour de son corps.

Alors, face à cette manifestation des forces surnaturelles, il doit vaincre sa peur et affronter la bête pour sortir sain et sauf de l’épreuve. Par contre, si la peur l’enveloppe, c’est la mort ou la folie qui s’empare de lui. Pour devenir un bon danseur Pajkoola 81 ou Venado, l’un des moyens à la disposition des candidats, est d’exprimer leur souhait dans un lieu yo joara et cela pendant une nuit complète. Au cours de la nuit, l’initié reçoit la visite de certains animaux (un serpent, une tarentule, un coyote, une antilope, etc.) qu’il doit voir comme un pur produit de son imagination. Et, là aussi, si le candidat maîtrise sa peur il peut réussir l’épreuve. Le Mtro. Manuel Carlos Silva ne m’en a pas dit plus sur ce sujet.

Poursuivant ensuite son exposé, il a fait allusion au yo aniya (sans trop me donner de détails) que les Yaqui présentent comme leur univers ancestral, magique et enchanté. Les Yaqui, à ce propos, considèrent que le yo aniya est aujourd’hui affecté par le mode de vie occidental qui chaque jour empiète un peu plus sur leur univers par la mise en place des infrastructures de la société moderne. Mais le yo aniya, malgré la réduction constante de son espace, préserve son caractère surnaturel (magique) et enchanté grâce auquel l’homme peut encore ressentir la dimension symbolique de la métamorphose. Sur cette notion de la métamorphose, Manuel Carlos Silva m’a assez brièvement exposé les particularités de la danza del Venado, la « danse du Cerf », qui aujourd’hui encore est le symbole culturel de l’identité yaqui.

La « danse du Cerf » met en scène, selon les paroles du chant 82 interprété, la transformation du Venado en homme ou bien en d’autres sortes d’animaux. Dans la tradition orale Yaqui, on désigne par yeu Masta ou emo Masta, « apprendre ou devenir Cerf », celui qui entreprend cet apprentissage et qui ouvre son cœur pour recevoir la connaissance du Venado, c’est-à-dire celui qui a réellement vu danser le Venado dans la Sierra et qui a reçu « l’essence du Cerf ». La tradition orale des Yaqui insiste aussi sur la capacité mimétique du Venado (et du danseur) à reproduire, toujours selon le thème du chant, les attitudes des animaux auxquels il est fait allusion dans le chant. Par exemple, sa façon de ramper comme un serpent, de sauter comme un crapaud, de se laisser bercer par le parfum des fleurs, etc.

« Tu sais, les animaux sont dotés de pouvoirs magiques, surtout ceux qui viennent des Surem ; d’une certaine façon nous sommes en présence d’un art subtil qui est celui de la métamorphose », m’a dit Carlos Silva.

« Les animaux prennent l’apparence d’êtres humains seulement par la capacité magique et intrinsèque qu’ils ont de pouvoir se comporter comme des hommes. Il faut se mé­fier de leur magie car elle peut s’avérer dangereuse. Pour savoir si tu es en présence d’un animal métamorphosé, observe son ombre, elle te dévoilera quel genre d’être tu as en face de toi », a poursuivi Carlos Silva.

« Enfin le plus incroyable, c’est qu’ils ont la capacité de lire dans nos pensées, de deviner ce qui nous obsède, comme cette mère qui maudissait sa fille de la voir flâner au bord de la rivière au lieu de l’aider à la maison. L’obsession de cette mère est sans doute la cause de la métamorphose de sa fille en petite sirène ».

Revenant à la « danse du Cerf » et à ce phénomène de la métamorphose, Carlos Silva a insisté sur la façon dont le Venado transmettait sa connaissance à l’homme, comment le Venado par le « ensueño », le « rêve éveillé », initiait l’élu à sa nouvelle tâche. Enfin, la « danse du Cerf » symbolise le mouvement de la terre en relation avec le soleil ; c’est le contact de l’entre-deux du monde (celui de l’esprit de la nature et de l’homme) ; c’est la mise en scène du présent et la prédiction du futur. Le Venado c’est le mouvement ances­tral de la cosmovision yaqui.

Sur le rêve, tout comme García Wikit, il a évoqué comment le guérisseur, pénétrait dans le rêve de son patient pour tenter de le soigner. Pour finir, Manuel Carlos Silva a mentionné les Chupúkame 83 , les « Serpents à sept têtes », c’est-à-dire les hommes qui, par châtiment, subissaient la transformation en serpent à sept têtes 84 . Puis, un autre phénomène qu’il a nommé chiktura 85 , c’est-à-dire que la personne ressent un phénomène mental qui lui donne l’impression de se trouver dans un lieu imaginaire, comme une sorte de « perte de l’orientation » en relation avec certains lieux énigmatiques dans lesquels la personne pouvait être emportée.

Nous étions parvenus au terme de notre entretien et le rapport qui s’était instauré entre nous m’a laissé une très bonne impression. Le Mtro. Manuel Carlos Silva s’était montré très amical et le fait qu’il me reçoive chez lui a donné une couleur spéciale à notre rencontre. Manuel Carlos Silva devait, comme je l’ai déjà dit, quatre ans après ce premier contact, tenir le rôle du « passeur ». Son attitude, qui dans les premiers temps m’avait inspiré un peu de crainte, a pris une dimension personnelle qui aujourd’hui m’offre la possibilité de le remercier pour son aide et son amitié.

Notes
80.

L’amitié de Francisco, dit « Chico », a été pour beaucoup dans la réussite de certaines de mes entreprises.

81.

Cf. 2ème et 3ème partie.

82.

García Wikit dénombre plus de 90 chants pour le Venado, dont seulement trois ou quatre sont disponibles et imprimés. Les Yaqui s’opposent à ce que les paroles des chants soient compilées et éditées.

83.

Qu’il ne faut pas confondre avec le nahual.

84.

Cf. Le mythe de Suawaka 2ème et 3ème partie.

85.

Carlos Silva m’a récemment raconté l’histoire d’une petite fille yaqui de trois ans que l’on a retrouvée, endormie sous un arbre, à 30 kilomètres de sa maison. La petite fille a accusé un vieux Pajkoola (danseur dans les fêtes yaqui) de l’avoir emmenée.