Potam

Nous nous étions donné rendez-vous à la Central camionera, « Gare centrale » du réseau d’autobus, à six heures du matin. Je suis arrivé le premier. Tonatiuh Castro Silva, « l’accompagnateur », était avec sa fiancée qui travaillait également à la réalisation d’un projet autour de la protection de la culture amérindienne du Sonora.

Notre arrivée à Potam 122 , vers dix heures du matin, n’est pas passée inaperçue. Immédiatement, un danseur Pajkoola s’est approché de nous. Il s’est adressé directement à moi et m’a salué comme s’il me connaissait. Je lui ai fait part de son erreur, mais il a insisté et a soutenu que nous nous étions vus la semaine passée ; j’étais alors accompagné d’un professeur de l’université 123 et nous étions restés toute la nuit pour regarder danser les Pajkoola. Il mentait ou il faisait semblant de me connaître pour évaluer les raisons de ma présence dans le village de Potam. Le quiproquo qu’il avait instauré lui donnait l’initiative et allait déterminer la suite de notre échange. En fait, le danseur Pajkoola, qui s’appelle Guadalupe 124 , voulait connaître mes intentions et surtout savoir ce que je cachais dans la petite sacoche fixée à la ceinture de mon pantalon.

Le danseur Pajkoola avait tout de suite remarqué la sacoche et il m’a fallu plus de cinq bonnes minutes pour comprendre que son insistance à me reconnaître était une manœuvre pour m’empêcher de prendre des photographies.

Je savais, pour ma part, que les Yaqui ne se laissaient jamais photographier (surtout pendant les cérémonies du Carême) et je ne me suis jamais encombré d’un appareil pho­tographique dont je connaissais l’inutilité. Ma petite sacoche me servait à conserver mon passeport, mon carnet de notes, une petite calculatrice, quelques stylos et mes travellers chèques, plus divers papiers. La façon dont le Pajkoola avait procédé, pour me faire comprendre qu’il voulait vérifier le contenu de ma sacoche 125 , avait été très subtile. Guadalupe, après avoir fait semblant de me reconnaître, m’a dit que les Pajkoola et le Venado n’allaient pas tarder à danser. Pour le moment le Maejto, les Temahtim 126 (Autorités religieuses) et les Kopariam (le chœur des femmes) étaient en train de célébrer les rituels de circonstance. Ensuite, le danseur Pajkoola dans son annonce des événements a fini par aborder le comportement des yorim qui chaque fois sortaient leur appareil photo.

Il a insisté en utilisant une expression très particulière (« retratar », verbe espagnol qui signifie « faire le portrait ») 127 , sur le fait que les Yaqui ne voulaient pas être pris en photo, « retratados ». Il a répété plusieurs fois le mot « retrato » et tout en approuvant ses propos j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait de moi. Ayant enfin fait le rapprochement entre le mot « retrato », l’appareil photographique et ma sacoche, je lui ai montré le contenu de celle-ci. Rassuré, le Pajkoola m’a gratifié d’un large sourire.

A ce propos, je dois dire que ma présence dans les villages yaqui a quasiment toujours donné lieu à une prise de contact, avec les Yaqui, qui s’est opérée sur trois modalités d’échange, surtout pendant la célébration des fêtes religieuses.

Ces modalités sont :

La « mise à l’écart ».

L’interpellation directe avec « acte de parole ».

« L’agressivité » de certains interlocuteurs.

Le comportement du danseur Pajkoola a généré une situation informelle dans laquelle sa fonction a été de me saluer et d’accueillir les nouveaux arrivants. Cet accueil je l’ai aussi reçu de la part de certains membres des Autorités religieuses, civiles et militaires ; et je dis bien de certains membres, c’est-à-dire que je ne me suis pas présenté à la Guardia 128 , auprès du secrétaire de la Comunila 129 , pour solliciter une audience et exposer les raisons de ma présence. J’étais là en tant que visiteur de passage et hors du cadre officiel de la prise en charge des intervenants extérieurs. Par exemple, « l’accompagna­teur » était placé sous l’autorité de la Dirección General de Culturas Populares qui avait reçu l’aval des Autorités religieuses yaqui pour assister à la cérémonie.

Il faut préciser que Potam, comme Vicam estación, sont des villages yaqui qui subissent aujourd’hui l’influence de la population métisse et yori et, pour la célébration de cette fête, le village de Potam voit sa population augmentée avec la présence de vendeurs ambulants poussant chacun son petit chariot ainsi que de familles mexicaines qui sont venues assister aux danses rituelles. Ma présence était d’une certaine façon diluée dans la multitude qui allait et venait sur la place du village.

Notes
122.

Enquête de terrain effectuée lors de mon séjour entre mars et août 1999.

123.

J’ai tout de suite pensé au Mtro. Carlos Silva, mais je savais pertinemment que cela ne pouvait pas être moi car c’était la première fois que je venais assister à une fête religieuse dans le village de Potam.

124.

Manuel Carlos Silva connaissait ce danseur Pajkoola qui en réalité était Mayo et non pas Yaqui.

125.

Les Yaqui, encore aujourd’hui, n’accordent aucune confiance aux étrangers qui viennent dans les villages yaqui assister aux fêtes religieuses.

126.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., pp. 222-246.

María Eugenia Olavarría y Arturo Ortega, « Seres, tiempos y espacios sagrados », Símbolos del desierto, op. cit., pp. 43-68.

127.

Dans les années cinquante, l’appareil de photo se disait la « máquina de retratar », la « machine à faire le portrait », en traduction littérale.

128.

La Guardia, la « Garde », bâtiment officiel où le visiteur qui sollicite une audience auprès des Autorités yaqui doit se présenter. Il doit se placer à côté de la croix qui se trouve à 12 mètres de l’entrée de la Guardia, faire sa demande et attendre qu’on lui donne l’autorisation d’avancer. Propos recueillis à Belem de la bouche du secrétaire yaqui Juan Morí.

129.

Pour une description beaucoup plus détaillée de la Comunila, consulter le livre d’Alejandro Figueroa, Por la tierra y por los santos. Identidad y persistencia cultural entre los yaquis y mayos, Culturas Populares de México, 1994, pp. 168-175.