Vicam Pueblo

Le Mtro. Manuel Carlos Silva m’a proposé d’aller avec lui assister à la fête de la San Juan Bautista, de la « Saint Jean Baptiste », qui avait lieu dans le village de Vicam Pueblo 137  ; il était à cette occasion accompagné par deux autres personnes. La fête commence le 23 juin, veille de la Saint Jean, en fin d’après-midi, et s’achève le 24, en fin de journée, avec le jeu du Pajkoola 138 . A notre arrivée dans le village, j’ai remarqué les deux Ramadas 139 , celle des Bleus et celle des Rouges, deux confréries dont les obligations sont régies par une série de tâches à exécuter pendant la célébration des fêtes religieuses.

Je savais que Tonatiuh Castro Silva assisterait aussi à cette fête. Le INAH (Institut National d’Anthropologie et Histoire) d’Hermosillo, lui avait demandé de réaliser un rapport sur cette fête de la Saint Jean à Vicam Pueblo. A ma grande surprise, je n’ai croisé Tonatiuh que le lendemain vers quatre heures de l’après-midi quand le jeu du Pajkoola devait normalement commencer 140 . Très étrange, car la fête se déroule sur la place centrale du village avec son église et les deux Ramadas ne sont distantes l’une de l’autre que d’une cinquantaine de mètres. Je me suis constamment déplacé de l’église aux deux Ramadas et il me paraît impossible, si Tonatiuh avait été présent, que nous nous ne soyons pas croisés au moins une fois.

Je ne cherche pas à mettre en doute les propos de Tonatiuh qui est, je tiens à le préciser, une personne digne de confiance, mais à montrer que les modalités d’interaction entre les Yaqui et les intervenants extérieurs sont tributaires de la « place » que les Yaqui ont accepté de leur accorder. Ainsi Tonatiuh, comme agent du INAH, était inscrit dans une démarche officielle qui le mettait directement en relation avec les Autorités de la communauté yaqui.

Pour cette raison Tonatiuh a été pris en charge par un Maejto du village de Vicam Pueblo qui a fait office d’élément « opérateur » ; j’entends par là, celui qui d’une certaine manière décide de quelle façon l’intervenant extérieur peut assister à la célébration des cérémonies religieuses. Tonatiuh a été également hébergé dans la maison du Maejto, que j’ai appelée la « maison de l’ethnologue ».

Cette désignation, la « maison de l’ethnologue », m’a été inspirée par l’explication que Tonatiuh m’a donnée ; à Vicam Pueblo, par exemple, chaque fois qu’une organisation officielle de l’État mexicain (Dirección General de Culturas Populares, INAH, INI, etc.) sollicite une autorisation d’enquête auprès des Autorités dudit village, c’est toujours la maison du Maejto qui sert de lieu de résidence. La fonction de la « maison de l’ethnolo­gue » introduit une nouvelle modalité d’interaction, celle de « l’opérateur », qui s’ins­crit dans un autre niveau d’enquête où le chercheur est soumis aux indications et aux re­commandations que « l’opérateur » va lui fournir.

J’espère avoir l’occasion de pouvoir bénéficier de ce mode d’interaction avec la communauté yaqui même si le cadre peut sembler un peu trop réducteur. Être pris en charge par les membres de l’Autorité yaqui est sans doute le meilleur moyen pour en définir les limites.

Pour donner un exemple de l’intervention de « l’opérateur » dans les décisions de l’en­quêteur, dans ce cas précis Tonatiuh, voici comment il lui a été déconseillé de se rendre à la cérémonie de la bénédiction de Saint Jean. Le rituel, dès les premières lueurs du 24 juin, consiste en une procession qui conduit Saint Jean jusqu’à la petite rivière (qui ressemble plus à une mare boueuse à cause du manque d’eau) pour le bénir.

Toutes les personnes qui le désirent, après que Saint Jean a été béni, s’approchent de la petite mare pour prendre de l’eau dans leur main avec laquelle elles se frottent le visage et le haut de la tête tout en faisant le signe de croix. Malheureusement, la consommation excessive d’alcool fait très vite dégénérer le rituel qui se transforme en une empoignade pour se jeter à l’eau, empoignade qui peut finir en bagarre.

Pour prévenir tout incident, « l’opérateur » avait dit à Tonatiuh de ne pas se rendre à ce rituel 141 . « L’opérateur », était responsable de ce qui pouvait arriver à son hôte.

Il faisait déjà nuit et je ne connaissais pas encore le village de Vicam Pueblo. La disposition des habitations et de l’église suivaient le même plan que celui des autres villages que j’avais visités 142 .

Mais ce qui m’a le plus surpris, par rapport à mon séjour à Huírivis pour la Waehma, c’est la présence d’un équipement de sonorisation pour diffuser de la musique norteña et animer la fête ; cette musique n’avait rien à voir avec les « sons » 143 interprétés par les musiciens yaqui dans les deux Ramadas, et encore moins avec les chants traditionnels joués pour accompagner les danseurs Pajkoola et le danseur Venado.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva, m’a expliqué que les frais d’organisation d’une fête dans un village yaqui était très lourds et les personnes sur qui reposait la responsabilité de la fête devaient trouver des compléments pour attirer une population yori prête à dépenser de l’argent. Cette fête, ainsi que celles qui ont lieu hors du cadre codifié de la Waehma, m’ont fait penser aux fêtes foraines de mon enfance organisées dans mon village et dans les villages alentour, en Espagne ; j’ai retrouvé les stands garnis de jouets et d’objets colorés qui attisent la convoitise de tous les enfants du monde. D’autres stands vendaient des sodas et de la nourriture.

L’équipement de sonorisation avec sa musique norteña, situé entre les deux Ramadas, apportait une touche un peu irréelle au déroulement de la Saint Jean car la musique interprétée par les musiciens yaqui, pour accompagner les danseurs, était largement couverte par celle de la sono. J’ai trouvé cette superposition de musique assez insupportable tandis que les Yaqui (spectateurs, musiciens et danseurs) semblaient être au-delà de ces considérations et se comportaient comme à l’accoutumée, accomplissant les tâches que leur imposait la tradition. D’ailleurs, vers minuit, l’équipement de sonorisation a cessé d’émettre et l’obscurité s’est enfin imprégnée des mélodies des musiciens yaqui. Entendre les chants des Maásobuikame 144 (Fig. 3), donnant la pulsion au Maáso yi’iwa 145 (Fig. 4), provoque des émotions très fortes.

Les stands disposés le long de la place ont fermé pour nous plonger dans un espace où la nuit a repris ses droits. J’ai retrouvé à cet instant l’ambiance qui m’avait tant impressionné dans le village de Huírivis.

Partie 1 - fig. 3. Maásobuikame.
Partie 1 - fig. 3. Maásobuikame.

Source : Los Yaquis. Historia de una cultura, Edward H. Spicer.

J’ouvre une parenthèse pour préciser une dernière fois, que j’avais au début l’intention d’observer les pratiques curatives et traditionnelles des guérisseurs et autres sorciers. Mais, face aux échecs cumulés entre 1998 et 2000 pour aborder cet univers, j’ai pris conscience des modalités d’interaction qui m’ont amené à prendre contact avec les Yaqui. A partir de cette situation et par rapport aux commentaires, aux descriptions et aux analyses proposés dans cette première partie, mon propos n’est pas de restituer, en men­tionnant la Waehma, les Chapayecam, les Maejtom, les Pakhome, les Matachinim, etc., ce que d’autres 146 ont très bien illustré. Je cherche plutôt à définir, à partir de ces notions, les modalités d’interaction des différents enquêteurs et le regard que ces derniers portent sur les événements qui se déroulent devant leurs yeux.

Partie 1 - fig. 4. Maáso yi’iwa.
Partie 1 - fig. 4. Maáso yi’iwa.

Source : Photothèque du Musée de l’Homme, Paris, Fond Léon Diguet, 1896-1898.

Notes
137.

Enquête de terrain effectuée lors de mon séjour entre mars et août 1999.

138.

Le jeu du Pajkoola est une cérémonie qui prend le nom de la « recolección de las flores », la « collecte des fleurs ». Je n’ai pas assisté à ce jeu et la description que j’en donne m’a été fournie par Manuel Carlos Silva.

Cette cérémonie se déroule le 24 juin en fin de journée et consiste à implorer ou à remercier Dieu pour les faveurs octroyées. Le Pajkoola tient par les pattes un coq, tête en bas, qui à force d’être dans cette position laisse couler du sang par le bec. Les personnes qui se prosternent et se signent devant Saint Jean re­çoivent alors, de la part du Pajkoola, des coups de coq dans le dos ; le sang fait des taches que les Yaqui appellent fleurs. Les Yaqui nomment ce rituel, la « collecte des fleurs ».

Par la suite le coq est sacrifié et démembré ; alors s’organise un combat avec les parties de son corps entre les Bleus (les Kabayum, les Soldats de Jésus) et les Rouges (les Soldats de Rome).

139.

La Ramada, « Branchage », est la construction quadrangulaire où se déroulent les danses rituelles, des Pajkoola et du Maáso, pendant toute la durée de la fête.

L’une des Ramada est située à l’est (celle des Bleus) et l’autre à l’ouest (celle des Rouges).

140.

Le Mtro. Carlos Silva devait impérativement revenir à Hermosillo en début de soirée et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas assisté au jeu du Pajkoola. Quand nous sommes partis, vers dix-huit heures, le jeu n’avait pas encore commencé.

141.

Ces indications sont celles que Tonatiuh Castro Silva m’a données sur son enquête à Vicam Pueblo.

142.

Par exemple, Huírivis et Potam.

143.

Pour une étude complète de la musique yaqui, consulter l’ouvrage de Leticia Varela, La música en la vida de los yaquis, Ed. Sonora, SFEC, 1986.

Gonzalo Camacho, dans la présentation du livre de Miguel Olmos Aguilera, Música y mitología en la región cáhita-tarahumara, fait noter les similitudes entre les noms des « sons » des Yaqui, des Mayo et des Tarahumara. Miguel Olmos Aguilera ajoute que ces trois ethnies « …partagent un univers spirituel commun qui s’exprime à travers les coïncidences et les oppositions d’un modèle esthétique, rituel et mythique… ». (Cf. Miguel Olmos Aguilera, El sabio de la fiesta. Música y mitología en la región cáhita-tarahumara, Colección Biblioteca del INAH, Hermosillo, Sonora, 1998, p. 31).

144.

Les chanteurs du Cerf.

145.

La danse du Cerf.

146.

Edward H. Spicer, Leticia Varela, María Eugenia Olavarría, Alfonso Fabila, Alejandro Figueroa, etc.