Les Matachinim

Décrire une fête ou un rituel yaqui c’est également analyser de quelle manière on a pu pénétrer sur le territoire yaqui pour assister à ces cérémonies, c’est-à-dire quelles ont été la ou les modalités qui ont permis de réaliser l’enquête.

Par exemple : Autorisation des Gouverneurs yaqui ; intervention des Promoteurs Culturels Bilingues à l’encontre des agents de liaison du IMSS, INI, INAH, SMRC, Culturas Populares, etc. ; les projets soutenus par les Universités mexicaines, UNAM, UAM, Uni-Son ; pour un intervenant étranger les médiations d’un « manipulateur », « accom­pagnateur », « passeur », « intégrateur », « promoteur », etc., qui dans la plupart des cas sont des agents des organismes cités ; enfin, l’initiative personnelle avec les risques qu’elle peut comporter.

La plupart des auteurs consultés, sauf Jane Holden Kelley, dans Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, ne s’attardent pas sur le procédé 147 utilisé pour mener à bien leur enquête ni sur l’espace de liberté qui leur a été octroyé. J’insiste sur ce point pour montrer comment, sur un même sujet, des auteurs différents rapportent des propos contradictoire.

En ce qui concerne les Matachinim 148 , Miguel Olmos Aguilera, en 1998, dans El sabio de la fiesta. Música y mitología en la región cáhita-tarahumara, écrit : « La danza de Matachines es eminentemente de origen europeo » 149 .

« La danse des Matachines est éminemment d’origine européenne ».

Par contre, en 1940, Carlos Basauri écrivait dans La población Indígena de México et toujours à propos des Matachinim : « El grupo llamado Matachines o danzantes de plu­mas, es también una sociedad religiosa sobre cuya organización y actividades influyeron poco los españoles » 150 .

« Le groupe appelé Matachines ou danseurs de plumes, est aussi une société religieuse dont l’organisation et les activités n’ont presque pas subi l’influence espagnole ».

Le professeur Sandomingo 151 , en 1953, dans son livre Historia de Sonora. Tiempos prehistóricos, faisait une observation similaire : « El baile llamado Matachines, muy parecido al baile Kagura de los antiguos nipones, es muy divertido y servía antiguamente para recibir a grandes Señores » 152 .

« La danse appelée Matachines, ressemblant beaucoup à la danse Kagura des anciens nippons, est très plaisante et servait autrefois pour recevoir les grands Seigneurs ».

A partir de ces contradictions sur l’origine préhispanique ou européenne de la danse des Matachinim, j’ai pris en considération le commentaire d’Edward Spicer sur les analogies entre la religion et les institutions guerrières des Yaqui 153 et des Azteca, et celles que Leticia Varela 154 (grâce aux travaux de Montell et de Clavijero) signale entre la danse des Matachinim et les danses azteca. Le mouvement des danseurs Matachinim symbolise la forme de leur perception cosmique et introduit aussi une ressemblance troublante avec la forme hélicoïdale du malinalli 155 .

Francisco Javier Clavijero décrit les danses azteca de la façon suivante : « Leurs danses étaient très belles. Dès leur enfance, ils les répétaient sous la direction des prêtres. Les danses étaient variées et portaient des noms qui exprimaient soit le caractère de la danse soit les circonstances de la fête où elles étaient exécutées. Les unes se donnaient en cercles, les autres en files ; certaines seulement avec les hommes, d’autres avec les femmes également. Pour ces danses les nobles s’habillaient des plus riches habits ; ils se paraient de bracelets, boucles d’oreilles et pendentifs en or, plumes et pierreries, et ils avaient dans une main un petit bouclier couvert des plumes les plus éclatantes ou un chasse-mouches de la même sorte, et dans l’autre main un ayacaxtli, qui était une petite calebasse percée de beaucoup de trous et contenant nombre de petites pierres, qu’ils agitaient accompagnant son bruit, qui n’était pas désagréable, du son des instruments…

Les danses mineures, qui avaient lieu dans les palais pour l’amusement des seigneurs, ou dans les temples pour une dévotion particulière, ou dans leurs maisons à l’occasion de quelque mariage ou réjouissance domestique, se composaient d’un petit nombre de danseurs, disposés en général en deux rangées droites et parallèles qui, parfois dansaient avec les visages tournées vers une extrémité de leur rang, parfois en regardant chacun le danseur qui lui faisait face dans l’autre file ou, s’entrecroisant avec l’autre rang ils permutaient leurs places ; parfois un danseur dans chaque file se détachait et ils dansaient seuls dans l’espace entre les deux files, alors que les autres cessaient. Les danses majeures, qui se déroulaient sur les grandes places et dans l’atrium du Templo Mayor, se différenciaient des mineures par l’ordre et par la forme, et par le nombre de danseurs » 156 .

Dans cette citation, les éléments de concordance sont très nombreux. Par exemple, chez les Azteca les enfants sont initiés dès leur plus jeune âge par les prêtres ; les Yaqui appellent les enfants apprentis Malinche, ils ont entre cinq et quinze ans et s’alignent, soit entre les deux files des danseurs, soit à côté du Monaha 157 pour imiter ses pas 158 .

Clavijero poursuit en disant que ces danses étaient interprétées, soit en forme circulaire, soit en files indiennes.

Partie 1 - fig. 5. Matachinim.
Partie 1 - fig. 5. Matachinim.

Source : Photothèque du Musée de l’Homme, Paris, Fond Léon Diguet, 1896-1898.

Les danseurs Matachinim (Fig. 5) effectuent des figures chorégraphiques (Fig. 6) très variées et complexes qui dénotent une très nette influence européenne mais où l’on retrouve tout de même, dans le mouvement des danseurs, la description faite par Clavijero.

Partie 1 - fig. 6. Figures chorégraphiques des Matachinim.
Partie 1 - fig. 6. Figures chorégraphiques des Matachinim.

Source : La música en la vida de los yaquis, Leticia Varela.

Aujourd’hui, il faut le souligner, restituer les différents niveaux de signification de la danse des Matachinim, au-delà de leur dévotion à la Vierge Marie, devient une tâche très difficile. Le symbolisme de la danse des Matachinim nous renvoie dans un premier temps à l’organisation sociale et culturelle des Yaqui mais aussi à leur capacité de survie et de résistance face aux sociétés dites modernes. Mais ce qui m’importe le plus ici, ce sont les niveaux de signification où les formes chorégraphiques symbolisent des phénomènes de la nature comme le « culebreo » 159 , c’est-à-dire la façon dont le serpent 160 se déplace ; ou bien encore le mouvement circulaire des files de danseurs qui sont une représentation du mouvement cosmique du Soleil, de la Lune et des Étoiles.

Marivel Mendoza 161 , dans son étude sur la confrérie des Matachinim, écrit : « Dans les temps préhispaniques, selon les chroniques, quand quelqu’un allait être sacrifié, on l’habillait des vêtements du dieu et pendant un an il parcourait tous les villages pour recevoir les présents et les demandes de leurs habitants adressés à leurs familles dans le monde des morts » 162 .

Les propos de Marivel Mendoza sont d’autant plus surprenants que les Yaqui ne sont pas considérés comme des Méso-américains. Elle s’appuie sur cette citation pour faire observer que parmi les Matachinim, le Malinche porte les vêtements de la Vierge à laquelle il est offert en « sacrifice » 163 et ainsi expliquer pourquoi les croyances des jésuites ont pu avoir un écho aussi favorable parmi les populations amérindiennes. Elle signale, enfin, que porter les vêtements de l’autre c’est devenir l’autre, notion de l’autre que l’on retrouve dans le nahualisme 164 . La danse des Matachinim est la relation duale que les Yaqui reconnaissent dans leur rapport à la Terre et au Cosmos.

Ainsi, dans le symbolisme de la danse des Matachinim nous trouvons des éléments préhispaniques qu’il faut essayer de comprendre au-delà du simple cadre syncrétique trop souvent appliqué aux structures religieuses des Amérindiens. A ce titre, je veux signaler la valeur symbolique du malinalli dont la forme torsadée reproduit ce rapport dual que les Matachinim exécutent dans le mouvement de leur danse. Le « culebreo » et la mise en pas du mouvement de la Lune, du Soleil et des Étoiles font partie de ces éléments qu’il faut observer avec plus de rigueur.

Partie 1 - fig. 7. Danza de la trenza.
Partie 1 - fig. 7. Danza de la trenza.

Source : Faith, Flowers and Fiestas. The Yaqui Indian Year. A narrative of Ceremonial Events, by Muriel Thayer Painter. E. B. Sayles, Curator Emeritus, Arizona State Museum In Consultation with Edward H. Spicer, Professor of Anthropology, University of Arizona.

Par exemple, la « danza de la trenza » 165 , la danse de la tresse, interprétée le 12 décembre par les Matachinim, introduit le symbolisme de la dualité avec ces rubans qui s’entrela­cent autour d’un axe que Leticia Varela décrit de la façon suivante : « Les danseurs se séparent également en deux groupes ; ils forment deux cercles qui tournent en sens contraires autour d’un poteau duquel pendent des rubans de couleur. Chaque danseur prend l’extrémité d’un ruban et en croisant les danseurs de l’autre groupe, ils font une tresse autour du poteau. Une fois les rubans complètement entrelacés, ils entreprennent un mouvement inverse pour les détresser » 166 .

En résumé il s’agit, pour les deux groupes de danseurs, par une série de mouvements, de tresser et de détresser les rubans suspendus à un poteau.

Les réflexions de López Austin sur le malinalli, « herbe torsadée », dans ce cycle de la vie et de la mort, lui ont permis de définir Tamoanchan 167 , l’arbre fendu, comme le tronc double et fendu qui voit s’opposer les forces contraires du malinalli. Son tronc torsadé, c’est l’alternance des flux « dont la lutte engendre le temps » 168 . Chez les Yaminahua, les chansons appelées « koshuiti » 169 , des « périphrases métaphoriques » 170 impossibles à traduire, s’inscrivent dans ce même schéma du rapport au double. Les chamanes yaminahua nomment ces métaphores « tsai yoshtoyosho » 171 que Townsley traduit en anglais par « language twisting-twisting » 172 . Ce langage « double et enroulé autour de lui-même » nous renvoie à ce que les Nahua appelaient « nahualtocáitl et nahuatlatolli » 173 mais aussi à ce que Ángel María Garibay, dans l’art poétique des Nahua, a dénommé « diphra­sisme » ou « redoublement sémantique » 174 . Le « diphrasisme », dans la langue nahuatl, semble représenter une exigence conceptuelle intrinsèque à leur aperception qui, pour exprimer leur pensée, mentionne « toujours deux aspects, comme si, de l’union de deux qualités, devait surgir l’étincelle de la compréhension » 175 .

Les chamanes Yaminahua utilisent cette manière de s’exprimer pour « voir » ; « Avec mes koshuiti je veux voir — en chantant, j’examine les choses — le langage double et entrelacé m’en rapproche, mais pas trop — avec des mots normaux, je les percuterais frontalement — avec des mots doubles et entrelacés, je leur tourne autour — je peux les voir clairement » 176 .

Les mots doubles, les métaphores, les incantations, les invocations magiques, etc., utilisés par les sorciers du Mexique précolombien, ont été le cauchemar de l’érudit et grand connaisseur du nahuatl, le docteur Jacinto de la Serna. Gutierre Tibón rapporte, dans son livre Historia del nombre y de la fundación de México, comment Jacinto de la Serna malgré sa maîtrise des langues indigènes, ne « parvenait pas à saisir les tropes énigmatiques des théologies américaines » 177 . Pourquoi dans leurs « métaphores diaboliques » 178 , s’est demandé Jacinto de la Serna, les hechiceros, les « sorciers », ont ils dénommés les doigts, les « cinq soleils », le copal, la « femme blanche », le feu, « quatre roseaux », le sang, la « femme rouge », la Terre, le « lapin sur le dos, miroir étincelant », le corps, la « terre, l’argile » ou bien le « lieu des sept grottes » 179 , etc.

Hernando Ruiz de Alarcón, dans son Tratado de las supersticiones y costumbres gentílicas que hoy viven entre los indios naturales desta Nueva España, a lui aussi tenté de répondre à cette question. Mais Ruiz de Alarcón s’est également heurté, dans un premier temps, à la mauvaise volonté et à la méfiance des informateurs amérindiens et, dans un deuxième temps, aux « difficultés pour comprendre le langage ésotérique des invocations et des incantations des magiciens sorciers puisqu’ils utilisaient le nahuallatolli, langage de métaphores que seuls les initiés pouvaient comprendre… » 180 .

Ainsi, pour Hernando Ruiz de Alarcón, les incantations, les invocations magiques, le langage double, « nahuallatolli ou nahuatlatolli », comme les « koshuiti » des Yaminahua, sont une sorte d’hymnes ou de chants que le nahualli, le « sorcier », récite avec un rythme particulier, mis en valeur par le « langage métaphorique » 181 . Il cite, enfin, le cas d’un homme, Juan Vernal 182 , dont les paroles magiques pouvaient tuer un homme.

Le langage double, le « nahuallatolli », pour Alfredo López Austin, est ce qui permet au nahualli de rentrer en contact avec la « surnature » 183 , avec ce qui est autre, ce qui se cache dans le cœur des montagnes, dans les sources, les plantes, les roches, les nuages, les lagunes, le feu, le vent, etc. Les Nahua ont donc conçu une « forme de langage pour s’adresser aux êtres occultes, invisibles, trop proches très souvent ; mais cachés derrière une barrière qu’on ne pouvait franchir que sous des conditions très particulières. Ce discours était appelé nahuallatolli, le langage dissimulé  » 184 . Ainsi, le pouvoir de la parole, du langage, comme la « valeur métaphorique » 185 des mots, proviennent, avant tout, de la « polyvalence » 186 des termes métaphoriques et du « double sens produit par le jeu de mots » 187 . Par exemple, pour revenir au malinalli et son rapport au langage double, le verbe mamali se traduit en espagnol par barrenar, « forer, percer », mais ce verbe fait surtout référence, comme le mentionne Alfredo López Austin, au mouvement en vrille du foret et qu’il appelle un « movimiento de giro » 188 . Le mouvement tournant, vrillé, du malinalli vient alors perforer le corps des hommes soumis à l’influence des doubles polarités, celles des forces de la Terre dont le mouvement est entrelacé. Le langage double et entrelacé, c’est-à-dire le mouvement vrillé du malinalli, c’est aussi ce que les Matachinim exécutent avec leurs pieds et qu’ils appellent « mulansas » 189 . Volker Schüler-Will 190 décrit comme un « orar con los pies » 191 la manière dont le Matachín établit par son cœur et son énergie le dialogue avec l’esprit de la Terre, avec la « surna­ture ». Les Matachinim par le langage double et entrelacé de leurs pieds amorcent finalement le dialogue avec la Terre et rendent grâce à Itom Aye.

D’ailleurs, dans leurs évolutions chorégraphiques et pour chacun des « sons », ils doivent effectuer sept 192 « mulansas » et chaque mouvement doit être effectué deux fois.

La « danza de la trenza » est également exécutée pour la cérémonie de « cabo de año » (fin d’année) qui est célébrée un an après la mort de la personne à honorer ; les Mata­chinim, en accord avec la tradition, interprètent alors la danse de la tresse. Sur le haut du poteau est placée une colombe blanche (en papier) qui, au moment du tressage, descend par le mouvement de l’entrelacé des rubans pour emporter « l’âme » du défunt. Le moment où les rubans se détressent symbolise l’élévation de « l’âme » qui, par le mouvement inverse, est emportée vers le monde de la mort.

La danse de la tresse introduit enfin une ressemblance troublante avec la description que Juan José Rodríguez Villarreal 193 , à partir de la chronique d’Ignacio Pfefferkorn, fait de la danse de Moctezuma des peuples de la province du Sonora ; la Moctezuma était une danse à laquelle participaient les hommes et les femmes alignés sur deux files tout en tenant dans leurs mains des rubans qui, attachés à un poteau, s’entrelaçaient 194 .

Les Matachinim nous placent aussi (en opposition avec les danseurs Pajkoola et le Venado) dans la thématique des trois plans cosmiques 195 (l’infra, le terra et le supra) ; ils se situent à l’Ouest et appartiennent à la catégorie du haut tandis que le Venado et les Pajkoola forment la catégorie du bas. Les instruments qui accompagnent les danseurs, tambour et flûte (pour les Pajkoola et le Venado), violon et guitare (pour les Matachinim), constituent à un moment bien précis de la célébration 196 (les processions) le pont entre l’infra et le supra.

Je pourrais, toujours à partir de la citation de Francisco Javier Clavijero, pousser encore plus loin cette démonstration et signaler, dans la parure des Matachinim, la présence de signes ayant une origine préhispanique, comme :

La couronne de forme conique avec ses quatre rangées verticales de cercles en carton et autres formes géométriques de couleurs.

Les rubans de papier 197 de différentes couleurs qui pendent de la couronne.

La « sonaja », le hochet calebasse de couleur rouge ou bleu, dans la main droite.

La « palma o pluma », un faisceau en feuille de palme en forme de trident 198 .

Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner que les Jiakim 199 attribuent à cette couronne le nom de Sewa, « Fleur » 200 , qui est sans doute le symbole le plus important de toute leur cosmovision.

La parure des Matachinim est le langage qui symbolise la « fleur de la vie » 201 , la fleur qui emporte le cœur du danseur vers l’autre monde, ce « corps de fleur » qui imprime au temps le mouvement qui lui permet de dépasser la mort. Pour les Yaqui, le mouvement est peut-être leur façon de ne plus être prisonniers du temps ; à l’époque la plus sombre de leur histoire — les déportations dans le Sud du Mexique sous le régime de Porfirio Díaz — la mobilité et le déplacement des rebelles yaqui (c’est-à-dire le mou­vement), dans la Sierra del Bakatebe, sont à l’origine de ce qui leur a permis de résister et de préserver leur particularisme identitaire.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva m’a dit que si je voulais voir danser les Matachinim, il était temps de rejoindre l’église. Nous étions, à ce moment là, debout devant la Ramada des Rouges qui était la plus éloignée de l’église.

Laissant les danseurs Pajkoola poursuivre leur danse, nous avons rejoint d’un pas rapide l’église. Les Matachinim étaient déjà en train de danser et j’ai reconnu, parmi les danseurs, Crescencio Buitimea le jeune yaqui ami de Carlos Silva avec lequel j’avais eu une discussion à l’Université d’Hermosillo. Carlos Silva s’est penché vers moi pour me faire remarquer que Crescencio était venu remplir ses obligations de Matachín.

Ma relation avec Crescencio Buitimea était déjà très amicale. Je précise ce détail pour montrer comment, dans la fonction qui était la sienne, son attitude a été exemplaire. Au moment où je l’ai aperçu dans l’église, j’allais lui faire un signe de la tête pour le saluer et j’attendais de croiser son regard. Mais Crescencio, pendant toute la durée du rituel, n’a pas posé les yeux sur moi. Au bout d’une quarantaine de minutes la musique a cessé et les Matachinim sont restés figés sur place. Le regard de Crescencio s’est promené sur l’assistance mais ce n’est pas pour autant que j’ai eu droit à son salut. Il avait en outre un regard absent.

Crescencio dans l’accomplissement de sa tâche était soumis à des contraintes très strictes qui lui imposaient le silence et le seul langage qu’il lui était permis d’utiliser, c’était celui qu’il exécutait avec ses pieds pour prier la Vierge. Je suis un yori, c’est-à-dire quelqu’un qui, dans le cas présent, se trouvait dans le pôle impur et qui ne pouvait en aucun cas entrer en communication avec les Soldats de la Vierge.

D’ailleurs, toutes les personnes qui venaient (qu’elles soient yaqui ou yori) interférer, par leur présence, dans l’espace attribué aux danseurs Matachinim étaient immédiatement interceptées par les soldats de la Guardia et emmenées de force si nécessaire.

Crescencio se déplaçait dans un domaine différent du mien et d’une certaine façon, pour lui, je n’existais pas.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva m’a abandonné pour rejoindre, je suppose, la Ramada des Rouges. Les danses de Matachinim durent très longtemps et toutes les danses interprétées (Matachinim, Pajkoola, Venado) au cours des fêtes religieuses suivent un cycle de progression très codifié et très difficile à saisir à la première observation.

Pour ma part, j’ai décidé de rester pour suivre la progression des Matachinim et prendre plaisir à écouter, tout en regardant la chorégraphie des danseurs, la mélodie de la guitare et du violon.

L’église de Vicam Pueblo, comme celle de Potam, se compose d’une salle unique où se dressent deux rangées de colonnes entre lesquelles les Matachinim exécutent leurs danses. Je suis resté subjugué par les danses et par l’ambiance de recueillement qui régnait dans l’église. Plus tard dans la soirée, les Matachinim sont venus se placer, toujours en deux files distinctes, devant la Ramada des Bleus. Le Venado et les Pajkoola, sous la Ramada, poursuivaient leur cycle tandis que les Matachinim de leur côté entamaient les pas caractéristiques de leur danse, avec cette façon si particulière de frapper la terre à la fin de chaque rotation. Le mouvement du corps interprète, à cet instant, une sorte de vénération à la Terre qui est frappée et les Matachinim apparaissent alors comme un élé­ment en relation avec le mouvement de la Terre.

Là encore, je me tenais à quelques pas des Matachinim et juste à la hauteur de Crescencio, mais même à l’extérieur de l’église il gardait le silence que lui imposait sa tâche.

L’alternance des danses entre les Matachinim, les Pajkoola et le Venado, dans la nuit noire de Vicam Pueblo, me donnait l’impression d’être dans un autre temps. Jusqu’à quatre heures du matin, j’ai assisté entre la Ramada des Bleus, des Rouges, l’église et la place du village à une série de danses, de chants (interprétés par les Kopariam et les Maejtom) et d’actes religieux représentatifs de la dévotion avec laquelle les Yaqui célèbrent leurs rituels sacrés.

Notes
147.

Pour ma part, le procédé utilisé pour assister à cette fête découle de ma relation avec le « passeur ».

148.

Matachines ou Matachinim, les Soldats de la Itom Aye, c’est-à-dire de la Vierge.

149.

Miguel Olmos Aguilera, op. cit., p. 75.

150.

Carlos Basauri, La población Indígena de México, Secretaría de Educación Pública, Oficina Editora Po­pular, 1940, p. 273.

151.

Lors du XI Symposium d’Histoire et d’Anthropologie du Sonora, organisé en février 1986, la Sociedad Sonorense de Historia a tenu à rendre un hommage posthume au professeur et historien Manuel Sandomingo García pour sa contribution à l’histoire du Sonora. Mort en 1972, il a été nommé, en 1930, directeur du Département des Recherches Historiques du Gouvernement de l’État du Sonora.

En 1982, lors du congrès annuel de la Sociedad Sonorense de Historia, le Dr. Samuel Ocaña García, Gouverneur Constitutionnel de l’État du Sonora, a tenu à honorer les « efforts héroïques » d’hommes comme Eduardo W. Villa, le professeur Manuel Sandomingo García, Alberto Francisco Pradeau qui ont, par leurs travaux, restitué une partie de l’histoire du Sonora.

152.

Manuel Sandomingo, Historia de Sonora . Tiempos prehistóricos, Sonora, Hermosillo, 1953, p. 274.

153.

Jacqueline de Durand-Forest, L’histoire de la vallée de Mexico selon Chimalpahin Quauhtlehuanitzin, Ed. L’Harmattan, 2 vol., Paris, 1987, pp. 304-305.

154.

Leticia Varela, La música en la vida de los Yaquis, op. cit., p. 67.

155.

Cf. 3ème partie.

156.

« Eran bellísimas sus danzas. Desde niños se ejercitaban en ellas bajo la dirección de los sacerdotes. Eran de diversas suertes y con diferentes nombres que expresaban o la calidad de la danza o las circunstancias de la fiesta en que se usaban. En unas danzaban en círculo y en otras en filas ; unas eran de solo hombres y en otras danzaban también mujeres. Vestíanse para la danza los nobles de los más ricos vestidos ; adornábanse de brazaletes, zarcillos, pendientes de oro, pluma y pedrería, y llevaban en una mano un pequeño escudo cubierto de las más vistosas plumas, o un mosqueador de la misma materia, y en otra un ayacaxtli, que era un calabacillo con muchos agujeros y cantidad de pedrezuelas dentro, que agitaban acompañando su ruido, que no era desagradable, al son de los instrumentos…

Las danzas menores, que se hacían en los palacios para recreación de los señores, o en los templos por devoción particular, o en sus casas en ocasión de algunas bodas u otro regocijo doméstico, se componían de pocos danzantes, formados por lo común en dos líneas rectas y paralelas que a ratos danzaban con las caras vueltas hacia una extremidad de su línea, a ratos mirando cada uno al correspondiente de la otra línea, o entreverándose los de una línea con los de la otra y permutando de lugar ; a ratos desprendiéndose uno de una línea y otro de la otra, danzaban solos en el espacio interpuesto entre ambas líneas, cesando entre tanto los demás. Las danzas mayores, que se tenían en las plazas grandes y en el atrio del Templo Mayor, se diferenciaban de las menores en el orden y forma, y en el número de danzantes ». (Cf. Francisco Javier Clavijero, Historia antigua de México, Ed. Porrúa, México, 1991, pp. 243-244).

Je ne mets pas en doute l’influence européenne sur les danses des Matachinim (qui sont basées sur le modèle des anciennes danses d’Italie, mataccino ou de France, danses des bouffons) mais il faut remarquer, avec G. Montell, que le nom mataccino a été importé d’Europe et appliqué à une danse qui préexistait. (Cf. Leticia Varela, La música en la vida de los Yaquis, op. cit., p. 67).

157.

La plus haute Autorité entre les Matachinim, c’est-à-dire le prêtre qui initie les jeunes Malinche.

D’après Spicer, le Monaha était le danseur qui représentait le Tlatoani mexica Moctezuma et le Malinche le premier mexica converti au christianisme. (Cf. Edward Spicer, op. cit., p. 123).

158.

Leticia Varela, La música en la vida de los Yaquis, op. cit., p. 63.

159.

Profesor Emilio Moreira Silvestre, « Semana Santa Yaqui », op. cit.

160.

Le serpent symbole de l’eau et du feu nous ramène à nouveau au malinalli.

161.

Marivel Mendoza, « Los soldados de la Virgen », in Símbolos del desierto, op. cit., p. 98.

162.

« En tiempos prehispánicos, según las crónicas, cuando alguien iba a ser sacrificado, se le ponían las ropas del dios y durante un año recorría todos los poblados para recibir los recados y peticiones de sus habitantes dirigidas a sus familias en el mundo de los muertos ». (Cf. Marivel Mendoza, « Los soldados de la Virgen », in Símbolos del desierto, op. cit., p. 98).

163.

Je préfère la notion d’immolation car il s’agit plus d’un acte de mimétisme qui se rapproche du concept de nahualisme (devenir l’autre) qui permet de pénétrer dans le royaume de Dieu, c’est-à-dire devenir l’autre, celui qui dépasse sa propre mort par l’émergence de la dualité.

Pour une vision plus précise de ces notions de « sacrifice », de « royaume de dieu », de « mimétique d’appropriation », etc., consulter l’ouvrage de René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Ed. Grasset/Flasquelle, 1978.

164.

Cf. 2ème et 3ème partie.

165.

Même si Edward Spicer la compare avec les « danses de l’arbre » en Europe.

166.

« Los danzantes se dividen también en dos grupos, formando dos círculos que caminan en sentido contrario en torno a un poste del que penden listones de colores. Cada danzante toma el extremo de un listón y al entrecruzarse con los danzantes del grupo opuesto, se va tejiendo una trenza alrededor del poste. Al quedar entrelazados completamente los listones, se inicia un movimiento en sentido contrario para destrenzarlos ». (Cf. Leticia Varela, La música en la vida de los Yaquis, op. cit., p. 64).

167.

Cf. 3ème partie.

168.

Alfredo López Austin, Les paradis de brume, IHEAL, Maisonneuve et Larose, 1997, p. 264.

169.

Jérémy Narby, Le serpent cosmique. L’ADN et les origines du savoir, Ed. Georg, 1995, p. 100.

170.

Ibidem.

171.

Ibidem.

172.

Ibidem.

173.

Une étude complète du « nahualtocáitl » et du « nahuatlatolli » dépasserait largement le cadre de mon travail.

174.

Miguel León-Portilla, La pensée aztèque, Ed. du Seuil, 1985, p. 129.

175.

Ibid., p. 152.

176.

Jérémy Narby, Le serpent cosmique, op. cit., p. 101.

177.

Gutierre Tibón, Historia del nombre y de la fundación de México, FCE, México, 1975, p. 770.

178.

Ibid., p. 771.

179.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, tomo 1, UNAM, México, 1989, p. 173.

180.

Hernando Ruiz de Alarcón, Tratado de las supersticiones y costumbres gentílicas que hoy viven entre los indios naturales desta Nueva España, 1629, Ed. SEP, México, 1988, p. 18.

181.

Ibid., p. 23.

182.

Ibid., p. 78.

183.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., pp. 441-442.

184.

Ibid., p. 396.

185.

Ibid., p. 228.

186.

Ibidem.

187.

Ibidem.

188.

Alfredo López Austin, Cuerpo humano e ideología, op. cit., p. 228.

Le mouvement vrillé ou torsadé, d’après López Austin, renvoie aussi au terme moyóhual ou moyáhual, qui se traduit par darse vueltas en espagnol, « tourner en rond », et qui est en relation avec le nahualisme.

189.

Mulansas, terme utilisé par les Yaqui pour se référer au jeu de pieds que font les danseurs Matachinim ainsi que les Pajkoola. (Cf. Carlos Silva Encinas, Juya Jiawaim. Ecos del Monte, op. cit., p. 161).

190.

Volker Schüler-Will (Mtc.) est enseignant chercheur à l’Université du Sonora, Unidad Regional Centro, Departamento de Letras y Lingüística, División de Humanidades y Bellas Artes. Il a étudié la philosophie à Erlangen, en Allemagne, et à Vienne, en Autriche.

191.

Orar, « prier ».

192.

Nous reviendrons, dans la 2ème et 3ème partie, sur la valeur symbolique du nombre sept.

193.

Juan José Rodríguez Villarreal, Los indios del noroeste en los escritos de sus cronistas, Universidad de Sonora, SEPC, 1999, p. 121.

194.

Les peuples du Sonora et plus particulièrement les Ópata, nous informe le professeur Sandomingo, dressaient un poteau (totem) sur la cime duquel ils attachaient une poupée appelée Moctezuma. Ensuite, ils dansaient autour du poteau tout en décochant des flèches sur la poupée.

La colombe des Yaqui s’est-elle substituée à la fonction symbolique de la poupée Moctezuma ?

195.

Cf. 3ème partie.

196.

Marivel Mendoza, « Los Soldados de la Virgen », in Símbolos del desierto, op. cit., p. 97.

197.

Les Azteca utilisaient le papier pour les offrandes et les sacrifices.

198.

Dans son livre Los Yaquis. Historia de una cultura, Edward Spicer donne une description plus complète de la parure des Matachinim.

199.

Pluriel de Jiaki, Yaqui ou Hiaqui.

200.

Cf. 2ème et 3ème partie.

201.

Profesor Emilio Moreira Silvestre, « Semana Santa Yaqui », op. cit.