La bénédiction

Nous avons rejoint la procession. Le nombre de personnes qui y participaient devait osciller entre 100 et 200. Le Saint Jean, sur son autel, s’élevait au-dessus de la foule porté sur les épaules de plusieurs hommes. Le groupe qui entourait le Saint se composait des Malehtom 204 , Kiyojteim 205 , Kopariam, Pakhome 206 , Matachinim, Moros 207 , ainsi que des danseurs Pajkoola, du Venado plus toutes les autres personnes qui composaient le pweplum 208 . Enfin, parmi tous ces gens, se trouvaient les hommes armés de la Guardia. L’homme qui marchait juste devant moi tenait un fusil à pompe tout en laissant apparaître dans son dos, entre la ceinture de son pantalon, un revolver chromé avec une crosse nacrée. Il y avait d’autres hommes armés qui encadraient la procession.

Après avoir franchi le petit pont qui surplombe la rivière, la foule est venue se placer sur la rive droite de ce qui le 24 juin était encore une mare de boue 209 .

Malgré le manque d’eau, l’endroit était très joli avec un arbre majestueux situé là où la mare était la plus large. Le groupe qui devait célébrer le rituel a déposé le Saint sous l’arbre à quelques centimètres de la mare. Je me trouvais à une trentaine de mètres de la scène, je n’osais pas trop m’approcher car en plein jour j’étais tout de suite identifiable et cela me mettait mal à l’aise. De mon poste, j’ai pu tout de même observé comment un homme se penchait pour prendre de l’eau et bénir plusieurs fois le Saint tandis qu’au même instant les Kopariam entonnaient un chant aux sonorités envoûtantes 210 . Pendant tout le déroulement du rituel de la bénédiction, la solennité de la scène fut respecté, même par ceux dont l’état d’ivresse était flagrant. La plupart des personnes qui constituaient le groupe qui célébrait le rituel s’est penché au-dessus de la mare pour prendre de l’eau avec la main pour se bénir et faire le signe de croix. Ensuite, les choses se sont dégradées assez rapidement. Les hommes qui étaient ivres, dans une attitude caricaturale, se penchaient au-dessus de la mare pour faire de même. Ils ont profité de la situation pour se faire tomber dans l’eau. Ce petit jeu a duré un bon moment provoquant les sourires amusés de l’assistance. Trois à quatre d’entre eux sont effectivement tombés dans la mare. Ces hommes, recouverts de boue, sont sortis tant bien que mal de la mare et m’ont alors invité à m’approcher pour me bénir. Du coup je devenais ce que j’avais voulu éviter, la cible de tous les regards.

Prétextant je ne sais plus quelle excuse, j’ai poliment décliné leur invitation. Ils m’ont donné l’assurance que rien n’allait m’arriver, que les Yaqui savaient respecter les étrangers et qu’ils faisaient toujours honneur à leur hôte. Tout le monde m’a regardé et sur le visage de Crescencio j’ai vu se dessiner un léger sourire. Je savais parfaitement que si je m’approchais, ils allaient en profiter pour me jeter à l’eau et je n’avais pas vraiment envie de finir au fond de la mare recouvert de boue pour devenir la risée de la foule.

Mon attention, concentrée sur le groupe d’hommes qui me prenait à partie, m’a empêché de voir venir, dans mon dos, un jeune yaqui qui s’est jeté sur moi. Son geste vif et rapide m’a surpris, mais je ne sais par quel miracle j’ai réussi tout de même à libérer un de mes bras pour m’opposer à son agression. Il s’est alors engagé entre nous un jeu de mains, de mon côté pour lui faire lâcher prise et du sien pour me traîner vers la mare. Les hommes ivres l’encourageaient de la voix ; ils m’invitaient à me laisser faire. J’ai finalement réussi à me libérer pour de bon et mettre ainsi un terme à ce petit affron­tement. Le groupe d’hommes ivres a continué à m’interpeller jusqu’au moment où tout le monde s’est mis enfin en mouvement pour rejoindre le village. Les porteurs, avec Saint Jean sur les épaules, ont pris la tête du cortège avec à leur suite les différentes con­fréries.

Laissant passer le plus gros du cortège, j’ai pris place dans une des files pour rejoindre le village. Je retrouvais le Mtro. Manuel Carlos Silva qui par un sourire complice m’a fait entendre que je l’avais échappé belle. A l’entrée du village, Carlos Silva et moi-même nous nous écartions du cortège juste au moment où un jeune yaqui, pieds et torse nus, avec un « machete » 211 entre les mains, est passé en courant devant nous ; des hommes, à quelques mètres, le poursuivaient.

Celui qui était le plus près du jeune yaqui en fuite s’est arrêté devant nous, a mis en joue sa carabine et, dans un moment d’hésitation, n’a pas tiré. Heureusement. Sur l’instant, je suis resté estomaqué et je ne sais pas si c’est notre présence (de Manuel Carlos Silva et de moi-même) qui a empêché ce jeune homme de tirer. Même s’il ne s’est rien passé, la scène a été d’une violence extrême.

A notre retour de Vicam Estación où nous avons pris notre petit déjeuner, le jeune yaqui torse nu était attaché par les mains, bras en l’air, à un poteau de la Ramada de la Guardia. Carlos Silva m’a dit qu’il allait rester là jusqu’à ce que les Autorités décident de le libérer et que cela pouvait prendre toute la journée.

La Saint Jean devait se clôturer avec le jeu du Pajkoola dont j’ai déjà parlé. Il était à peu près 9h00 du matin et le jeu devait commencer vers quatre heures de l’après-midi. Attendre sur place n’offrait aucun intérêt et nous avons chercher un coin pour prendre quelques heures de repos. A notre retour, en début d’après-midi, le village était plongé dans une quiétude apaisante. Le Mtro. Manuel Carlos Silva a alors interrogé l’une des rares personnes qui s’est approchée de nous ; il lui a demandé quand devait débuter le jeu du Pajkoola et l’interlocuteur nous a dit : « Si, ahorita, en la tarde ».

« Oui, à l’instant, dans l’après-midi ».

Vers 17h00 heures, rien dans le village de Vicam Pueblo ne laissait présager qu’un événement important allait se dérouler et le peu d’agitation que nous pouvions observé dans le village, n’était pas de bonne augure.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva m’a dit qu’il ne pouvait plus attendre. Le retour à Hermosillo m’a ramené à la réalité du bruit et des lumières artificielles.

Notes
204.

Malehtom ou Maejtom, les prêtres.

205.

Kiyojteim, les prêtresses.

206.

Les Pakhome qui se divisent entre les Bleus (les Kabayum) et les Rouges (les Judas) sont chargés, entre autres, de l’organisation des fêtes en l’honneur des Saints patrons.

207.

Les Moros sont une confrérie qui a la responsabilité, lors des fêtes religieuses, d’encadrer les danseurs Matachinim pour leur apporter par exemple du café et à manger.

Le Moro ya’ut s’occupe des Pajkoola et du Venado ; c’est à lui que Spicer attribue le rôle de « Guide ».

208.

Cf. 2ème partie et 3ème partie.

209.

La saison des pluies n’avait pas encore débuté.

210.

Les chants liturgiques des Kopariam sont un mélange de yaqui, d’espagnol et de latin, ou plutôt du latin qui depuis des siècles est transmis oralement par la Kiyojtei yo’owe ou le Maejto yo’owe aux nouvelles Kopariam. Les chants sont ceux que les jésuites leur ont enseignés depuis le XVIIe siècle.

211.

Une machette.