Torim

La fête de la « Velación de la Santa Cruz » 212 , la « Veillée de la Sainte Croix », se déroule à Torim et la cérémonie organisée à cette occasion, annonce, d’après María Eugenia Olavarría, le début de l’année liturgique. Les festivités commencent le dimanche 2 mai au soir avec les danses des Pajkoola et du Venado mais aussi avec les différents rituels dirigés par les Maejtom.

Le dimanche 2 mai, en fin d’après-midi, j’ai retrouvé le Mtro. Manuel Carlos Silva, à l’endroit convenu, pour partir en direction du Valle del Yaqui. Je ne savais pas encore que cette nuit dans le village de Torim allait, encore une fois, me confronter à des situations qui par moments m’ont fait peur.

Le trajet jusqu’à Torim s’est déroulé sans incident. D’ailleurs c’est au cours de ce voyage que le Mtro. Manuel Carlos Silva m’a dit qu’il essayait, chaque fois qu’il devait se rendre dans un village yaqui, de se faire accompagner par une ou plusieurs personnes.

Quand nous sommes arrivés à Torim il faisait nuit et les festivités avaient déjà commencé. Sur la place du village, la disposition des stands suivait un plan identique à celui que j’avais observé à Vicam Pueblo. De nombreux vendeurs proposaient une variété incroyable d’objets distincts, de jouets bariolés tandis que d’autres vendaient différentes sortes d’aliments. J’en ai profité pour m’acheter du maïs bouilli et goûter ainsi l’une des spécialités locales. La place était éclairée avant tout par la lumière que diffusaient les stands et les rares poteaux qui possédaient encore leurs ampoules de 220 volts.

Après ce survol rapide de la situation, j’ai essayé de situer la Ramada qui devait abriter les différentes personnes (Pajkoola, Venado, musiciens, les confréries religieuses, etc.) responsables du déroulement de la fête.

Sur la place de Torim je n’ai vu aucune Ramada et il m’a fallu un certain temps pour me rendre compte que les festivités étaient en train de se dérouler sur la petite colline en face de moi. Le va-et-vient continu des gens qui montaient et qui descendaient m’a apporté la réponse. J’ai gravi la colline en compagnie de Carlos Silva et la seule lumière qui rendait l’obscurité moins opaque étaient les trois ampoules disposées sous le branchage de la Ramada, éclairant le coin réservé aux Pajkoola, au Venado et à leurs musiciens et celui où se dressait l’autel garni et décoré. Je dois avouer qu’à aucun moment je ne me suis approché, de cette partie de la Ramada, pour admirer l’autel décoré et assister aux actes sacrés accomplis par les Maejtom.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi ma curiosité ne m’a pas incité à me rendre au plus près pour avoir une vue plus précise de cette partie de la Ramada. Je me rends compte qu’il m’est impossible de restituer tous les actes cérémoniels que les membres des confréries, préposées à l’organisation de la fête, ont effectué au cours de la veillée.

Je suis resté du côté « impur sacré », comme le nomme Marivel Mendoza, espace réservé aux danses des Pajkoola et du Venado. Peut-être que ce manque d’observation ou d’initiative est dû au fait que la « Velación de la Santa Cruz » est une fête qui autorise la consommation d’alcool.

Ce détail est, sans doute, l’élément qui m’a amené inconsciemment à tenir la position que j’ai adoptée tout au long de la nuit, c’est-à-dire me faire remarquer le moins possible par les Yaqui ; la solution qui me paraissait la plus appropriée était de limiter mes déplacements au strict minimum. Je croyais que de cette façon je me mettais à l’abri de l’agressivité des personnes qui avaient bu de l’alcool. Je me suis trompé.

Jusqu’à minuit, à peu près, les événements se sont déroulés sans trop de pression autour de moi. Aujourd’hui je me rends compte que, dans ma prise de notes, je n’ai pas du tout restitué les différents comportement que les Yaqui ont adoptés en ma présence.

A Torim, la fête de la « Velación de la Santa Cruz » ne se pliait à aucune restriction quant à la consommation d’alcool et mes échanges avec les Yaqui se sont distribués entre les individus ivres et les individus sobres. Ces échanges m’ont à nouveau situé dans le cadre des modalités d’interaction de la « mise à l’écart », de « l’interpellation » et de « l’agressivité » de mes interlocuteurs. A ce propos, je voudrais préciser que les Yaqui, en s’enivrant ne font qu’imiter, d’une certaine manière, leurs ancêtres qui fêtaient une victoire guerrière sur leurs ennemis par des chants, des danses « barbares » 213 et bien sûr une saoulerie.

Andrés Pérez de Ribas fait allusion à ces scènes mais de façon trop succincte pour réussir à rendre la valeur symbolique de cet acte d’enivrement. L’ingestion d’une substance alcoolisée participait, me semble-t-il, du même rapport sacré que les autres célébrations où les guerriers établissaient un pont avec une autre réalité, comme celle que devaient produire les plantes hallucinogènes. Boire pour les Yaqui 214 , à l’occasion d’une fête religieuse, n’est pas un acte gratuit car il s’inscrit dans une démarche qui implique un regard différent sur l’événement qu’ils sont en train de vivre.

Francisco P. Troncoso 215 , dans son ouvrage sur les guerres contre les Yaqui et les Mayo, a écrit que l’enivrement pour les Yaqui n’était pas un vice d’individus isolés mais plutôt une fonction publique dont l’expression consistait à célébrer des assemblées qui fêtaient une guerre ou une victoire.

En ce qui me concerne, à Torim, j’ai été confronté à des situations où les individus sobres m’ont totalement ignoré sauf à de rares occasions quand mon interlocuteur se trouvait à l’écart du groupe et pouvait me parler sans trop attirer l’attention des autres yaqui.

Lorsque je me suis trouvé à côté d’un groupe de yaqui (pour me réchauffer auprès des braises dispersées à plusieurs endroits autour de la Ramada) qui n’avait pas pris d’alcool, immédiatement le silence s’installait ou ils se parlaient à voix basse en langue yaqui. Sans un mot et par leur seule attitude physique ils me signifiaient leur rejet. Même si j’avais essayé de leur parler, leur comportement coupait court à toute intrusion. Ces individus, presque tous habillés de la même façon, en pleine nuit, formaient en fait une entité difficile à aborder. Les individus qui consommaient de l’alcool — du « mez­cal » ou du « bacanora » de très mauvaises qualités, qu’ils versaient dans des petites bouteilles en plastiques — constituaient eux aussi des groupes dont le comportement à mon égard semblait dépendre de leur volonté de m’adresser ou non la parole.

Ainsi, dans des recherches futures, il faudrait prêter plus d’attention à ces phénomènes de groupes car ils constituent des unités de sens qui peuvent nous donner des indications sur les liens existant entre les membres d’une même communauté qui vivent dans des villages différents.

Notes
212.

Enquête de terrain effectuée lors de mon séjour entre mars et août 1999.

213.

Andrés Pérez de Ribas, Triunfo de nuestra Santa fe entre las gentes más bárbaras y fieras del nuevo orbe, Ed Layac, tomo 1, México, 1944, p. 130.

214.

Je ne veux pas nier le problème d’alcoolisme dont souffre la communauté yaqui ainsi que la plupart des autres communautés amérindiennes.

215.

Francisco del Paso y Troncoso, Las guerras con las tribus yaqui y mayo del Estado de Sonora, Tipografía del Departamento de Estado Mayor, México, 1905, p. 46.