Don Albino Matuz Osuna

La première des modalités d’interaction que j’ai dû affronter a été celle de « l’in­terpellation » et elle s’est manifestée sous le nom d’Albino Matuz Osuna. Cet homme, à mon avis, devait avoir une soixante d’années. Il était ivre.

Je me souviens parfaitement de son nom car au moment où il s’est planté devant moi, le regard fixe, il m’a dit d’une voix forte : « Me llamo Albino Matuz Osuna ».

« Je m’appelle Albino Matuz Osuna ».

Le ton élevé de sa voix tranchait avec les sons ténus de la nuit et le silence hermétique des autres individus. A cet instant, je me suis souvenu de ce passage du livre de Andrés Pérez de Ribas : « …Son estos Indios generalmente de más alta estatura que los de otras naciones y más bien agestados en hablar alto y con brío, singulares y grandemente arrogantes. Sucedíame cuando entré a sus tierras, venir a verme y saludarme a su usanza y hablar en tono alto, que extrañándolo y pareciéndome seña de arrogancia desusada… y para reprimirlo o moderarlo decirles que no era menester hablasen en aquel tono a quien les venía a enseñar la palabra de dios… y así la respuesta era : no ves que soy Hiaqui ; y decíanlo porque esa palabra y nombre significa el que habla a gritos ; que todo da a entender el aliento desusado de esta gente… » 216 .

Andrés Pérez de Ribas, exprimait son étonnement devant le ton fort et arrogant que les différents Yaqui qui venaient le saluer, employaient. Puis, il leur disait qu’il n’était pas convenable de s’adresser de la sorte à celui qui venait leur enseigner la parole de dieu. Pour toute réponse les Yaqui disaient : « No ves que soy Hiaqui ».

« Tu ne vois pas que je suis un Hiaqui ».

Le terme de Hiaqui, qui semble provenir de Jiak Batwe et qui est le nom du Río Yaqui, a été traduit par Andrés Pérez de Ribas par « Celui qui parle en criant ». Comme le fait remarquer ce dernier, dans sa citation, les Yaqui quand ils se trouvaient dans ce genre de situation (en présence d’un étranger, par exemple) prenaient la parole sur un ton haut et fort.

Le Mtro. Manuel Carlos Silva Encinas, Alejandro Figueroa, Palemón Zavala Castro, pour ce qui concerne la zone Sonorense, s’accordent tous pour retranscrire en Jiak le phénomène de sonorité ou de bruit. Dans les ouvrages de Sahagún, Krickeberg, Román Piña Chan, Miguel Ángel Asturias, nous retrouvons le terme de Yaqui avec des variations intéressantes sur le sens de ce mot.

Román Piña Chan, citant le Popol Vuh, signale l’emploi du mot Yaqui pour désigner les anciens Nahua. Miguel Ángel Asturias, dans sa version du Popol Vuh, donne plusieurs sens à Yaqui ; le plus usité était celui « d’Étranger » ou bien encore « Debout, Réveillé,… » ou mieux encore « Sauterelle », nom couramment attribué aux Mexica.

L’étude étymologique complète du mot Yaqui, nous ferait largement déborder du cadre de ce travail, mais pourrait nous permettre d’établir un nouveau lien de parenté entre les Yaqui, les Nahua et les Mexica, surtout autour de la « Sauterelle » qui dans la mythologie Yaqui, sous le nom de Chapulín Guóchimea, joue un rôle fondamental.

Donc, Albino Matuz Osuna, face à moi, a fait « acte de parole ». Après m’avoir dit son nom, Albino Matuz s’est excusé de ne parler qu’un espagnol très médiocre à cause de son ignorance. En réalité, Albino Matuz, comme la plupart des Yaqui de son âge, ont gardé une forme d’expression sans doute encore très influencée par l’enseignement des jésuites. Son espagnol, de style classique, employait ces tournures de phrases qui sont un véritable enchantement pour les oreilles ; sa langue n’était pas polluée par toutes les interjections habituelles du Sonorense moyen comme : « no chingues, pinche, guey, a la madre, óyeme cabrón, no mames, a la verga, etc. ».

Puis, il m’a dit que j’avais le privilège d’assister à ce qui pour les Yaqui faisait partie de ce qu’ils appelaient la Kohtumbre ; j’étais en train, me disait-il, de partager ce que peu de personnes avaient la chance de voir. Il a alors insisté sur la façon de danser des Pajkoola et du Venado, sur la chance que j’avais de participer aux rituels qui créent le lien indéfectible unissant les Yaqui avec leurs ancêtres. La tradition yaqui est ce qui aujourd’hui encore, affirmait-il, permet aux Yaqui d’être des hommes libres et fiers de leurs origines.

Albino Matuz, ne s’est pas préoccupé de connaître mon opinion sur ce qu’il était en train de me dire ; il se trouvait dans un lieu et une position qui le rendaient libre de me prendre à témoin sans me donner le droit à la parole. De toute façon qu’avais-je à dire ?

D’ailleurs, les Yaqui qui étaient autour de moi, par leur seul présence physique, ne me laissaient pas vraiment le choix de réagir aux propos parfois hostiles d’Albino Matuz.

La situation qui s’est présentée, beaucoup plus tard dans la soirée, avec le Maejto Fausto a pris une tournure qui a surtout révélé l’agressivité de mon interlocuteur. Son attitude, très tard dans la nuit, m’a vraiment fait peur.

Jusqu’à minuit environ, les personnes qui se déplaçaient entre la Ramada et la place du Village, gravissant la petite colline d’Avascaure, formaient encore une foule assez importante, composée avant tout de familles qui se présentaient devant l’autel de la « Ve­lación de la Santa Cruz » pour s’agenouiller et lui rendre hommage. Mais, après que les rituels d’usage pour la Santa Cruz aient été accomplis, il ne restait plus que les individus (une vingtaine de personnes), la plupart ivres, qui jusqu’à quatre heures du matin sont restés autour de la Ramada pour regarder les Pajkoola et le Venado danser.

J’étais le seul étranger, même la population métisse qui venait assister aux fêtes n’est pas restée après la fin des actes liturgiques. Le Mtro. Manuel Carlos Silva s’était également éclipsé et jusqu’au lendemain matin je ne l’ai pas revu. Me retrouver seul avec des hom­mes qui pour la plupart étaient ivres, ne correspondait pas vraiment aux situations que j’avais envisagées pour réaliser mon travail de recherche. Mais cela a confirmé, d’une certaine façon, la situation d’échec dans laquelle je me suis trouvé ; situation qui m’a amené à m’interroger sur la réussite et la suite à donner à ce projet.

Notes
216.

Andrés Pérez de Ribas, tomo 2, op. cit., p. 65.