Le Maejto Fausto

Vers une heure du matin, j’ai enfin pu m’asseoir contre l’un des poteaux de la Ramada, sur une grosse pierre qui se trouvait là. La foule s’étant dispersée les abords de la Ramada devenaient plus accessibles. J’étais tout près des danseurs Pajkoola et du Venado, ainsi que des musiciens. Je m’apprêtais à attendre le lever du jour tout en écou­tant les Maásobuikame « chanteurs du Cerf » 217 interpréter les chants qui accompagnaient la danse du Maáso, du « Cerf ».

A chacun de mes séjours chez les Yaqui, lors de fêtes religieuses, j’ai toujours ressenti une attirance spéciale pour la danse du Maáso. Dans la suite de ce travail je tenterai de dire les raisons de cet intérêt.

Les choses se présentaient au mieux, la vingtaine d’individus qui étaient restés semblait s’accommoder de ma présence ou n’y prêtait plus attention. J’avais trouvé une place qui me convenait. Mais, c’est alors que j’ai vu fondre sur moi un jeune yaqui au pas déterminé qui m’a agressé verbalement. Dans une sorte de réflexe, je me suis tout de suite levé ; debout, ai-je pensé, je devais avoir une meilleure maîtrise de la situation.

Le Maejto Fausto, pour le nommer, m’a tout de suite reproché ma présence. Il a ajouté que l’intérêt que je semblais manifester pour leurs traditions et fêtes religieuses était seulement le bénéfice que je pouvais en tirer. Je ne différais aucunement des autres yorim qui étaient à la recherche de leur réussite professionnelle aux dépens de la communauté yaqui. En outre, j’agissais sans m’engager un seul instant auprès des Yaqui pour les aider à lutter contre la misère de leur vie quotidienne.

Je ne savais pas quoi répondre. C’était la première fois que j’étais aussi directement mis en cause. Bafouillant quelques mots pour lui exprimer mon accord j’ai repris ma place tout en espérant qu’il me laisserait tranquille. Le Maejto Fausto n’avait pas l’intention de lâcher prise.

Les Pajkoola étaient en train d’accomplir leur cycle de danse, ce qui pendant un instant a attiré l’intention du Maejto et m’a laissé un moment de répit. Mais, se tournant vers moi il m’a posé une question assez étrange ; il voulait savoir non pas ce que je pensais de ce qui était en train de se dérouler devant mes yeux mais ce que je ressentais. Le Maejto a insisté sur la différence entre « penser » et « ressentir » ; il me pressait de lui dire mon sentiment. Il ne voulait pas connaître ce que je pouvais penser de la danse des Pajkoola mais entendre mon sentiment. Mon interprétation de la danse n’avait pour lui aucune importance, ce que je pouvais penser non plus ; il voulait surtout que je lui don­ne mon « ressentir », que je sorte du cadre ethnographique pour exprimer, là, devant le rituel sacré des Pajkoola (mémoire du peuple yaqui) la parole d’un homme qui partage son sentiment avec d’autres hommes. Pour le Maejto, mon statut d’enquêteur, dans ces circonstances, ne pouvait le satisfaire car, par ma présence, je ne pouvais me déterminer comme un élément neutre et extérieur.

J’avais pénétré sur leur territoire et je ne pouvais pas me considérer comme un simple spectateur. Dans notre altercation, le Maejto a utilisé une façon de m’adresser la parole et de s’exprimer très particulière et que je n’arrive toujours pas à restituer. Ce n’est pas la seule occasion où, dans certains contextes bien précis, j’ai été témoin ou partie prenante d’échanges qui impliquaient un niveau de discours différent de celui que je pouvais utiliser.

Fausto, le Maejto, accordait une très grande importance à la parole qu’il exprimait, aux mots qu’il employait : la qualité qu’il leur attribuait les faisaient apparaître comme des unités autonomes. Je pourrais peut-être définir ce niveau de discours comme un « art de la parole » qui, pour chacun des mots, forme alors une unité autonome de sens, par exemple « penser » et « ressentir », dans laquelle entre en jeu quelque chose de plus fondamental que le mot lui-même. Et, je précise bien que, dans mon impossibilité de restituer la parole de l’autre, c’est l’unité autonome du mot « penser » ou « ressentir », avec tout ce que cela implique pour mon interlocuteur, que je n’arrive pas à rendre 218 . Ilario Rossi reprenant le propos d’un mara’akame huichol écrit : « Chez nous la parole est niuqui (mot/parole) ; mais elle est aussi iyáari (cœur). Elle permet de faire, de créer… » 219 .

Ilario Rossi ajoute : « L’uto-nahuatl parlé par les autochtones est appelé dans la langue vernaculaire soit niuqui wixarica, la parole du wixarica, la parole de l’homme, soit tewi niuquiiyáari , qui signifie, selon les études et les témoignages récoltés, les paroles des gens (Rajsbaum, 1994 : 62), les paroles de la coutume, notre parole, notre langue. Littéralement, cette deuxième expression rassemble les notions de paroles ( niuqui ), ancêtres ( tewi ) et cœur ( iyáari ). La langue constitue ainsi l’ensemble des paroles qui permettent la relation entre la mémoire ancestrale et le concept endogène de cœur. C’est là un élément clé pour comprendre la définition de la parole en vigueur chez les Wixaritari et l’optique dans laquelle elle est utilisée. En effet ils nourrissent une conception particulière de l’utilisation de la parole et du langage que celle-ci peut former » 220 .

Les paroles du Maejto Fausto semblent participer de la même conception particulière qui place la parole, la yohe noka, la tradition orale des Yaqui, dans le « concept endogène de cœur », dans ce qui leur permet d’exprimer le vrai sentiment pour créer le monde.

Le Maejto Fausto a ensuite insisté pour que je le suive ; je ne comprenais pas très bien où il voulait en venir, et d’ailleurs, le suivre où ? Nous étions sur une colline et autour de nous, mis à part le village, s’étendait un paysage qui dans la nuit sombre n’avait rien d’accueillant. J’ai refusé catégoriquement de bouger, prétextant que je voulais rester à ma place pour suivre la fin du rituel. Alors, il m’a forcé à changer de place, il voulait que j’aille de l’autre côté de la Enramada pour m’asseoir auprès des musiciens du Maáso. Le compromis m’a paru acceptable ; assis à ma nouvelle place, Fausto, à propos de la musique et du chant des Maásobuikame, m’a adressé une nouvelle question. Il a alors introduit la distinction entre « ver » et « mirar », c’est-à-dire voir et regarder, toujours dans une unité de sens où le mot « ver » serait de l’ordre du sentiment, de l’expérience, et le mot « mirar » serait de l’ordre de la pensée, de la réflexion.

Je ne comprenais pas très bien le sens de sa question car le Maejto Fausto s’attachait exclusivement au sentiment du « ver » que je devais lui exprimer.

Autrement dit, Fausto voulait entendre, de ma propre voix, le sentiment que m’inspirait les Yaqui. Il désirait connaître mes intentions et ce que j’allais en faire. En réalité, c’est la seule interprétation que je suis capable d’en donner.

Pendant toute la durée du cycle consacré aux danses des Pajkoola et du Maáso, Fausto n’a pas cessé de me parler, de me questionner en introduisant d’autres unités autonomes de sens où à chaque fois s’établissait une césure entre la manière dont il parlait et la façon dont je percevais ce qu’il était en train de me dire. Pour donner un dernier exemple, Fausto a également établi une différence entre « ver » et « parecer », c’est-à-dire pour traduire la forme verbale « avoir l’air, paraître, sembler », pour laquelle je dois avouer qu’il m’est impossible de définir la nuance qu’a voulu exprimer le Maejto.

Quand le dernier cycle des chants et des danses, a fini de résonner, la plupart des gens présents 221 (une trentaine de personnes à ce moment-là) se sont définitivement dispersés.

La plupart d’entre eux sont descendus de la colline pour rejoindre, sans doute, la Enramada (qui faisait office de cuisine) où au petit matin serait servi le petit déjeuner à tous les participants de la fête. Ceux qui sont restés se sont regroupés autour d’un feu.

Le Maejto en a profité pour me demander à nouveau de le suivre sans me préciser où il voulait se rendre. Je devais trouver une motif valable pour refuser de le suivre. La seule chose qui m’est venue à l’esprit a été de lui dire que je voulais assister au lever du soleil du haut de la colline pour contempler la Vallée qui devait s’étendre sous nos pieds. J’ai d’ailleurs bien fait, car le spectacle de la Vallée, sous les premiers rayons de soleil était très beau. Je m’attendais, dans cette région semi-désertique, à trouver un paysage aride d’arbustes et de cactus, mais au contraire j’ai pu apprécier la verdoyante image d’arbres et de pâturages.

Je ne détaillerai pas, pendant la longue heure d’attente avant que le premier rayon de soleil perce enfin la nuit, les griefs que le Maejto Fausto m’a de nouveau lancés, les reproches qu’il m’a adressés sur mon indifférence à l’égard des problèmes de santé, de contamination des eaux, de pollution, de l’inexistence d’appui économique pour aider la communauté yaqui ; et aussi d’autres attaques plus personnelles qu’il n’est pas nécessaire de mentionner.

L’agressivité qui avait animé le Maejto Fausto pendant toute la nuit semblait s’estomper et ayant apprécié la vue du haut de la colline d’Avascaure, Fausto m’a proposé de déjeuner avec lui. L’invitation était séduisante car le dernier souvenir que je gardais de la cuisine yaqui était excellent. Mais à notre arrivée à la Enramada, en contrebas de la colline, las Madrinas 222 lui ont dit que ce n’était pas encore prêt.

Fausto avait faim, moi aussi d’ailleurs. Je lui ai proposé de rejoindre la voiture de Carlos Silva où nous avions des oranges, du pain de mie et du lard. Rien de très alléchant, mais quand on a faim, ce n’est pas le moment de faire la fine bouche. Après ce maigre repas, le Mtro. Manuel Carlos Silva avait considéré qu’il était temps de partir ; Fausto nous a demandé si nous pouvions le déposer un peu plus loin. En descendant de la voiture, à l’endroit où Fausto nous avait demandé de le laisser et s’adressant directement à moi, il m’a fait la réflexion suivante : « J’espère que tu as tout bien enregistré sur le magnétophone que tu caches dans ton sac à dos ».

Je n’en croyais pas mes oreilles, il était persuadé que j’avais volontairement caché dans mon petit sac à dos 223 un enregistreur et qu’à son insu j’en avais profité pour enregistrer la musique, les chants et ses propos.

J’ai ouvert mon sac pour lui montrer qu’il faisait erreur. Jetant un coup d’œil rapide dans mon sac et s’assurant que je disais vrai, il a redressé la tête et me regardant droit dans les yeux, tout en me serrant la main, il m’a alors dit : « J’ai beaucoup apprécié ton attitude et j’ai été très heureux de te connaître ».

Je venais, d’une certaine façon, de casser l’image véhiculée et trop souvent conforme à la réalité du chercheur stéréotypé dont l’unique objectif est de recueillir un maximum d’informations par n’importe quels moyens. La méfiance des Yaqui peut paraître exagérée, mais c’est ce qui encore aujourd’hui leur permet de maintenir la cohésion de la tribu face à la soi-disant bonne volonté des intervenants étrangers. Les Yaqui tentent de protéger et de préserver leurs traditions par le respect des lois ancestrales qui a donné à leur peuple la liberté.

Aujourd’hui, ma rencontre avec le Maejto Fausto reste un moment très fort de mon séjour au sein de la communauté yaqui. Son attitude ainsi que celles de tous ceux qui ont respecté ma différence, même par un comportement à la limite de la rupture, sont à l’origine de ce que j’essaye de retranscrire dans ce travail.

Notes
217.

Cf. 2ème partie.

218.

Lors de mon séjour à Huírivis j’ai été témoin d’un échange de la parole entre le Mtro. Manuel Carlos Silva et un homme yaqui où s’est mise en place une forme narrative (surtout de la part de l’homme yaqui) que j’ai perçue comme un non-faire de l’acte de parole.

La tradition orale pour la communauté yaqui répond encore aujourd’hui à une réalité qui s’exprime au tra­vers d’actes religieux quotidiens et, par exemple, pour certains membres de la communauté apprendre à lire et à écrire est un pas de plus vers la perte de leur identité ancestrale.

219.

Ilario Rossi, Corps et chamanisme, Ed. Armand Colin/Masson, Paris, 1997, p. 63.

220.

Ibidem.

221.

Il est très difficile de donner un chiffre précis des individus présents, car le flux des personnes varie tout le temps à cause du mouvement perpétuel qui caractérise les Yaqui. D’ailleurs, les Fiesteros, ceux qui ont la charge d’organiser la veillée, pendant le temps rituel qui leur est imparti, vont et viennent entre la Ramada et les autres lieux sacrés de la veillée.

222.

Las Madrinas ont la charge de faire la cuisine pour tous les participants de la fête, les spectateurs ne sont pas inclus dans ce groupe. On comprendra donc qu’une telle invitation ne peut se refuser.

223.

Je me suis toujours déplacé en territoire yaqui avec mon petit sac à dos.