Les mots du Maejto

Le samedi 20 mai 224 , tôt le matin, je me suis présenté devant la maison du Maejto don Lucas sise à côté de l’église. Il n’était pas là et c’est sa femme qui m’a accueilli. Elle n’était pas du tout surprise de me voir. Je lui ai expliqué rapidement les raisons de ma visite. Elle m’a proposé de m’asseoir tandis qu’en langue yaqui elle appelait un petit enfant qui aussitôt, je suppose, est sorti de la maison pour aller chercher don Lucas. J’ai dû attendre une bonne dizaine de minutes avant que l’enfant ne revienne pour nous dire que le Maejto allait venir. Pendant tout ce temps là je n’ai pas échangé le moindre mot avec la femme de don Lucas ; d’ailleurs, à chacun de mes séjours chez les Yaqui je n’ai jamais eu d’échange de paroles avec les femmes yaqui. Ce sont toujours les hommes qui ont établi les limites de ma présence sur leur territoire. La femme de don Lucas se tenait debout devant moi. Le silence instauré entre nous n’était pas du tout gênant et elle a tressé ses cheveux pendant que j’attendais.

Quand don Lucas est arrivé je me suis levé pour le saluer, sa poignée de main était fer­me et franche. Tout de suite il m’a demandé de me rasseoir et après avoir échangé quelques mots (en yaqui) avec sa femme il a pris place à côté de moi. J’avais préparé une liste de questions sans trop savoir si j’arriverais à obtenir des réponses. Je me suis présenté nommément et lui ai fait part, sans trop de détails, des raisons de mon intérêt pour la communauté yaqui. Il s’est également présenté sous le nom de Juan Diego Rivera, Maejto. Surpris, je lui ai demandé pourquoi il se faisait appeler don Lucas. Lucas était le prénom de son parrain, où plutôt du parrain de son parrain 225 .

Chez les Yaqui, dans la structure du noyau familial, il existe un système de parrainage 226 dont la complexité nous ferait largement déborder du cadre de notre enquête. Mais, dans le cas présent ce qui a attiré ma curiosité c’est ce que je pourrais appeler l’interchan­geabilité des formes identifiées qui opère la confusion patronymique des individus 227 . Par exemple, pour élargir le cadre d’analyse, Jane Holden Kelley dans Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, se référant à l’une de ses informatrices, mentionne cette interchangeabilité de l’identité connue d’une personne. Ainsi, en parlant de Dominga Ramírez 228 , Jane Holden Kelley dit qu’elle aurait pu utiliser beaucoup de noms comme : « Preciado, Leyva, Palos ou Valenzuela, Romero » ; Romero qui est son nom légal de femme mariée. Mais, c’était sous le patronyme de Ramírez que la plupart des personnes la connaissait. Jane Holden Kelley ajoute, entre autre, qu’elle n’a jamais réussi à savoir pourquoi elle se nommait Ramírez.

Cette interchangeabilité des formes identifiées nous l’avons aussi chez les guerriers yaqui où par exemple, pendant la Guerre del Yaqui 229 , José María Leyva, le nouveau chef yaqui, devenait Cajeme. Le même phénomène se reproduit avec Juan Maldonado qui est devenu Tetabiate 230 . Plus que d’une interchangeabilité nous devrions plutôt parler d’une re-appropriation de leur identité ethnique. Le nom chrétien était rejeté pour marquer la cassure qui s’opérait entre le monde yo’eme et la société yori.

Le processus d’interchangeabilité des formes identifiées introduit une modalité de plus avec les « mansos » 231 et les « broncos » 232 qui reflète avec justesse le particularisme yaqui. Ainsi, pendant la Guerre del Yaqui, les Yaqui avaient adopté une forme de résistance qui s’opérait par l’interchangeabilité des positions où celui qui était « manso » devenait « bronco » et inversement.

Enfin, pendant la période la plus sombre de la communauté yaqui, celle du programme de déportation, le processus de l’interchangeabilité des formes identifiées est entré dans une phase qui est allée au-delà du processus énoncé, c’est-à-dire que les Yaqui ont adopté un mode d’existence qui passait par la suppression des formes caractéristiques de leur identité. Il ne s’agissait plus de l’interchangeabilité des positions, mais de supprimer, d’occulter, d’effacer les signes de leur identité ethnique 233 . Les Yaquis, pour échapper à ce programme de déportation, en sont même venus à changer et à rechanger leurs noms de famille, à abandonner leurs noms yaqui pour prendre des noms espagnols. Par exemple, « les Jusacamea sont devenus des Valenzuela » 234 .

Mais, les Yaqui sont allés encore plus loin pour sauver leur vie, c’est-à-dire jusqu’à ne plus accomplir les rites funéraires et religieux, à ne plus célébrer les anniversaires de mort, les danses et les chants des Pajkoola et du Venado, et ce qui est beaucoup plus terrible, à ne plus parler en langue yaqui 235 . Comme Spicer l’a écrit, la « société yaqui a fini par être atomisée » 236 .

Don Lucas participe donc de ce que les Yaqui, après avoir failli disparaître comme société, se sont réappropriés pour exister aujourd’hui comme peuple indépendant et libre. L’explication qu’il m’avait donnée, pour me faire comprendre pourquoi les individus de la communauté yaqui l’appelait don Lucas, s’inscrivait dans ce que plus tard j’allais lire sur le fonctionnement du système de parrainage dans la société yaqui. J’allais lui poser d’autres questions, quand je me suis rendu compte que don Lucas était déjà dans un « acte de parole » au cours duquel j’aurais quand même la possibilité de prendre la parole.

Don Lucas a d’abord tenu à me parler de Dolores, le « médiateur déplacé », qui venait apprendre le yaqui chez lui. Comme le Maejto Fausto, don Lucas a accordé une unité autonome de sens très particulière à certains mots qu’il a employés. Ainsi, Le Maejto don Lucas, a insisté sur les mots « empeño » et « voluntad », c’est-à-dire engagement et volonté, que l’attitude de Dolores lui inspirait. Il avait d’ailleurs répété cinq à six fois les deux mots, sans vraiment me donner accès au sens profond qu’il leur attribuait, sans me dire quel sens il donnait à chaque terme. Je sentais, par l’utilisation répétée des mots, que don Lucas essayait de me faire comprendre la valeur, la force, qu’il donnait aux mots. Mais, aujourd’hui encore, je ne sais pas comment faire pour restituer la réalité que don Lucas a exprimé lors de notre entretien. Je reprends à mon compte la citation de Brohm, dans le livre d’Ilario Rossi, Corps et chamanisme, qui écrit : « Il faut se demander dès lors comment rendre intelligibles des réalités vécues ou entrevues que d’autres n’ont pas éprouvées, comment communiquer de l’inconnu, du non connu, du neuf, de l’inédit, de l’impensé, de l’impensable. (Brohm, 1992 : 32) » 237 .

Ensuite, dans son « acte de parole », il m’a parlé du poids de sa fonction de Maejto, des obligations que sa charge faisait peser sur lui, comme s’occuper des offices religieux et de la propreté de l’église. Don Lucas m’a également parlé de la responsabilité qu’il devait assumer devant les autres Maejtom et Temahtim, de l’autorité de sa parole lors des réunions officielles. Cette parole qu’il m’a définie de la façon suivante : « Yo hablo para todos, mi palabra vale para todos. Lo que yo digo es palabra fuerte ».

« Je parle au nom de tous, ma parole vaut pour tous. Ce que je dis est une parole for­te ».

Là encore, les commentaires d’Ilario Rossi signalent l’importance de la parole dans les communautés amérindiennes et plus précisément chez les Huichol quand il dit : « Dans la vie quotidienne, la maîtrise de la langue est très importante. Ceux qui savent faire ressortir sa musicalité et jouent facilement avec les mots, jouissent d’une grande considération : dans les réunions publiques entre différentes communautés, ce sont eux les véritables porte-parole du groupe bien plus que ceux qui assument formellement une responsabilité » 238 .

Carlos Montemayor dans Arte y plegaria en las lenguas indígenas de México, nous livre une réflexion semblable sur la tradition orale des Amérindiens.

« La tradition orale dans les langues indigènes n’est pas, donc, un souvenir personnel, subjectif, aléatoire, d’événements du passé que différents anciens conservent encore dans diverses communautés, mais plutôt l’enseignement, la conservation et la recréation de liens formels, de catégories formelles précises, qui constituent un art de la parole, et qui par leur élaboration formulaire, protègent une grande partie de leur con­naissance » 239 .

Notes
224.

Enquête de terrain effectuée lors de mon séjour entre mars et août 2000.

225.

Le parrain de don Lucas s’appelait Teodoro.

226.

Le parrainage dans la communauté yaqui est une fonction qui délimite une structure complexe où nous trouvons des parrains pour les mariages, les baptêmes, les enterrements, les anniversaires de mort, etc.

Le parrainage chez les Yaqui, comme le fait remarquer Spicer, ne doit pas être considéré comme un apport spécifiquement jésuite, mais plutôt comme « l’adaptabilité » du système yaqui déjà existant et qui ressemblait beaucoup au système de patronage cérémoniel des Hopi, pour donner un autre exemple.

(Cf. Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 23).

227.

Cf. 2ème partie.

228.

Jane Holden Kelley, Mujeres yaquis. Cuatro biografías contemporáneas, op. cit., pp. 220-224.

229.

La Guerre del Yaqui dure de 1885 à 1909, avec différentes phases de paix et d’affrontements.

230.

Cf. 2ème partie.

231.

Mansos, les Yaqui soumis travaillant dans la Vallée del Yaqui.

232.

Broncos, les Yaqui rebelles et réfugiés dans la Sierra del Bakatebe.

233.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., pp. 198-203.

234.

Ibid., p. 201.

235.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 306.

236.

Ibid., p. 198.

237.

Ilario Rossi, Corps et chamanisme, op. cit., p. 43.

238.

Ilario Rossi, Corps et chamanisme, op. cit., p. 63.

D’ailleurs, Ilario Rossi insère dans son ouvrage cette citation de Le Clézio, tirée du Livre des fuites, qui dit : « Langage : code secret. Voilà de quoi donner à penser aux ethnographes, anthropologues, linguistes », Ilario Rossi, Corps et chamanisme, op. cit., p. 69.

239.

« La tradición oral en las lenguas indígenas no es, pues, el recuerdo personal, subjetivo, aleatorio, de acontecimientos del pasado que varios ancianos conservan aún en diversas communidades, sino la enseñanza, conservación y recreación de vehículos formales, de géneros formales precisos, que constituyen un arte de la lengua, y que en su elaboración formularia resguardan gran parte de su conocimiento », Carlos Montemayor, Arte y plegaria en las lenguas indígenas de México, Ed. FCE, México, 1999, p. 61.