Un art de la parole

La parole de don Lucas et de ceux sur qui repose l’autorité de la parole, se situe dans cet art ancestral de la tradition orale que le père jésuite Andrés Pérez de Ribas avait tout de suite remarqué chez les Yaqui. Pour définir ces « actes de parole », le père Pérez de Ribas, a utilisé le terme nahuatl de « tlatolli ou tlahtolli » qui pour les Nahua établissait l’autorité suprême du Tlatoani 240 . Le Tlatoani c’est le « maître de la parole », celui que « les chroniqueurs du XVI e siècle ont improprement traduit par empereur » 241 .

Duverger ajoute : « Le pouvoir est dans la parole. Le souverain est celui qui parle (les Nahua disent tlatoani), celui qui décide et ordonne mais aussi celui qui sait parler, qui sait convaincre et emporter l’adhésion par son talent oratoire » 242 .

Pour revenir un instant sur le diphrasisme et le langage double, Amos Segala en reprenant la pensée de Miguel León-Portilla écrit : « León-Portilla subraya la riqueza y la variedad de los difrasismos utilizados en los tlahtolli, con el apoyo de dos ejemplos notablemente elegidos, los Huetlahtolli pronunciados por un Tecuhtlahto respecto de la obediencia que el pueblo debe a su tlahtoani y la historia de Quetzalcóatl contada en el Códice Florentino » 243 .

Andrés Pérez de Ribas, à propos du pouvoir de la parole chez les Yaqui, a écrit la chose suivante : « Cette action accomplie, alors l’indien qui avait le plus de prestige parmi eux se levait, et à ce moment il entonnait le début de sa prédiction, et il commençait avec des pas lents à tourner autour de la place du village, en continuant son sermon, et en haussant le ton et les cris, de telle façon que des maisons et des foyers, tout le village l’entendait… Si celui qui avait prêché était un ancien, et c’était courant, l’éloge était le suivant : tu as parlé et nous a sermonné très bien, grand-père, j’ai un cœur pareil au tien… » 244 .

Les propos d’Andrés Pérez de Ribas, par la parole des Yaqui, quand il mentionne le « corazón », le cœur yaqui, se superposent au « concept endogène de cœur » de la com­munauté huichol. Aujourd’hui encore, la parole officielle des Autorités civiles ou la parole sacrée des Autorités religieuses, pour ne donner que deux exemples, transmettent à la société yaqui les paroles qui créent leur vision du monde.

Fortunato Hernández, sur le même aspect du pouvoir de la parole, écrivait : « …et leur organisation sociale (est) dominée par le pouvoir thaumaturgique des devins… leurs activités sont toutes en relation avec de mystérieuses puissances… » 245 .

Il ajoute aussi : « Aujourd’hui encore les devins (Temastianes) exercent une puissante influence sur la tribu, chargés de tout ce qui a trait au culte… ils prétendent posséder les secrets de l’avenir… » 246 .

José Patricio Nicoli, Francisco del Paso y Troncoso, mentionnent tout comme Fortunato Hernández, l’autorité des Caciques, Principales ou Sorciers instaurée par leur « art de la parole » et le pouvoir surnaturel que leur attribuait la connaissance de certaines paroles.

Roberto Acosta, Claudio Dabdoud, pour citer des auteurs plus récents, considèrent que l’autorité des Caciques n’était pas un droit héréditaire mais qu’ils étaient plutôt désignés pour leur talent de guerrier, de sorcier et d’orateur. Pour sa part, Alejandro Figueroa, fait référence à une organisation aujourd’hui disparue appelée les Susuákamem 247 qui avait pour mission de transmettre, auprès des jeunes, la parole ancestrale du peuple yaqui. Ed­ward Spicer, toujours à propos de « l’art de la parole », mentionne un groupe d’anciens, les Yo’otui, qui était l’expression ultime de la sagesse yaqui. Palemón Zavala Castro et Volker Schüler-Will, s’intéressant aux différents niveaux de langues dans la communauté yaqui, nous parlent de la « Tutuli no’ocam » 248 , la « parole harmonieuse », que cer­tains membres de la communauté maîtrisent avec art.

Enfin, Alfonso Fabila signale la façon dont il a assisté à l’intervention d’une Autorité militaire yaqui « qui prononça un discours plein d’éloquence et de mysticisme dans lequel il leur transmettait le message de leurs ancêtres et leur recommandait comme un devoir sacré pour tout yaqui de sacrifier sa vie si cela était nécessaire, plutôt que de permettre qu’on leur retire la terre » 249 .

J’insiste sur ce point de « l’art de la parole », avec ces nombreuses citations, afin de montrer que les sociétés tribales semi-nomades du nord-ouest du Mexique possédaient aussi des structures d’organisation guerrière, sociale et politique 250 .

La mention faite par les chroniqueurs, les ethnographes et les autres interlocuteurs, des Ietchim, Júu Swari, Yo’otui, Jitebií, Papas ou Nopapas 251 , Cobanahua, Junak eame, etc., démontrent, avant tout, qu’une vision trop réduite de la société yaqui, laisserait de côté un nombre important d’interrogations sur la réalité de ce que devait être, par exemple, le véritable système religieux des Yaqui.

Alejandro Figueroa écrivait à ce propos : « …il est impossible de faire une reconstruction du système religieux yaqui. Les seules sources qui existent pour cela sont celles que donnent les missionnaires et ces derniers ne consignaient qu’une information trop générale » 252 .

Aujourd’hui encore, « l’art de la parole » est un élément fondateur des structures politiques et religieuses des Yaqui car, pour reprendre le propos de Carlos Montemayor :

« …la tradition orale, comprise comme un art de composition, a des fonctions précises, en particulier celle de conserver des connaissances ancestrales à travers des chants, des prières, des exhortations, des discours ou récits, qui transmettent et reflètent… la persistance du monde religieux et artistique préhispanique » 253 .

D’ailleurs, l’ethnographe qui voudrait compiler tous les chants du Maáso (à peu près 90 chants) est tributaire de l’accord (qu’il se verra le plus souvent refuser) que les Autorités et les Maásobuikame pourraient lui accorder pour effectuer ses enregistrements et prises de notes. L’art de la parole, chez les Yaqui, j’ai pu en être témoin (sans en comprendre le moindre mot) lors de mon séjour à Huírivis quand le Pajkoola mayor, pendant les cérémonies de la Waehma et dans la fonction qui lui incombait, devait faire « acte de parole ».

Le Pajkoola amorçait alors son jeu de scène par une prière dirigée aux forces de la nature comme celles des crapauds et des lézards 254 . Edward H. Spicer signale à ce propos, que les Pajkoola utilisent un niveau de langage très elliptique et poétique 255 qui fait dire à García Wikit que le Pajkoola n’est pas seulement la représentation d’une danse mais la formulation d’une « littérature parlée » 256 .

Cet « acte de parole » les Yaqui le nomment le jinabaka 257 , c’est-à-dire le « discours des Pajkoola », qui fait référence à la façon dont le Pajkoola utilise le langage ; un langage qui peut être des plus raffinés, quand il prononce une prière ou un salut, un alla’éwame, mais aussi des plus obscènes quand il raconte des histoires. Le Pajkoola insère donc des niveaux de discours différents avec, en plus du alla’éwame, le lioj bwanía, qui sert à « remercier » Dieu et ceux qui organisent le Pahko.

Les Pajkoola viennent d’un autre monde, d’un monde avec une parole qui s’exprime par la langue et les mots de ce monde autre, celui du huya aniya 258 .

Le dernier « acte de parole » du Pajkoola mayor à Huírivis, celui qui annonce le temps du repos mérité pour les danseurs, il l’a exprimé vers trois heures du matin quand, malgré la fatigue, le Pajkoola a parlé pendant plus d’une heure. La solennité de sa parole, dans le silence de la nuit, se reflétait sur le visage des Autorités et des membres de la communauté, qui à la fin du discours l’ont ponctué, comme tous les autres, en prononçant le mot Ehui, qui veut dire « Oui » 259 .

Pour donner un dernier exemple, sur l’importance de la parole, le mythe de la « Légende yaqui des prédictions » 260 donne au Mago Chapulín, la « Sauterelle magicienne », le pouvoir, entre autres, de la parole, mais des paroles énigmatiques dont on ignore encore de nos jours le sens. Dans la mythologie yaqui, les animaux, le Kuta nokame, mais aussi certaines plantes comme le jiak biba 261 , font « acte de parole » pour apporter aux Surem, par exemple, la parole du futur.

Notes
240.

Cf. 2ème et 3ème partie.

241.

Christian Duverger, La Méso-Amérique, op. cit., p. 473.

242.

Ibid., p. 72. Ce qui est aussi très troublant c’est que le tlatoani « est toujours représenté avec l’attribut de la parole, sous la forme d’une volute. Cette volute de la parole peut être ornementée de plumes précieuses ou de fleurs pour exprimer la qualité de cette parole ».

Nous aborderons plus tard l’importance de la notion de « fleur » pour les Yaqui.

243.

« León-Portilla souligne la richesse et la variété des diphrasismes utilisés par les tlahtolli… », par exemple « …les Huetlahtolli récités par un Tecuhtlahto en relation avec l’obéissance que le peuple doit à son tlahtoani et l’histoire de Quetzalcóatl racontée dans le Codex Florentino », Amos Segala, Literatura Nahuatl. Fuentes, Identidades, Representación, Grijalbo, 1990, p. 141.

244.

« Celebrada esa acción, luego se levantaba el indio de más autoridad entre ellos, y desde allí entonaba el principio de su predicación, y comenzaba a paso lento, a dar vueltas a la plaza del pueblo, prosiguiendo su sermón, y levantando el tono y los gritos, de suerte que desde sus casas y hogueras le oían todo el pueblo… Si era viejo el que había predicado, que ordinariamente lo son, el aplauso era éste : has hablado y amonestádonos muy bien, mi abuelo, yo tengo un mismo corazón con el tuyo… », Andrés Pérez de Ribas, tomo 2, op. cit.,pp. 140-141.

245.

« …y su organización social (está) dominada por el poder taumatúrgico de los agoreros… sus industrias están todas relacionadas con misteriosas potencias… » Fortunato Hernández, Las razas indígenas de Sonora y la guerra del yaqui, Ed/ J. de Elizalde, México, 1902, p. 88.

246.

« Aún ejercen poderosa influencia sobre la tribu los agoreros (Temastianes) que encargados de todo lo relativo al culto… pretenden poseer los secretos del porvenir… », Fortunato Hernández, Las razas indígenas de Sonora y la guerra del yaqui, op. cit., p. 90.

247.

Cf. 2ème partie.

248.

Palemón Zavala Castro, Apuntes sobre el dialecto yaqui, Ed. Gobierno del Estado de Sonora, INAH, 1989, p. 5.

249.

« …pronunció un discurso elocuente y lleno de misticismo en que les transmitía el mensaje de sus antepasados, recomendándoles que era deber sagrado de todo yaqui sacrificar la vida si era necesario, pero no permitir que les quitaran las tierras », Alfonso Fabila, Las tribus yaquis de Sonora . Su cultura y anhelada autodeterminación, INI, México, 1978, p. 210.

250.

Jean Cazeneuve, dans son livre sur les Zuñi, fait une remarque similaire sur les contradictions apparentes dans les rapports des chroniqueurs de l’époque ; il écrit : « Sur l’organisation politique de cette tribu, les rapports de Castaneda, ainsi que le constate Bandelier, sont contradictoires. Parlant d’une autre tribu, il écrit que ces Indiens sont gouvernés comme ceux de Cíbola par un conseil de vieillards et qu’ils ont des gouverneurs et des capitaines ; mais plus loin, lorsqu’il décrit les mœurs des habitants de Cíbola, il affirme qu’ils n’ont pas de caciques réguliers … ni de conseils de vieillards. Il ajoute cependant un détail intéressant : Ils ont, dit-il, des prêtres qui prêchent ; ce sont des gens âgés ; ils… font un sermon au moment où le soleil se lève. Le peuple s’assied alentour et garde un profond silence ; ces vieillards leur donnent des conseils sur leur manière de vivre ; je crois même qu’ils ont des commandements qu’ils doivent observer… ». En définitive, dit Jean Cazeneuve, « …comme le pense Bandelier, l’état politique des Zuñis était à cette époque ce qu’il est encore aujourd’hui, à savoir une démocratie… guidée par les avis et les oracles des organisations religieuses ». (Cf. Jean Cazeneuve, Les Indiens Zuñis. Les dieux dansent à Cíbola, Ed. du Rocher, 1993, p. 22).

251.

Cf. 2ème et 3ème partie.

252.

« Sin embargo, es imposible hacer una reconstrucción del sistema religioso yaqui. Las únicas fuentes que existen para ello son las proporcionadas por los misionarios y éstos sólo consignaban una información muy general », Alejandro Figueroa, « Los que hablan fuerte. Desarrollo de la sociedad yaqui », Noroeste de México, n° 7, Centro Regional del Noroeste, INAH, SEP, Hermosillo, 1985, p. 35.

253.

« …la tradición oral, entendida comme arte de composición, tiene funciones precisas, en particular la de conservar conocimientos ancestrales a través de cantos, rezos, conjuros, discursos o relatos, que transmiten y reflejan… la persistencia del mundo religioso y artístico prehispánico », Carlos Montemayor, Arte y plegaria en las lenguas indígenas de México, op. cit., p. 7.

254.

Edward Spicer, Los Yaquis. Historia de una cultura, op. cit., p. 134.

255.

Mais aussi pittoresque et obscène.

256.

Par exemple le « jeu du canari » est une forme de récit interprété, pour commencer l’un des cycles (trois en tout) des fêtes de la Passion qui consiste à adresser une prière aux quatre directions (Nord, Est, Sud, Ouest). La prière est en fait une demande adressée aux animaux, aux montagnes, aux personnes, etc. qui se trouvent dans la direction mentionnée.

257.

Information transmise par Manuel Carlos Silva.

258.

Cf. 2ème et 3ème partie.

259.

Toutes les interventions orales du Pajkoola mayor, au cours des rituels de la Waehma, sont ponctuées par les autres participants de la cérémonie par Ehui.

260.

Cf. 2ème et 3ème partie.

261.

Cf. 2ème partie.